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Eclairer le débat public

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De l'origine du mot, provenant du latin« statisticus » qui signifie« relatif à l'Etat » à l'usage des productions que le vocable désigne, les statistiques ont partie liée avec la démocratie. Pour le meilleur : la prise de décision éclairée par la connaissance de l'état de la société.Et pour le pire : la tendance à casser le thermomètre qui donnerait une fâcheuse idée de la température du malade, ou bien à éviter de l'interroger sur sa santé.

Qu'il s'agisse de recenser les demandeurs d'emploi ou d'évaluer le nombre de personnes en situation de pauvreté - pour ne prendre que deux exemples parmi les plus sensibles pour jauger l'action publique -, les chiffres représentent un véritable enjeu stratégique.Et, partant, une source intarissable de polémiques. Loin d'être rhétoriques, celles-ci alimentent vigoureusement le débat démocratique. Cependant,surabondance de biens peut aussi nuire. Bombardé de chiffres dont il ne sait plus trop que penser, le citoyen finit parfois par ne plus se sentir impliqué dans la résolution de si complexes équations sociales.

« Les façons de penser la société, de la gérer et de la quantifier sont indissociables », souligne Alain Desrosières,administrateur de l'Institut national de la statistique et desétudes économiques (INSEE) (1).Contrairement, en effet, à ce que pourrait suggérer leur nom, les « données »chiffrées ne sont pas des cadeaux du ciel qui fleuriraient tels quels comme autant d'unités de base attendant d'être collectées. Les statistiques sont bel et bien une vue de l'esprit. Autrement dit, la réalitéqu'elles donnent à voir est une réalitésocialement construite par les acteurs qui les produisent - et ceux, pas toujours les mêmes, qui les interprètent.Ainsi, pour dénombrer les chômeurs, il faut commencer par les définir. Evidemment, le sens commun, et surtout les personnes concernées, savent bien ce que signifie être au chômage. Celles-là, toutefois, ne se retrouveront pas toutes comptabilisées parmi les« chômeurs ».

Pour l'INSEE, dont les enquêtes emploi (par sondage) se fondent sur l'acception du chômage élaborée par le Bureau international du travail (BIT) - ce qui autorise les comparaisons avec d'autres pays -, un chômeur est une personne sans emploi ayant entrepris des démarches effectives pour en rechercher un (réponses à des annonces, candidatures spontanées...), qui est disponible dans les 15 jours et n'a pas travaillé, ne serait-ce qu'une heure, au cours de la semaine de référence. Fin novembre 2005, 2,6 millions de personnes répondaientà ces critères - dont un peu plus d'un sixième déclaraient n'être pas inscrites à l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE) (2). C'est le nombre de ces chômeurs au sens du BIT qui sert àdéterminer le taux de chômage officiel(3).

Cependant, tout aussi officiel, le chiffre de référence en matière de chômage n'est pas celui de l'INSEE, mais celui que diffuse chaque mois le ministère du Travail. Sa source est l'ANPE où,d'ailleurs, on ne connaît pas de chômeurs mais uniquement des demandeurs d'emploi. Et ils sont légion.

Un chiffre officiel et... ses impasses

Enfin, c'est selon : tout est affaire de conventions (voir encadré). En effet, seuls comptent, en termes de communication gouvernementale, les 2,4 millions de chômeurs recensés, en novembre 2005, dans la première des huit catégories mises en œuvre par l'ANPE. Il s'agit de personnes immédiatement disponibles, qui recherchent un emploi à temps plein et en contrat à durée indéterminée (CDI) et n'ont pas exercéd'activité occasionnelle ou réduite supérieureà 78 heures au cours du mois. S'en tenir à ces« seuls » chômeurs, permet d'évacuer beaucoup de monde, car la catégorie 1 de la liste des demandeurs d'emploi, fait observer la Cour des comptes,ne regroupe pas 60 % de la totalité des inscrits àl'ANPE (4). Fin novembre 2005, ces derniersétaient 4,1 millions. Soit un taux de chômage, s'ilsétaient tous pris en considération, qui flirterait allégrement avec les 15 %, alors qu'officiellement, il se situe juste au-dessous de la barre psychologique des 10 %.

Autant dire, cependant, qu'il n'y a déjà pas de quoi pavoiser. Le gouvernement en est bien conscient qui, courant janvier, a mis en cause les « forts en maths » de l'INSEE et de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère de l'Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement. Ceux-ci seraient notamment incapables de mesurer l'évolution de l'emploi dans les entreprises de moins de dix salariés - soit là où le contrat nouvelle embauche (CNE) est censé produire ses meilleurs effets.Priés de « rectifier le tir »,les statisticiens ne tardent pas à réagir : ils condamnent, par la voie de leurs syndicats, « ces tentatives injustifiables de délégitimer le travail de la statistique publique ». Les chiffres publiés ne font pas apparaître d'accélération de l'emploi dans les petites entreprises ? C'est tout simplement « parce qu'aucune des sources existantes ne montre pour l'instant le moindre frémissement en la matière »,ripostent les intéressés (5). Puis,élargissant le propos, les organisations syndicales de l'ANPE et des différents services statistiques ministériels se joignent aux syndicats de l'INSEE pour dénoncer la « volonté de trouver la preuve par le chiffre qui arrange » - ou de ne pas afficher celui qui fâche -, tant en matière d'emploi que dans d'autres secteurs de l'action gouvernementale(6).

« Réécriture orientée » de certains travaux, allongement des délais de publication d'études jugées inopportunes, ou « discrétion orchestrée » autour de la communication de rapports, comme celui de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale qui pointe l'aggravation de la pauvreté (7), constituent autant d'exemples, pour les statisticiens, des « pressions politiques » portant atteinte à la crédibilité de leur travail et à la qualité du débat public. « La société française souffre de ses iné-galités et la statistique publique est un moyen de remuer le couteau dans la plaie », commente Jacky Fayolle, directeur de l'Institut de recherches économiques et sociales (8). Différentes associations,pourtant, déplorent l'insuffisance des données qui permettraient d'appréhender la pauvreté dans ses multiples dimensions. Des variables essentielles, à cetégard, leur semblent ignorées ou minorées par les comptables nationaux. Il existe bien une instance ad hocpour débattre de ces questions, à laquelle participe une pléiade d'acteurs so-ciaux : le Conseil national de l'information statistique (CNIS). Mais « les associations y sont actuellement mal représentées », fait observer Denis Durand, membre du CNIS au titre de la CGT. En outre, les suggestions des profanes ne trouvent pas forcément l'oreille des spécialistes patentés. Pour remédier au manque d'informations relatives à leur domaine d'action,associations, syndicats et autres collectifs produisent donc leurs propres chiffres, qui clignotent comme autant de signaux d'alarme,même s'ils n'ont pas toujours la rigueur scientifique des outils d'analyse les plus sophistiqués.

Ainsi, peut-on compter chaque année sur la Fondation Abbé-Pierre et sur Médecins du monde pour se faire une idée de l'état du mal-logement et de l'accès aux soins des plus démunis, cependant que la chronique fiscale est tenue par le Syndicat national unifiédes impôts et celle de l'emploi par AC !. Quant àl'indice final de « fracture sociale »qui agrège de multiples données picorées dans les râteliers officiels, il est périodiquementétabli par les chercheurs et les militants associatifs et syndicaux du Réseau d'alerte sur les inégalités (9).

Jugé statistiquement« imparfait » par l'INSEE(10), cet indicateur est également politiquement incorrect. Autant dire que, sous cet angle, il remplit bien son office, qui est d'attirer l'attention sur l'ampleur de la pauvreté et la pauvreté des statistiques produites pour en rendre compte.

Sur la même longueur d'onde, Patrick Doutreligne,délégué général de la Fondation Abbé-Pierre, estime aussi que la réalitédonnée à voir aux décideurs et àl'opinion par les statisticiens est loin de la réalité vue sur le terrain par les militants associatifs. C'est pourquoi il en appelle à davantage de synergie entre les protagonistes. Dans certains secteurs comme celui de la grande exclusion, cette coopération, d'ailleurs,est quasiment un passage obligé pour établir le contact avec les personnes très désocialisées.C'est pourquoi, en 2001, avant de lancer son étude auprès des personnes sans domicile fréquentant les lieux d'hébergement ou de restauration gratuite, l'INSEE avait demandé à des travailleurs sociaux de participer à la formation de ses enquêteurs(11).

Alors que des nuées de chiffres scintillent sur les tableaux de bord des politiques publiques, les spécialistes doivent aussi faire preuve de pédagogie pour rendre leur lecture réellement accessible au plus grand nombre. Ainsi,la nouvelle loi organique relative aux lois de finances (LOLF) est dotée de 1 350 indicateurs de performance censéséclairer les parlementaires et les citoyens sur les résultats de l'action de l'Etat, explique Jean-RenéBrunetière, ingénieur hors classe des Ponts-et-Chaussées et président de l'association Pénombre (voir encadré ci-dessous). Cependant l'expert, qui l'a décortiquée, doute que cette montagne de données soit vraiment l'occasion d'enrichir le débat démocratique.

Bien sûr, « pour que celui-ci ne soit pas uniquement idéologique, il faut qu'il puisse s'appuyer sur un système de mesure, faute de quoi chacun est libre de dire n'importe quoi sans risquer d'être démenti », souligne Jacques Freyssinet,président du conseil scientifique du Centre d'études sur l'emploi. Mais il est tout aussi nécessaire d'assortir l'information statistique de commentaires et d'analyses àmême de la transformer en sa-voir structuré et utile,complète Mireille Elbaum. En amont de la production de chiffres, on ne peut pas non plus se passer d'enquêtes larges pour appréhender l'évolution de la société et inspirer l'action sociale et politique,insiste la directrice de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) des ministères de l'Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement et de la Santé et des Solidarités, mettant en garde contre les risques d'une« épidémie d'indicateurs ».

La dénomination de ces derniers peut constituer un autre type de danger pour la clarté des échanges. Typique de ces choix inadéquats qui embrouillent les esprits, y compris au plus haut niveau politique, la notion de« travailleurs pauvres » - actifs appartenantà un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté - est facilement confondue avec celle de « salariés pauvres » - c'est-à-dire qui travail-lent pour une rémunération inférieure au SMIC mensuelà temps complet. Or 60 % des premiers sont des hommes alors que les bataillons des seconds sont à près de 80 %constitués de femmes (12).

Parce que les béotiens sont aussi des citoyens qui doivent pouvoir s'approprier des questions scientifiques complexes,les Danois ont initié des « forums hybrides » réunissant des experts et des non-initiés sur des sujets controversés comme les OGM, le clonage ou l'impact des choix énergétiques.« On pourrait imaginer de telles conférences du consensus autour des données sociales etéconomiques », suggère Alain Desrosières, administrateur de l'INSEE. Populariser la statistique pour permettre à tout un chacun de décrypter le monde contemporain ? De touteévidence, ce serait faire œuvre de salubritépublique.

Caroline Helfter

CHOMEURS : DE QUI PARLE-T-ON ?

A côté de ceux dont on parle - les 2 284 410 personnes recensées, fin mars 2006, en catégorie 1 -, 1 745 729 autres demandeurs d'emploi, inscrits à la même date, étaient répartis dans sept catégories« off » (13). Comme ceux de la première catégorie, 457 653 candidats cherchent également un contrat à durée indéterminée (CDI) à temps plein, mais ils ont effectué une activité occasionnelle ou réduite de plus de 78 heures au cours du mois : ils se retrouvent dans la catégorie n° 6 (14). De leur côté, les chômeurs qui espèrent aussi décrocher un CDI, mais se disent prêts, pourquoi pas,à accepter un travail à temps partiel - voireà en cumuler plusieurs - sont 427 089 à figurer dans la catégorie 2 et 83 046 dans la 7e(car ils ont travaillé plus de 78 heures dans le mois). En catégories 3 (291 896 postulants) et 8 (125 484 personnes ayant travaillé plus de 78 heures dans le mois),on recherche activement un contrat à durée déterminée (CDD) temporaire ou saisonnier. Faute de mieux ? Enfin, prévoyantes, les personnes classées dans les catégories 4 (217 323 inscrits) et 5 (143 238) espèrent bien trouver un CDI ou un CDD à temps plein ou partiel, mais elles ne sont pas immédiatement disponibles : les premières, par exemple, peuvent ressembler à Michel, en stage de formation pour se recycler ; les secondes, comme Pierrette, titulaire d'un mi-temps de six mois en contrat d'accompagnement vers l'emploi(CAE), sont déjà pourvues d'un emploi. Toutes catégories confondues, Michel, Pierrette et leurs collègues étaient 4 030 139, fin mars, dans les registres de l'ANPE. Et encore, pour faire bonne mesure,conviendrait-il de leur adjoindre les chômeurs seniors exemptés de recherche d'emploi. Les malades qui ne réintégreront les fichiers que guéris. Les allocataires du RMI, très nombreux à ne pas s'être inscrits (15). Les radiés et autres « absents au contrôle »àqui on a indiqué la sortie. Et ceux qui en évitent soigneusement l'entrée. Peut-être s'agit-il de fins probabilistes ? La façon dont les définit l'INSEE le laisserait croire : « les chômeurs découragés sont les personnes qui déclarent ne plus rechercher d'emploi parce que la perspective d'y parvenir leur paraît trop faible ».

SORTIR LES CHIFFRES DE LA« PÉNOMBRE »

Immigration, délinquance, pauvreté, chômage,inégalités salariales entre les hommes et les femmes,budget de l'Etat ou moral des ménages : bonne fille, la réalité semble se laisser facilement quantifier.Mais, faute d'être assortis d'un minimum d'explications, les décomptes brandis n'ont d'irréfutable que leur capacité à opacifier le débat. Pour l'éclairer, des spécialistes de la justice pénale ont réuni leurs lumières dans l'association Pénombre - contraction de« pénal » et de« nombre » (16). Depuis 1993, d'autres fins connaisseurs de différents secteurs d'activité, ainsi que des producteurs de données et des « consommateurs » avisés, ont rejoint les premiers potaches. Ensemble, ils démystifient,avec une savante ironie, les énormités chiffrées qui rythment la vie de la démocratie.

Notes

(1) Dans Alternatives économiques n° 245 - Mars 2006.

(2) Inversement, de très nombreux demandeurs d'emploi déclarant être inscrits à l'ANPE ne sont pas comptabilisés comme chômeurs au sens du BIT, mais comme « actifs occupés » car ayant travaillé, même ponctuellement, au cours de la semaine de référence, ou comme « inactifs » car non disponibles ou ne recherchant pas activement un emploi - « Premiers résultats sur l'enquête emploi 2005 » - INSEE Première n° 1070 - Mars 2006 - Voir ASH n° 2446 du 10-03-06.

(3) Le taux de chômage est le rapport entre le nombre de chômeurs et la population active, c'est-à-dire celle qui est en emploi ou qui en cherche un. Il s'élevait à 9,8 % pour l'année 2005.

(4) L'évolution de l'assurance chômage : de l'indemnisation à l'aide au retour à l'emploi - Rapport de la Cour des comptes de mars 2006 - Voir ASH n° 2449 du 31-03-06.

(5) « Halte aux pressions politiques sur les chiffres de l'emploi » - Tract du 15 février des syndicats nationaux de l'INSEE (CGT, CFDT, CGT-FO et SUD).

(6) Voir le texte « Les pressions politiques sur la statistique publique : une dérive inacceptable » du 20 mars, co-signé par les syndicats de l'administration centrale des ministères de l'Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, de la Santé et des Solidarités, de l'Education nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche (DEP), de l'administration centrale du ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, de l'Agriculture, de l'INSEE et de l'ANPE.

(7) Rapport « discrètement remis » le 22 février au gouvernement - Voir ASH n° 2445 du 3-03-06.

(8) Lors du colloque sur « La statistique au service de la démocratie », organisé le 29 mars à Paris par les syndicats CGT, SUD et CFDT de l'INSEE, en partenariat avec Alternatives économiques. Rens. : cgtinsee://free.fr/colloquecgtsudcfdt2006.htm.

(9) Intitulé « BIP 40 » (pour Barème des inégalités et de la pauvreté), l'indicateur du RAI prend en compte 60 séries statistiques officielles concernant les champs du travail, des revenus, de la justice, du logement, de l'éducation et de la santé - Voir ASH n° 2362 du 4-06-04.

(10) Voir « Les approches de la pauvreté à l'épreuve des comparaisons internationales » - Economie et Statistique n° 383-384-385 - Décembre 2005.

(11) Voir ASH n° 2197 du 12-01-01.

(12) Voir ASH n° 2368 du 16-07-04.

(13) A lire aussi sur le décompte des chômeurs, l'ouvrage de Fabienne Brutus, conseillère à l'ANPE : Chômage, des secrets bien gardés - Jean-Claude Gawsewitch Editeur - 18,90 €.

(14) Tous les chiffres cités portent sur mars 2006.

(15) Début 2003, près d'un allocataire sur deux, percevant le RMI depuis un an, n'était pas inscrit à l'ANPE - DARES, Premières Synthèses - Septembre 2004.

(16) Pénombre : 32, rue de la Clef - 75005 Paris - Tél. 01 43 36 93 25 - Textes accessibles sur www.penombre.org.

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