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Entre expérience et connaissances, le fondement éthique de la pédagogie

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Comment la formation en travail social peut-elle articuler les acquis de l'expérience et les acquisitions de connaissances ? En partant non de l'expérience en soi, mais de la compréhension que les personnes en ont, qui seule permet la formalisation et l'acquisition des savoirs, défend Isabelle Ullern-Weité, philosophe chercheur-enseignant et cadre pédagogique au centre de formation Buc-Ressources (Yvelines) (1).

« Dans le secteur social et médico-social comme ailleurs, la formation professionnelle fonde les processus d'apprentissage et de qualification sur l'alternance. La compétence relève-t-elle alors de l'expérience ou de la connaissance ? La valeur d'une formation se fonde-t-elle plus sur la pratique ou plus sur la théorie ? Quelle articulation, quel dosage entre les deux donnent de meilleurs outils de travail, la professionnalité la plus performante ? Au regard du déploiement des procédures de validation des acquis de l'expérience comme au regard des réformes des diplômes de ce secteur, les référentiels professionnels de compétences ciblent des attentes pragmatiques et d'expertise accrues. Il est donc intéressant de se demander avec rigueur si les professionnels de l'action socio-éducative doivent être des experts au sens de l'expertise ou de l'expérience, ou en un autre sens, plus en amont.

La question de savoir comment on articule les acquis de l'expérience (pratique) et les acquisitions de connaissance (théorie) est historique et non épistémologique, c'est-à-dire qu'elle est sociopolitique : objectivement, tout monde professionnel est soucieux de pérenniser sa culture propre, cela le stabilise. Plus que d'autres, parce qu'il porte un savoir empirique relationnel essentiel, le secteur de l'accompagnement social, éducatif et médico-social des personnes se doit de transmettre ses pratiques aguerries. Donc l'articulation entre expérience et connaissances renvoie à la question de déterminer comment la transmission de l'expérience participe également à tout parcours de formation. Ces deux aspects, articulation et transmission, doivent pédagogiquement s'intégrer l'un à l'autre. De cela dépend plus largement la capacité de ce monde professionnel à conduire ses transformations actuelles sans perdre les acquis de son déploiement historique. De même que l'histoire s'inscrit dans la vivacité du présent sur le mode du projet sociopolitique qu'elle nourrit, de même l'enjeu de cette question pédagogique centrale est celui de la professionnalité visée par toute formation ou qualification. D'elle dépend le projet de qualité de l'intervention sociale ou de l'accompagnement éducatif.

Orientation éthique

Aucune pédagogie ne peut se permettre de séparer les formes d'intelligence : celles destinées à l'action d'un côté, celles destinées à la réflexion et la connaissance de l'autre. Simplement parce qu'on ne peut séparer ces formes d'intelligence au coeur des personnes elles-mêmes. Il en va de leur capacité à assumer leurs actes. Si ce n'est soi-même qui donne du sens à son action, nul ne peut être librement responsable de ce qu'il entreprend, conçoit, met en oeuvre. Or cela renvoie à la valeur que la pensée donne à l'action. La manière dont on la justifie relève d'une réflexion construite et de significations que l'on peut exprimer devant d'autres, qui sont acceptables par les autres. Le lien entre action et pensée détermine ainsi la valeur sociale, donc morale de nos actes. A fortiori dans l'activité professionnelle, il est impossible d'être insensé dans l'action. Aussi, l'articulation entre la formation de l'expérience et les apports formels et méthodologiques de connaissances passe par l'orientation éthique que la personne octroie à son action. C'est, autrement dit, l'éthique des personnes qui fonde l'articulation sensée, responsable et intelligible entre l'expérience et les connaissances, au bénéfice ultime des destinataires de l'action socio-éducative.

Si l'on déplace le point d'articulation entre action et réflexion d'un axe épistémologique à un axe éthique, il reste à repérer sur quoi s'appuie une pédagogie (une éducation, s'il s'agit de la formation des personnes à leur autonomie), pour faire émerger ou pour étayer l'engagement personnel de type éthique. Car c'est par son propre engagement que la personne crée le lien dynamique et cohérent entre son expérience et les connaissances acquises de façon formelle. On voit poindre là le fondement de la formation en alternance, entre expérience en stage et acquisitions en centre de formation. Cet engagement procède-t-il de l'ouverture que fait en nous l'expérience de quelque chose, ou bien d'un autre appui ?

Dire que l'on fonde pédagogiquement la formation sur l'expérience reviendrait à affirmer que l'on ne comprend ou ne connaît quelque chose qu'en en faisant d'abord l'expérience, ou qu'en partageant des expériences. Comment s'y place ensuite le savoir ? Le problème en réalité n'est pas là. Il est autre et il est avant : dans le fait que mettre l'expérience comme fondement revient à dire qu'on ne se rencontre que si l'on appartient d'abord au même monde, que le médecin, l'infirmière, par exemple, doivent souffrir pour comprendre le patient...

J'illustre ce constat par un exemple. Des personnes entrant en formation continue de responsables d'unité d'intervention sociale (Caferuis) analysent leurs représentations a priori de la fonction de cadre. Ceux qui sont en poste commencent à affirmer que ceux qui n'y sont pas ne peuvent qu'idéaliser ce qu'eux savent d'expérience vécue. Au terme du tour de table, il ressort cependant que les stagiaires ont, de fait, énuméré ensemble ce que le référentiel de compétences donne pour définir lesdites fonctions. Rien n'y manque, y compris les motivations éthiques des uns et des autres concernant le travail social. C'est donc qu'entre ceux qui sont en poste et ceux qui n'y sont pas, une conscience commune de la professionnalité visée est non seulement possible mais pertinente ; avant même l'acquisition des connaissances, avant même la mise à l'épreuve d'un stage qualifiant. En approfondissant l'échange, il est apparu que ce qui soutenait ces représentations n'était pas l'expérience mais la compréhension élucidée de l'expérience ou de l'observation. Dans tous les cas, la motivation pour la formation, qui relève de leur éthique professionnelle, guidait les définitions de la fonction de cadre.

Au commencement d'une formation, il peut également arriver que des personnes qui ont de l'expérience se ferment à certaines acquisitions au motif qu'elles savent ce dont il s'agit. L'expérience est là un obstacle à la formation. Pour passer pédagogiquement l'obstacle, le moyen est d'inviter la personne à se déplacer dans son positionnement personnel et professionnel. Il s'agit d'un travail sur le point de vue et la compréhension d'autres points de vue. On sollicite l'opinion et l'intelligence du stagiaire sur ce qu'il veut acquérir, et pourquoi. On l'invite à se replacer par le moyen dynamique de sa conviction éthique, de son sens des responsabilités.

Ce double constat montre que ce qui est partageable et ce que l'on apprend n'est pas l'expérience. Ce n'est pas elle qui permet l'acquisition supplémentaire d'une formation. Au contraire, elle s'avère souvent indicible et relève de choix particuliers, de sentiments, voire d'émotions propres à chacun. Au fond, elle reste irrationnelle comme le réel en soi. En revanche on partage ce qui s'en exprime, à savoir la compréhension de l'expérience, ce que l'on en sait rétrospectivement quand on vient la relire pour la raconter, l'analyser pour y surimposer de nouvelles acquisitions de connaissances. La conversation pédagogique montre toujours que l'expérience référée en direct sépare les points de vue tandis que l'analyse didactique de ce qu'elle met en jeu en autorise l'élucidation, le partage et la formalisation constructive. Cela vaut pour les formations de tous niveaux. En s'arrachant au vécu et aux préjugés comme on se libère de l'opacité, il faut relier le subjectif et l'objectif, en articulant la pensée dans l'agir raconté à un autre, avec d'autres. Cela s'opère par des discussions didactiques qui reconduisent chacun de l'expérience vécue et des représentations vers la démarche commune de reconnaissance des points de vue, puis de ce qu'ils désignent ensemble, et qui est alors objectif. Ce processus est une opération de dénomination abstraite, donc une opération de connaissance. En elle s'articulent la transmission des expériences et l'acquisition de nouveaux savoirs, en vue de ce qu'ils servent à améliorer : la professionnalité voulue. Il revient de la sorte à la formation professionnelle de s'appuyer sur l'opération de compréhension et non sur l'expérience en soi.

Interprétation critique

La pédagogie invite à s'engager en interaction dans une interprétation critique : on comprend quelque chose et on le rapporte à autre chose, tout en instruisant les limites relatives et la validité de son propre point de vue. En sens inverse, la pédagogie rend capable de passer d'une connaissance formelle (savoirs, théorie) à ses transpositions ou traductions appliquées. Par ce double mouvement critique, la personne construit simultanément sa connaissance et son engagement dans une action professionnelle de plus en plus capable d'intégrer les données hétérogènes de la réalité de l'intervention ou de l'accompagnement socio-éducatifs. C'est encore ce processus de traduction qui permet de ne pas séparer les acteurs d'un service dont les expériences, hiérarchiques par exemple, diffèrent. Faute de cela, il serait impossible d'entraîner ou de s'inscrire dans une équipe et un projet, de nourrir l'action, de lui conférer du sens pour autrui tout en mobilisant des partenaires avec des moyens. C'est ainsi l'éthique personnelle qui fonde la professionnalité experte.

Enfin, ce processus de compréhension est celui qui permet d'aller au devant de l'usager comme de tout autre soi (l'«alter ego» d'Aristote, le «soi-même comme un autre» de Ricoeur), à travers même l'asymétrie de la relation d'accompagnement social. C'est ainsi que, dans le projet historique et politique d'une profession de justice sociale, la responsabilité tient à la liberté de juger et penser, non par l'action directe mais par le travail de l'intelligence éthique qui ouvre les mondes à travers l'inscription des personnes. »

Contacts : Buc-Ressources - 1 bis, rue Louis-Massotte - 78530 Buc - Tél. 01 39 20 78 67 - E-mail : isabelle.ullern.weite@buc-ressources.org.

(1) Et co-auteur de La juste mémoire. Lectures autour de Paul Ricoeur - Mai 2006 - Ed. Labor et Fides : 1, rue Beau-regard - CH-1204 Genève.

TRIBUNE LIBRE

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