« La réforme de la compétence et de la composition de la Cour nationale et des tribunaux interrégionaux de la tarification sanitaire et sociale s'est achevée avec la publication au Journal officiel, le 28 février dernier, d'un décret daté du 21 février (2). Rappelons que ces instances sont des juridictions spécialisées du contentieux administratif et sont chargées de trancher les litiges budgétaires qui peuvent survenir entre l'autorité de tarification - l'agence régionale de l'hospitalisation(ARH), le conseil général, la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) -et l'établissement sanitaire ou médico-social.
Cette modification des articles L. 351-1 et L. 351-5 du code de l'action sociale et des familles doit être saluée en soi, car elle répond aux critiques formulées par le Conseil d'Etat à l'égard du respect du principe d'impartialité des personnes siégeant dans ces juridictions en les remplaçant par des personnalités qualifiées désignées en raison de leur compétence ou de leur expérience dans le domaine juridique, sanitaire et social. Le principe d'échevinage(3) qui s'appliquait ne se trouve pas remis en cause mais a été renforcé puisque la moitié des membres de ces juridictions sera nommée sur proposition des associations représentatives desétablissements publics ou privés soumis àtarification.
Dans un louable souci d'efficacité, le nombre des conseillers a aussi été diminué, passantà sept pour la Cour nationale et à cinq pour les tribunaux interrégionaux. Dans le même esprit, la Cour nationale dispose désormais du droit de juger en une formation restreinte de trois membres. Enfin, un certain nombre de catégories d'affaires ne nécessitant pas l'intervention d'une formation collégiale pourrontêtre réglées par simple ordonnance du président de la Cour nationale ou du tribunal interrégional.
Si ces dernières modifications sont présentées légitimement comme un gage d'amélioration du délai de traitement des affaires,il ne faudrait pas pour autant oublier l'essentiel, qui tient en quelques points.
Première observation, nous étions en droit d'attendre que cette réforme soit accompagnée de moyens budgétaires supplémentaires tant le dévouement des fonctionnaires attachés à ces juridictions - magistrats, rapporteurs, commissaires du gouvernement, secrétaires et autres agents - n'a d'égal que la pauvreté des moyens mis à leur disposition par l'Etat. Sans conteste, le juge du tarif est le"parent pauvre", pour ne pas dire "oublié", voire "inconnu",de la justice. Observons, à titre anecdotique mais révélateur, que son budget reste de la compétence du ministère chargé des affaires sociales ! Le "sens du service public" apparaît dans toute sa noblesse lorsque l'on connaît les conditions matérielles indignes dans lesquelles travaillent ces fonctionnaires. Pourtant, sans autres moyens que leurs propres talents, ils rendent des jugements dans un délai relativement acceptable, du moins au niveau des tribunaux.
Seconde remarque, et comme si cela ne suffisait pas, le décret précité a prévu que toutes les procédures en cours étaient immédiatement transférées à la Cour nationale ou aux tribunaux interrégionaux de la tarification sanitaire et sociale dans leurs nouvelles compositions ! Ainsi, des contentieux qui étaient pourtant en l'état d'être jugés dans de brefs délais sont retardés et reportés sans autre indication de date. Il nous faut maintenant en effet attendre les nominations de ces nouveaux conseillers pour que la Cour et les tribunaux puissent ànouveau juger des affaires dont ils se trouvaient saisis avant la réforme, le décret n'ayant prévu aucun dispositif transitoire. Le résultat futur est évident en termes de surcharge de travail pour ces juridictions déjà épuisées par une sous-dotation budgétaire chronique. Ainsi, lorsque les nouveaux conseillers seront enfin nommés, il faudra non seulement juger le stock des affaires en cours dont le cheminement contentieux classique a été arrêtéà la publication du décret, mais aussi faire face au retard pris dans les nouvelles affaires qui aurontété enregistrées entre-temps aux greffes de ces juridictions sans pour autant être instruites.
Aujourd'hui, aucune de ces juridictions n'est donc en mesure de rendre une décision, elles se contentent simplement d'enregistrer les recours et de reporter les jugements sans pouvoir indiquer, faute d'information, la date probable de reprise de leurs travaux. Quel mépris pour le pouvoir judiciaire ! Quel mépris pour le justiciable ! Quel mépris pour l'usager !
Bloquer l'œuvre du juge du tarif en pleine confusion et restriction budgétaires du fait notamment de la mise enœuvre de la tarification à l'activité (T2A),c'est bien confirmer le peu de cas que le pouvoir réglementaire fait de la séparation des pouvoirs en cette matière et de la garantie d'une jurisprudence demeurée, malgré toutes les réformes,indépendante et impartiale. Observons, en effet, que c'est précisément aujourd'hui que l'office du juge auraitété nécessaire - et en premier lieu aux directeurs d'établissements - pour éclairer sur la complexité des règles tarifaires, imposée par la période de transition entre dotation globale et T2A. Car,n'en déplaise à certains, c'est encore le juge qui seul peut dire l'interprétation juridique qu'il convient de retenir face à la multitude des textes publiés ces derniers mois. La circulaire d'interprétation ou d'application n'est pas encore dotée, en droit français, d'une autorité supérieure àla jurisprudence.
Pour autant, le point est-il réellement surprenant ?Malheureusement je ne le pense pas car dix années de pratique du contentieux budgétaire de la tarification sanitaire et sociale me confortent dans le sentiment que le recours au juge du tarif, dans le secteur sanitaire et médico-social, est encore vécu comme une"déclaration de guerre" par l'autorité de tarification. Le manque systématique de moyens budgétaires mais aussi l'introduction de réformes successives, qui auraient suscité un tollégénéral dans d'autres matières du droit, sont le signe de cette méfiance au plus haut niveau.
Quelques exemples suffisent à illustrer ce propos. Ainsi,depuis très longtemps, le juge du tarif avait imposéà l'autorité de tarification l'obligation préalable de démontrer la légalité des abattements pratiqués par ses soins sur le budget desétablissements. Cette jurisprudence constante,incontestée et incontestable, était d'ailleurs parfaitement conforme aux principes qui régissent toutes relations entre l'administration et ses usagers - contentieux fiscal par exemple. Or la loi 2002-2 rénovant l'action sociale et médico-sociale et surtout ses décrets d'application ont tout simplement renversé la charge de la preuve pour imposer aux requérants l'obligation de démontrer, lorsqu'ils ont recours au juge du tarif, en quoi les abattements pratiqués ne permettent pas un fonctionnement normal de l'établissement. De fait et de droit, le justiciable doit donc, pour fonder son recours, apporter au surplus la preuve d'un fait négatif. Double hérésie à la fois juridique et procédurale ! C'est en effet à l'administration qui rend une décision faisant grief d'exposer en quoi sa position est conforme au droit et reflète une exacte qualification juridique des faits, pas l'inverse.
Mais comment être surpris puisque l'auteur de ce texte réglementaire choquant n'est autre que l'administration centrale, dont les propres représentants déconcentrés avaient, eux, l'obligation, sur le terrain et face au juge, de respecter les principes classiques du droit processuel français ?
Et que dire aussi de cette "schizophrénie" juridique et procédurale qui donne à tout directeur d'établissement sanitaire de droit public la possibilité d'introduire un recours contre les décisions de tarification du directeur de l'ARH, mais qui fait, aussi et dans le même temps, de ce dernier l'autorité compétente chargée d'évaluer son activité professionnelle ?
Un mot enfin des multiples pressions que certaines autorités de tarification - pas toutes, fort heureusement -exercent parfois sur les directeurs d'établissements qui introduisent un recours. On fera comprendre àcelui-là qu'il est souhaitable de se désister s'il veut que son contrat d'objectifs et de moyens soit signé, ouà celui-ci que son projet de travaux d'extension ne sera pas financé l'année prochaine si... Que dire encore de ces établissements qui, année après année, sont contraints de saisir le juge du tarif pour le même objet alors que la juridiction a déjàtranché ce point pour l'exercice budgétaire antérieur en donnant raison au requérant contre l'administration ?
A l'heure où notre secteur se "gargarise" avec la démocratie sanitaire et sociale, il faudra bien comprendre un jour qu'aucune démocratie ne peut exister sans un Etat de droit dont l'un des piliers reste incontestablement le juge. Il faudra convaincre les esprits que le juge du tarif n'est pas l'ennemi ou la "bête noire", mais tout simplement celui qui dit le droit ! Il faudra, tout autant, considérer que le recours contentieux est un cheminement vers la véritéjuridique et l'exacte qualification juridique des faits et non pas un casus belli. Il faudra, enfin, admettre que c'est le droit qui régit, y compris dans la sphère budgétaire sanitaire et médico-sociale, la relation entre l'administré et l'administration et non pas les contraintes économiques ou les choix financiers conjoncturels. »
Philippe Karim Felissi
Contact : 82, rue de Rivoli - 75004 Paris -Tél. 01 42 71 12 08 - E-mail :
(1) Egalement président de l'association Droit et Handicap, inscrite au barreau de Paris, et responsable de la Commission ouverte du droit de la protection sociale à l'Ordre des avocats de Paris.
(2) Voir ASH n° 2445 du 3-03-06. Ce décret vient préciser une ordonnance du 1er septembre 2005 prise en application du 9° de l'article 73 de la loi du 9 décembre 2004 modifiant la composition des juridictions de la tarification sanitaire et sociale - Voir ASH n° 2420 du 9-09-05.
(3) Mode de composition de certaines juridictions associant des magistrats de carrière et des personnes issues de certaines catégories socio-professionnelles ou représentant l'ensemble des citoyens.