« Rapport de l'Inserm préconisant le repérage des troubles des conduites chez les bambins dès 30 mois, réforme de la protection de l'enfance aboutissant à une loi imminente (2), projet de loi de prévention de la délinquance à forte empreinte répressive qui propose en outre de refondre les parts respectives de l'éducatif et du pénal dans l'ordonnance de 1945 (3)... Les connexions sécuritaires entre ces différentes initiatives sont manifestes : des proto-délinquants de l'école maternelle à la responsabilisation - le plus souvent, la culpabilisation - des familles, massivement des classes populaires. Une nappe de prévention précoce s'étend partout, sorte de «ritalinisation» (4) généralisée des désordres sociaux. Des contestations disperses, quoique en élargissement constant, prennent au sérieux ces offensives contre ce qui reste de l'Etat providence. Si personne ne nie que de nouvelles questions sont à traiter, et de nouveaux dangers à maîtriser, les orientations et la teneur des politiques néolibérales en cours d'implantation ont de quoi inquiéter.
Notamment la confusion entre prévention de la délinquance et protection de l'enfance, la collusion entre tutelles administratives, instances politiques (dont l'extension des pouvoirs des maires) et pratiques sociales et médico-sociales. Brouillage de leurs spécificités respectives, leurs frontières devenant floues, avant tout aux yeux des publics censés en bénéficier. Si les itinéraires scolaires et familiaux des individus et des groupes, leur statut juridique et d'emploi relèvent du «secret partagé» entre travailleurs sociaux, médico-sociaux, magistrats, élus locaux, les uns et les autres risquent de se retrouver dans des situations inextricables. Au grand dam des premiers, au demeurant. Sans oublier l'alourdissement incontestablement contre-productif de leurs charges de travail.
Parce que l'affaire est grave, la rigueur théorique est de mise : les positions défensives deviennent d'autant plus offensives qu'elles reposent sur des diagnostics assurés. Pour y contribuer, je propose de faire un pas de côté : mise en perspective de quelques idées reçues, ouverture à des pistes de travail.
Protection de l'enfance et prévention de la délinquance ne relèvent sans doute pas du même registre, ni ne mobilisent des logiques identiques. Moyens et objectifs diffèrent grandement. Mais ce ne sont pas des dispositifs étanches l'un à l'autre, des mondes tournant en circuit fermé. Leurs visées diffèrent, mais pas complètement. Leurs rôles sont hétérogènes, mais pas partout et pas toujours.
Ni identiques, ni étanches : deux catégories également significatives qu'il convient de garder simultanément en vue, sous peine de se fourvoyer dans des impasses. Ou de se donner bonne conscience à peu de frais.
Soit la protection de l'enfance. Celle-ci mobilise des modèles, références, prescriptions, représentations, idéaux - liés à des idéologies, à des théories scientifiques ou supposées telles, aux évolutions (et involutions) des politiques sociales, aux mutations de la société. Parce que des modèles institutionnels accueillent la situation objective et subjective des familles, jamais cette situation ne suffit à déclencher des interventions, ni à les arrêter. C'est ce que montre l'ASE : aide sociale à l'enfance, cet idéal dont on cherche à rapprocher les enfants en chair et en os. C'est à réduire la distance entre les enfants et l'Enfance que les professionnels s'emploient. Cela dit, sans modèles, pas de dispositifs, d'institutions, de pratiques. Pas non plus d'enfants ni d'Enfance. Références et référentiels restent donc nécessaires, indispensables.
Combien est alors dérisoire cette illusion du désintérêt, d'après lequel il s'agirait de protéger les enfants - en fait, certains enfants - par pure compassion, selon leurs besoins intrinsèques et leur développement harmonieux, en négligeant toutefois que besoins et développements sont minimisés, majorés, et même fabulés à partir de référentiels, d'hypothèses tout au plus plausibles, de constructions socio-historiques périssables et révisables. En négligeant également que de puissants lobbies tiennent au marché matériel et symbolique de l'enfance, de la jeunesse, de la famille. En négligeant, enfin, que, comme partout ailleurs, les intervenants sont loin de maîtriser leurs investissements conscients et inconscients : notamment dans le champ de l'enfance, la professionnalité n'a jamais aboli la libido. En fait, ces négligences s'avèrent parfaitement inquiétantes : plus modèles et idéaux sont supposés évidents et plus ils fonctionnent comme des vérités révélées, indiscutables. Comme si un seul idéal de parentalité était légitime, une seule réalité familiale, une seule enfance. Comme si la normalité existait en soi, en dehors des conjonctures sociales qui ne cessent de la remodeler.
Or, dès que la protection de l'enfance est pratiquée sous l'illusion du désintérêt, dès que les experts s'érigent en porte-parole attitrés de «l'intérêt de l'enfant», la prévention de la délinquance n'est pas loin. Une certaine prévention, en particulier. Celle qui vise des comportements dont la dangerosité réelle relève au premier chef des dangers imaginaires que ces comportements viendraient éventuellement alimenter.
Protection et prévention convergent quand elles s'adressent à des mineurs : personnes qui, vu leur âge, leur statut social, leur mode de vie, leur genre, manquent de repères quant à ce qu'il convient de faire et de penser. L'âge y représente une variable saisonnière : tous les mineurs ne sont pas au-dessous de 18 ans. D'où le statut drolatique de «jeune majeur» (jeune, donc quelque peu mineur à protéger ; majeur, donc capable de se protéger tout seul). D'où, aussi, une prévention de la délinquance soucieuse des agressions commises par des jeunes, et nullement de celles dont ils sont l'objet, s'attaquant aux délinquants virtuels bien plus qu'à ce qui rend la délinquance possible. Cette protection et cette prévention construisent du «minorât», soit des sujets qui ne sachant pas ce qui est bon pour eux et pour leur entourage il faudra prendre par la main et/ou par le collet, des sujets par définition dépendants, guère ou nullement autonomes, puisqu'il s'agit d'infans (5)...
Les remarques ci-dessus n'épuisent ni la protection de l'enfance ni la prévention de la délinquance, l'une et l'autre étant indispensables, - mais pas à n'importe quel prix. D'où l'importance de ne pas simplifier les enjeux. A propos, notamment, de l'actuel ministre de l'Intérieur, on rappellera que ce n'est pas une personne isolée, obnubilée par une course effrénée à la présidence de la République. C'est un courant puissant, une doctrine fort répandue qui, par conséquent, ne loge pas uniquement Place Beauveau, ni dans la seule UMP. C'est pourquoi j'ai ponctué quelques convergences entre protection de l'enfance et prévention de la délinquance : nombre d'éléments sont communs à l'une et à l'autre. Non seulement à cause des réformes en cours, mais également en fonction de leurs orientations respectives, de leurs propres dynamiques internes. Différentes par leur nature, solidaires par certains de leurs fonctionnements. Ce n'est pas seulement leur confusion qui est aujourd'hui visible, mais aussi, et surtout, leur complicité intrinsèque.
Ce n'est pas une raison pour approuver les réformes en cours. C'est une raison pour ne pas crier au scandale. Car aucune instrumentalisation ne se profile de la protection de l'enfance, ni du travail social en général, qui jusque-là aurait soi-disant vécu en état de lévitation sociale et politique, garante farouche des droits de l'Enfance éternelle. Pas d'instrumentalisation, mais réagencement néolibéral des politiques sociales, publiques et privées. Le ministère de l'Intérieur n'en détient nul monopole.
Certaines contestations seraient-elles scandalisées par le rappel - explicite dans le projet de loi de prévention de la délinquance - de l'incontournable dimension idéologique et politique au coeur de la prévention de la délinquance autant que de la protection de l'enfance, y compris dans le face-à-face singulier avec des enfants et des familles ? Retour de refoulé dans les interventions sociales et médico-sociales, oublieuses de ce fait que si des personnes ont des problèmes ceux-ci ne sont pourtant pas que personnels... ?
Du coup, une certaine rengaine humaniste se trouve sévèrement déstabilisée. Jadis à l'honneur de l'action sociale et médico-sociale, c'est aujourd'hui devenu une entrave à la prise en compte de la précarisation des familles et de l'accroissement des vicissitudes des jeunes. Le néolibéralisme, loin de constituer un simple contexte, travaille chacun et chacune dans son intimité même, au coeur de sa subjectivité. Est aujourd'hui questionné, pas tant l'idéal passablement métaphysique de l'humain que, avant tout et surtout, le sort d'humains datés et localisés, avec leurs appartenances sociales et culturelles, leurs configurations psychiques, les trouvailles qu'ils inventent pour se supporter dans le monde tel qu'il va. Se déprendre quelque peu de l'humanisme aide à être plus proche des humains réels. Déprise à assumer sur le terrain des pratiques concrètes, du labeur quotidien, et que la clinique de l'action sociale et médico-sociale ne saurait nullement esquiver ou psychologiser à outrance.
Vigilance et résistance restent de mise. A l'égard des méchants de l'extérieur autant que des bonnes âmes de l'intérieur. Plus que jamais le débat argumenté s'impose, condition minimale de ce qu'on appelle, paraît-il, la démocratie. »
(1) Dernier ouvrage paru Pourquoi le travail social ? définition, figures, clinique -Ed. Dunod, réédition 2005 - Voir ASH n° 2373 du 17-09-04, p. 29.
(3) Voir ASH n° 2462 du 30-06-06, p. 5 et ce numéro, p. 34.
(4) De Ritaline, médicament utilisé pour traiter les troubles déficitaires de l'attention avec hyperactivité chez l'enfant.
(5) C'est pourquoi le ministre de l'Intérieur conditionne la régularisation de quelques enfants sans papiers au fait qu'ils n'aient pas de lien avec le pays dont ils ont la nationalité (voir ASH n° 2460 du 16-06-06, p. 15) : gage hautement aléatoire d'intégration et chance parfaitement réelle de névrose galopante ! Ou encore : l'actualisation de la prévention de la délinquance serait rendue nécessaire, entre autres, parce que « les enfants de 1945 n'ont rien en commun avec les colosses encapuchonnés de 18 ans des cités » ; les premiers, nécessairement frêles et fragiles, relèvent de l'Enfance, tandis que les seconds sembleraient hors gabarit.