Recevoir la newsletter

Faire bouger les frontières pour combattre l'impuissance

Article réservé aux abonnés

Le constat n'est pas nouveau. De séminaires en états généraux, livres blancs ou sombres cahiers de doléances le répètent à l'envi : il faut mettre un terme au gigantesque ping-pong entre la psychiatrie et le social, dont les usagers font les frais. Reste, cependant, à sortir du lamento pour ajuster les réponses aux difficultés des sujets en souffrance. Ici ou là, des professionnels du soin et de l'accompagnement social s'y emploient, allégeant, du même coup, le fardeau de leurs impuissances respectives.

Du côté des pouvoirs publics, les incitations à la coopération ne manquent pas. La prise en charge des personnes présentant des troubles psychiques doit « plus reposer sur l'action conjointe et coordonnée que sur la coexistence ou le caractère strictement alternatif des dispositifs », stipule à nouveau la circulaire du 30 mars 2006 relative à la mise en oeuvre du plan « psychiatrie et santé mentale » (1). Mais, d'évidence, l'intelligence collective ne se décrète pas et la culture du saucissonnage continue à faire obstacle au développement de projets de vie et de soins qui se conjuguent aux besoins des usagers.

Le diagnostic de Laurent El Ghozi est sévère. « Travailleurs sociaux, psys, élus locaux, nous sommes collectivement en situation d'échec face à l'envahissement de l'espace public par la souffrance psychosociale, qu'elle soit ou non associée à une pathologie psychiatrique », déclare ce médecin, responsable du service des urgences du centre d'accueil et de soins hospitaliers de Nanterre (Hauts-de-Seine) et maire-adjoint de la commune, chargé de la santé, de la prévention et des personnes handicapées (2). Echec face aux enfants souffrants, aujourd'hui affublés « de l'étiquette «troubles du comportement» - prémices à une délinquance inéluctable - dont les parents sont responsables mais que les psychotropes vont faire disparaître ». Echec face aux familles fragiles, isolées, reléguées, sans travail et loin du soin. Echec face aux auteurs de violences et désordres sociaux « que l'on souhaite pouvoir enfermer plus facilement, quand bien même ce ne sont parfois que des patients abandonnés qui trouveront seulement en prison le temps et les moyens d'être soignés ».

Mais à l'inacceptable, nul n'est tenu de se résigner, arc-bouté sur la défense jalouse de son pré carré et d'un secret professionnel ou médical qui vise à protéger l'usager, pas à empêcher la rencontre des intervenants soucieux de mieux l'aider. Pour avancer sur la voie de la concertation, il n'y a pas 36 chemins, affirme Laurent El Ghozi. Il faut commencer par « reconnaître humblement notre impuissance si nous restons isolés. Puis, accepter le regard et l'apport de l'autre aux compétences différentes. Enfin, échanger autour de ce qui peut être utile au sujet, afin de mettre en commun la petite part de solution que chacun détient. »

Telle est la vocation du Réseau ouest sanitaire médico-éducatif et social du Val-de-Marne (Rosmes 94), qui s'est constitué pour mieux répondre aux besoins thérapeutiques, éducatifs et/ou sociaux d'enfants et d'adolescents du département. Fruit du rapprochement de neuf structures de proximité (3), dont huit sont situées dans le même secteur de psychiatrie infanto-juvénile, ce partenariat a été officialisé, il y a deux ans et demi, par la signature d'une charte. La direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS), qui l'a avalisée, finance les postes-clés de deux coordinatrices à temps partiel : Sylvie Loichet, éducatrice spécialisée rattachée à une structure médico-sociale, et Christine Charpentier, psychiatre du secteur infanto-juvénile. Dans l'ensemble du réseau, explique Sylvie Loichet, les partenaires accueillent des enfants de 0 à 20 ans, présentant des troubles psychiques ou une déficience intellectuelle associés ou non à un handicap moteur. « Que ces jeunes aient besoin à court, moyen, ou long terme, d'une prise en charge spécialisée relevant uniquement, alternativement ou conjointement du sanitaire ou du médico-social, il s'agit de n'en laisser aucun sans solution. » Ce qui est loin d'aller de soi, tant en raison du manque de place dans les institutions, que des réticences dont les partenaires peuvent faire preuve devant certaines admissions. A cet égard, le réseau est un tiers facilitateur, mais il n'a aucun pouvoir de décision. « Notre rôle, précise Christine Charpentier, est d'examiner le parcours des enfants dont les dossiers nous sont soumis par la commission des droits et de l'autonomie des personnes handicapées avec accord de la DDASS, ou par les membres du réseau. » Ruptures brutales de prise en charge, accompagnement insuffisant ou inadapté, orientations difficiles ou impossibles : l'objectif est d'identifier les problèmes rencontrés pour tenter d'y remédier. A ce jour, 20 dossiers ont fait l'objet d'une telle expertise. Neuf fois sur dix, les jeunes sans solution sont des garçons. Nombre d'entre eux, déscolarisés après un passage à l'acte et en grand échec scolaire, se retrouvent à un moment donné dans la nature sans qu'il y ait jamais eu de diagnostic et/ou de soins. « Ces situations-là vont souvent de pair avec un contexte familial ou social difficile, qui fait passer au second plan la réalité des difficultés psychiques des jeunes », note Christine Charpentier. Cette approche globale des cas complexes ne débouche pas toujours sur une proposition, mais elle permet a minima de relancer un processus de réflexion commune à même de sortir les « indésirables » de l'oubli. Cependant, les coordinatrices ne le cachent pas : les résistances et la tendance au repli sur son institution sont encore très présentes. Aussi est-il essentiel de travailler sur les représentations que les différents professionnels se font de leurs rôles respectifs par rapport au profil des jeunes.

Les intervenants des structures sanitaires et sociales doivent cesser de se vivre comme des obstacles mutuels, voire des puits d'incompétence, estime aussi Jacques Riffault, directeur pédagogique de l'Institut régional du travail social Ile-de-France Montrouge/ Neuilly-sur-Marne. Pour faire sauter les a priori, les formations interprofessionnelles constituent des outils précieux. Celle que le pédagogue a réalisée il y a six ans autour de la santé mentale et de la lutte contre les exclusions, avait été expressément initiée par la DRASS dans l'objectif de « dépasser les enjeux corporatistes et de favoriser le travail en réseau ». L'action regroupait une large palette de professionnels : infirmiers travaillant en psychiatrie, psychologues exerçant en centre médico-psychologique, services hospitaliers ou structures de lutte contre la toxicomanie, travailleurs sociaux intervenant dans le champ du soin, de l'hébergement ou de l'insertion, et emplois-jeunes assurant une présence sociale dans la rue auprès des personnes sans attache institutionnelle. « Ce qui réunissait tous ces acteurs, explique Jacques Riffault, était l'impossibilité de trouver, à partir de leurs seules compétences et des ressources propres à leur institution, un ajustement adéquat aux besoins des publics en grande difficulté psychique ou sociale qu'ils rencontraient. » En termes d'interconnaissance et d'échange des savoirs « expérientiels » ou disciplinaires, ce genre de démarche est du plus haut intérêt, estime Jacques Riffault. Non pas qu'il s'agisse de faire émerger un nouveau type de professionnel à même de répondre à l'ensemble des besoins des personnes en situation de grande précarité. Mais parce qu'à se frotter aux autres, chacun voit sa professionnalité suffisamment confortée pour pouvoir faire jouer les complémentarités sans craindre d'y perdre son identité.

Dans le même esprit, une formation interprofessionnelle de grande ampleur s'est déroulée, en 2003 et 2004, dans le Nord-Pas-de-Calais. Elle a touché les 60 secteurs de psychiatrie générale de la région et l'ensemble des institutions sociales qui y sont implantées (CHRS, CCAS et services sociaux du département). C'est la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS) qui avait fait remonter les besoins des intervenants sociaux, extrêmement démunis et eux-mêmes en souffrance face à la détresse des personnes qu'ils accueillent et aux difficultés rencontrées pour travailler avec les équipes de psychiatrie. Deux années ont été nécessaires pour aboutir à la mise en oeuvre de cette formation commune financée dans le cadre du programme régional d'accès à la prévention et aux soins (PRAPS). Détachées à mi-temps pour conduire l'action, Lydie Leroy, chargée de mission santé à la FNARS, et Monique Lips, cadre socio-éducatif de l'établissement public de santé mentale d'Armentières (Nord), ont pris leur bâton de pèlerin pour sensibiliser tous les chefs de service et directeurs des structures concernées. Quinze groupes d'une vingtaine de professionnels ont pu être constitués, composés à parité de soignants et de travailleurs sociaux - infirmiers de secteur psychiatrique, assistants sociaux et éducateurs majoritairement. Tous ont suivi un cursus réparti sur une année avec plusieurs modules de formation, dont un stage croisé de cinq jours. Malgré de grandes réticences initiales, celui-ci a vraiment constitué le moment fort de la démarche, souligne Monique Lips. Sans avoir toujours été bien accueillis dans les services de soin, les travailleurs sociaux y ont notamment découvert la palette de réponses que la psychiatrie développe en dehors de ses murs, alors qu'ils connaissaient essentiellement l'hôpital et le centre médico-psychologique. Quant aux infirmiers, ils ont été étonnés de la qualité de l'accueil proposé aux publics dans le secteur social, en particulier dans les CHRS qui disposent pourtant de moyens encore inférieurs aux leurs. Résultat ? Les groupes ont souhaité poursuivre le travail pour instaurer, dans les différents territoires, des réseaux précarité-santé mentale durables. Accompagné par l'une ou l'autre des coordonnatrices, chacun d'entre eux s'est attelé à l'élaboration d'une charte déclinant les objectifs et les modalités de fonctionnement de ces rapprochements et, fin mai 2006, la rédaction des 15 conventions était quasiment achevée. Il reste bien sûr à voir ce que ces engagements donneront dans le temps. Cependant, au vu des habitudes de contact développées entre les participants, Monique Lips ne met pas en doute l'intérêt de telles unions.

Savoir passer la main

En tout état de cause, aucun couple n'est à l'abri des conflits. Mais ces derniers ne sont pas forcément rédhibitoires, assure Marie-Christine Cabié, responsable du pôle psychiatrie du centre hospitalier de Melun (Seine-et-Marne). Telle est l'une des leçons dégagées par la psychiatre d'une expérimentation qui a débuté au printemps 2002 : la mise en place d' appartements avec gouvernantes pour permettre à des personnes ayant un handicap psychique de vivre dans la cité (4). Cette initiative est partie de l'hôpital. Mais elle n'a pu se pérenniser qu'à partir du moment où les soignants ont accepté de ne plus tenir le premier rôle. Ils continuent à entourer de leurs bons soins les résidents et les gouvernantes. Cependant, les uns et les autres sont sortis de leur giron. Aux termes de la convention passée avec le centre hospitalier, c'est désormais l'Association de services et de soins à domicile de la région melunaise qui porte le projet. Aujourd'hui, 18 adultes, à raison de trois co-locataires par logement, ont quitté le statut de patients. Ils seront rejoints, en septembre, par six nouveaux résidents.

De telles réussites sont moins rares qu'on veut bien le dire, souligne François Roche, directeur de l'unité de formation des travailleurs sociaux de Vic-le-Comte (Puy-de-Dôme) et président du groupe de travail du Conseil supérieur du travail social qui a étudié les formules allant dans le sens d'un décloisonnement entre le sanitaire et le social (5). Celui-ci est possible, et le jeu en vaut la chandelle, affirme François Roche avec conviction. Tout indiqué pour mieux prendre en compte la globalité des besoins des usagers, le partenariat constituerait également un bon remède contre la morosité professionnelle.

Notes

(1) Voir ASH n° 2457 du 26-05-06, p. 13.

(2) Lors du forum intitulé : « Action sociale et santé mentale : mariage d'amour ou mariage arrangé ? », organisé les 30 et 31 mai par l'IRTS Ile-de-France Montrouge/Neuilly-sur-Marne et la Mission nationale d'appui en santé mentale, en partenariat avec l'Ecole supérieure de travail social (ETSUP) - IRTS : 1, rue du 11-Novembre - 92120 Montrouge - Tél. 01 40 92 35 01 - Voir aussi L'articulation du sanitaire et du social ; travail social et psychiatrie - Marcel Jaeger - Ed. Dunod, 2006 (2e édition) - 26 € .

(3) De type centre hospitalier, centre médico-psychologique, centre médico-psycho-pédagogique, institut médico-éducatif, institut médico-professionnel, externat médico-pédagogique.

(4) L'expérience est inspirée du dispositif des « familles gouvernantes » instauré, à Reims, par l'UDAF de la Marne - Voir ASH n° 1998 du 22-11-96, p. 19.

(5) Voir ASH n° 2448 du 24-03-06, p. 38.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur