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L'éducation à l'épreuve de la politique de zonage et de l'immédiateté

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De plus en plus nombreux et de plus en plus jeunes, les adolescents difficiles mettent à mal les intervenants sociaux. Comment amener ces publics à se projeter ailleurs que dans le présent ? Est-il encore possible d'éduquer dans la société d'aujourd'hui ? Oui, défendent Jean-Marie Petitclerc et Didier Bertrand. A condition, estime le premier, éducateur spécialisé et directeur d'association, que l'on permette à ces jeunes de faire l'apprentissage de la mobilité et que l'on refonde la politique de la ville. Quand au second, directeur d'un service d'accueil d'urgence, il juge nécessaire de réexaminer notre rapport au temps pour redonner du sens à la relation éducative.
« Penser la mobilité comme clé de l'insertion »

Jean-Marie Petitclerc directeur de l'association Le Valdocco et chargé de mission auprès du président du conseil général des Yvelines

« Alors qu'un calme apparent est revenu dans les cités, sans qu'aucun problème de fond n'ait été véritablement résolu (il suffirait de deux éléments déclencheurs rapprochés pour que la situation s'enflamme de nouveau), il est urgent de prendre le temps de l'analyse (1). Voici que la génération qui a bénéficié depuis sa naissance de politiques prévues pour réduire les écarts (politique de la ville, politique d'éducation prioritaire) s'est révélée la plus offensive par rapport aux institutions du pays. Cherchons l'erreur !

L'hypothèse que j'effectue réside dans le fait que toutes ces politiques ont été conçues selon le concept de zonage. Il s'est agi d'essaimer des moyens pour les institutions, scolaires et autres, ainsi que pour les associations oeuvrant dans ces quartiers. Mais une telle politique n'a absolument pas réussi à enrayer le phénomène de ghettoïsation, aux répercussions si néfastes en termes de vivre ensemble.

Le principal problème posé par ces quartiers ne réside-t-il pas justement dans l'absence de mobilité des populations y vivant ?

Alors qu'existait jusque dans les années 70 une certaine mixité dans les centres villes, les politiques de logement mises en place consistent à rassembler à la périphérie des centres urbains les populations aux statuts économiques les plus précaires. Et il a suffit d'une génération, de la perte d'une fonction essentielle, le travail, pour que ces quartiers deviennent des territoires d'exclusion. Avec la massification du chômage, les grands ensembles sont devenus des grands «à part».

Cette politique stigmatisante du logement s'est doublée d'une politique stigmatisante de l'éducation, liée aux conséquences désastreuses de la carte scolaire : les enfants des adultes défavorisés de ces quartiers condamnés à ne plus rencontrer que des enfants dont les parents éprouvent les mêmes difficultés.

La carte scolaire constituait une bonne mesure lorsqu'il existait une mixité sociale sur le territoire : les enfants de l'agriculteur, du médecin, du notaire fréquentaient le même collège.

La carte scolaire : « une terrible mesure »

Mais la carte scolaire, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, est devenue une terrible mesure dans les quartiers où a disparu cette mixité sociale, en particulier dans les cités sensibles : l'enfant condamné par la loi à être scolarisé avec celui qui le rackette, l'adolescent condamné par la loi à être scolarisé avec les copains de la bande avec lesquels il ne cesse de rigoler ! Tout le monde sait que, dans de telles conditions, il ne travaillera pas, mais la loi l'y oblige ! Et l'on sait parfaitement que ce sont toujours les populations les moins favorisées qui auront le moins de facilité pour recourir à des dérogations.

La grande différence entre un collège de centre ville et un collège de zone d'éducation prioritaire réside dans le fait que dans le premier, il est encore valorisant d'être premier de classe, alors que dans le deuxième, en particulier pour le garçon, c'est fort dangereux. Il est en effet automatiquement étiqueté «intello», «bouffon», et doit affronter alors la violence de ses condisciples. Combien je connais personnellement d'adolescents qui auraient tous les moyens d'être premiers de classe, mais qui se l'interdisent de peur d'être complètement isolés ! C'est le phénomène qu'Alain Bentolila (2), ce grand linguiste, qualifie de «tribalisation de l'échec scolaire» : l'adolescent revendique l'échec scolaire comme signe d'appartenance à sa tribu. Lorsqu'un tel climat se développe dans une classe, même avec les meilleurs enseignants, disposant d'un maximum de moyens, l'échec massif est au rendez-vous. Car l'enseignant ne saura aider à progresser que l'enfant qui veut réussir. Que peut-il faire face à celui qui revendique l'échec pour sauver ses alliances ? Et l'on sait l'importance, à l'âge de l'adolescence - et c'est justement celui des collégiens -, de l'image vis-à-vis des pairs.

Lorsque, dans notre pays, on a scolarisé les enfants des paysans, on ne les a pas rassemblés dans un collège en plein champ ! On a financé un système de bus, permettant aux enfants de la campagne d'être scolarisés avec ceux des villes et de construire ensemble l'avenir de notre pays.

Il s'agit vraiment d'une aberration française que de vouloir scolariser en bas des tours tous les enfants des tours ! Lorsqu'arrive pour certains l'âge du lycée, beaucoup le choisissent alors non pas en fonction de leurs aspirations, ni en fonction des débouchés possibles, mais en fonction de la proximité du quartier. Et s'ils trouvent un emploi nécessitant un changement de correspondance dans les transports publics, ils ne le prennent pas !

Une telle absence de mobilité se révèle aujourd'hui être un véritable handicap pour l'insertion sociale et professionnelle des jeunes de ces quartiers.

Je connais des adolescents de 15 ans, nés à Argenteuil (commune située à une quinzaine de kilomètres de Paris) que notre équipe éducative emmène pour la première fois dans la capitale (alors qu'il existe un train tous les quarts d'heure !). Une part importante de la jeunesse de ces quartiers est véritablement scotchée dans les cages d'escalier !

Il me semble que nous pouvons établir un lien entre l'absence de mobilité dans l'espace et la difficulté à se mobiliser sur un projet d'avenir. On a vu, lors des récentes émeutes et vagues de manifestations, combien la difficulté la plus importante de la jeunesse de ces quartiers réside dans son impossibilité à se projeter dans l'avenir.

Mais la mobilisation sur un projet ne suppose-t-elle pas la mobilité ? Car il faut être un peu mobile dans sa tête pour pouvoir se projeter ailleurs que dans le présent. Et n'est-ce pas le développement de la capacité à se déplacer qui permet l'apprentissage d'une telle mobilité ?

Voilà pourquoi, dans les programmes que nous mettons en oeuvre au Valdocco en direction des jeunes les plus en difficulté sur le plan de l'insertion sociale et professionnelle, nous accordons une place toute particulière à l'expérimentation de la mobilité spatiale, sous forme de grands jeux réalisés dans la capitale à partir d'un plan de métro ou du réseau de bus. Et l'on a pu mesurer bien souvent les incidences de cet apprentissage sur leurs capacités de mobilisation sur un projet d'avenir.

Des réformes à entreprendre

Après le choc des émeutes, il est donc urgent de refonder la politique de la ville. L'éducation à la mobilité et l'expérimentation de la mixité sociale me semblent devoir constituer aujourd'hui les axes prioritaires des réformes à entreprendre.

Il s'agit donc de repenser la politique du logement. Les programmes de l'Agence nationale de rénovation urbaine vont dans un tel sens. Ils doivent intégrer cette dimension de la mobilité.

Mais il est également urgent de modifier la carte scolaire, de manière à permettre, de façon volontariste, le rétablissement d'une certaine mixité sociale, favorisant échanges et stimulations.

Plutôt que de concentrer les moyens sur les collèges en difficulté dans les quartiers sensibles, il faudrait les répartir entre les dix collèges de l'agglomération qui accueilleraient, chacun pour une part, les élèves domiciliés dans ces quartiers. Bien sûr, la fermeture de ces collèges devrait s'effectuer de manière progressive (la première année, on disperse les 6è, la deuxième, les 5è, l'opération s'étalant sur quatre ans) et devrait être accompagnée (embauche d'éducateurs spécialisés pour réguler les inévitables tensions qui existeront au début entre des groupes d'élèves qui jusqu'alors s'ignoraient).

Une telle répartition des élèves ne peut être rendue possible que par la mise en place d'une politique de transports publics adaptés à ses nouveaux enjeux.

La question de la mobilité doit être au coeur de la problématique du renouvellement urbain.

Reste une question qui ne peut être éludée en conclusion. S'agit-il de convaincre ou d'imposer ? Toute tentative d'imposition risque, à mes yeux, de développer des phénomènes d'évitements. Mieux vaut utiliser la voie de la persuasion, ce qui nécessite d'instaurer de véritables débats publics permettant d'éclairer l'opinion publique sur la richesse, en termes d'échanges, de la mixité sociale et le risque, en termes de violence, de la ghettoïsation. »

Contact : Le Valdocco - Siège social - 18, rue du Nivernais - 95100 Argenteuil - Tél. 01 39 61 20 34. E-mail : valdocco@aol.com.

« Eduquer : une exigence d'un «autre» temps ? »

Didier Bertrand directeur du service d'accueil d'urgence de l'Association « Vers la vie pour l'éducation des jeunes »

« En septembre 2004, dans son ouvrage intitulé Tout sur l'école, Alain Bentolila (3) évoquait l'insécurité linguistique à propos de cette langue dite des banlieues, des cités ou... des jeunes, réduite dans ses ambitions et ses moyens. A le lire, l'incapacité à mettre en mots sa pensée serait source de violence et engendrerait une vulnérabilité intellectuelle liée à une absence de discernement. Que dire aujourd'hui de la langue dite autorisée, celle qu'emploient les représentants du peuple, élus ou gouvernants, prompts à utiliser des mots aux accents autoritaires ? A l'heure de la post-modernité ou de l'hypermodernité, les mots du pouvoir suffiraient à tuer les maux dont souffrent une société en mal de repères et de légitimité. Les effets d'annonce se succèdent au prix d'une profusion de mots empruntés au langage militaire, à force de simplifications et sans égard avec la complexité d'un monde en mutation.

Sous prétexte de parler une langue accessible à tous, nos dirigeants politiques expriment leur méconnaissance d'une société qui a singulièrement évolué : le niveau monte malgré l'écart grandissant entre un peloton de tête plus étoffé qu'hier et la masse des autres. A qui s'adresse cette langue souvent réductrice voire simpliste que promeuvent nos élites ? Le parler vrai paraît bien désuet et quelque peu démagogique quand il s'agit d'éducation. Les avertissements de Kant, Freud et autres à ce sujet semblent laisser indifférents nos contemporains : prisonniers d'un temps présent sacralisé, ils privilégient l'immédiateté pour mieux dénoncer un passé forcément archaïque ; dans l'instantanéité, ils s'interdisent toutes perspectives assurément trop lointaines. La tyrannie de l'urgence met fin à toute espérance et laisse place à l'individu incertain, fatigué d'être soi.

Penser, et non croire

La crise de la culture et de l'éducation oblige l'homme à penser. Croire qu'il suffit d'un «système d'encadrement militaire» pour rééduquer de jeunes délinquants apparaît bien simpliste quand on se rappelle ce que furent les jeunes en équipes de travail (JET) qui mêlaient discipline militaire et approche écologique. L'expérience fit long feu et nul ou presque n'en a gardé souvenir. L'internat de proximité évoque les maisons de l'espoir des années 90. Le projet ne vit jamais le jour. On a même vu des députés proposer de supprimer les allocations familiales aux parents de mineurs délinquants, sans succès. Quant à la mise sous tutelle des allocations familiales, elle demeure possible, sous conditions toutefois. Toutes ces mesures manquent singulièrement d'originalité. Serions-nous dans l'impossibilité de pensée qu'évoquait Sophie De Mijolla-Mellor dans Le plaisir de pensée (4) ?

A un passé porteur d'avenir succède la nostalgie impuissante. Le temps se fige. Il y a 15 ans, les adolescents difficiles, aux perturbations psychiques sévères et aux passages à l'acte violents, menaçaient les institutions. Passé indéfini, présent immédiat et futur inexistant signifiaient leur rapport au temps perturbé. Il y a 30 ans, quelques traits cliniques communs se retrouvaient dans les comportements de ces adolescents particulièrement en difficulté : l'incapacité de différer la satisfaction, l'incapacité d'apprendre par l'expérience, la présence de réactions antisociales, la facilité du passage à l'acte... Eux aussi laissaient souvent désarmées les institutions éducatives ou soignantes. Ces adolescents que l'on exclut ou que l'on veut enfermer présentent des caractéristiques voisines. Mais, à la différence d'hier ou d'avant-hier, ils sont de plus en plus nombreux et toujours plus jeunes. Les phénomènes se sont massifiés, rajeunis et complexifiés à tel point que certains s'interrogent sur ce que produit la société libérale : l'homme sans gravité n'est pas forcément jeune, il est de tout âge, en proie à une crise de repères qui suscite le désarroi de ceux et celles qui font profession d'éduquer, de soigner ou de gouverner leurs semblables.

Un monde sans limite se découvre : les opérateurs téléphoniques nous promettent des appels illimités, les organismes de crédit des dépenses sans compter... Le refus de l'attente différée s'accompagne d'un activisme dans le présent dont l'urgence devient le fil conducteur. Le temps déferle à vive allure, à une vitesse dont le degré est directement lié à l'intensité de l'oubli pour reprendre la jolie formule de Milan Kundera dans La lenteur. Penser oblige à suspendre le temps de l'action, à écouter, à aller au-delà de la simple rencontre, à durer...

Artisans du langage, les éducateurs sont forcément sages pour préserver leur capacité de discernement, d'ouverture, d'écoute et de curiosité. A l'affût du moment présent, ils n'en oublient pas le passé pour mieux préparer l'avenir. C'est à ce prix qu'ils développent leur créativité et peuvent improviser. Redonner du sens impose un décollage temporel, une réelle distanciation pour mieux appréhender un futur improbable. Ne faudrait-il pas réinventer l'homme-perspectif qui s'efforçait de retarder l'échéance de la mort en projetant le temps dans l'avenir ?

Au rythme de désirs fluctuants

Ces jeunes, et en particulier ceux que l'on voudrait voir disparaître derrière les murs des institutions, sont caractéristiques de la société actuelle. Dominés par le besoin de satisfaction immédiate, intolérants à la frustration, exigeant tout et tout de suite, ils sont incapables de s'inscrire dans le moindre projet. Ils évoluent au rythme de désirs fluctuants, au gré d'envies multiples. Tout devient immédiateté ; au rythme de l'instant, ils vont jusqu'à désarçonner ceux et celles qui font métier d'aider car leur propre urgence vient télescoper l'urgence sociale ambiante. Tout est urgence dans un monde où prévaut l'éphémère, où les marchandises jetables se démultiplient, où l'effet de mode a une durée de plus en plus courte. Combien de générations de portables en quelques années ? Combien de modèles d'ordinateurs en un si court laps de temps ?

Le langage a fait de nous des animaux savants ; un autre rapport au temps nous permettrait peut-être d'échapper à la marchandisation, de rester sujet d'éducation. L'urgence est libératrice quand elle s'inscrit dans un état de crise temporaire, prétexte à la mobilisation des acteurs et à leur implication, source de créativité et d'imagination. L'urgence devient sclérose quand elle empêche de penser, de se «pauser». Pour mieux combattre la vitesse et ses inévitables excès, retrouvons le plaisir de flâner. N'ayons pas peur du risque et du conflit : c'est ainsi que l'on a fait le choix d'interdire dans notre service le portable aux jeunes que nous confient les juges des enfants ou l'aide sociale à l'enfance (5).

«Flâner, ce n'est pas suspendre le temps mais s'en accommoder sans qu'il nous bouscule. [Cela] implique de la disponibilité et en fin de compte que nous ne voulions plus arraisonner le monde» (6). »

Contact : SAU 92 de l'AVVEJ 45, rue Labouret - 92700 Colombes - Tel. 01 47 81 94 83. E-mail : sau92@wanadoo.fr.

Notes

(1) Voir aussi à ce sujet « Pour une autre politique de la ville » - Jean-Marie Petitclerc - Etudes , janvier 2006.

(2) Tout sur l'école - Ed. Odile Jacob.

(3) Voir supra.

(4) Ed. PUF - Paris, 1992.

(5) « Interdire le portable ? » - Le Flash , bulletin d'information et de liaison du groupement Vers la vie - www-avvej.asso.fr.

(6) Pierre Sansot in Du bon usage de la lenteur - Ed. Payot et Rivages - Paris, 1998.

TRIBUNE LIBRE

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