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« La parole fait peur... »

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Pour Bernard Montaclair, psychopédagogue, fondateur de l'action éducative en milieu ouvert du Calvados et de l'école d'éducateurs spécialisés de Caen-Hérouville (1), l'affaire d'Outreau est révélatrice de l'absence de parole sur la sexualité mais aussi, en général, de la défaillance du dialogue dans notre société. Le secteur social et médico-social n'échappe pas à ces dysfonctionnements... alors même que les failles de la parole doivent être au cœur des préoccupations des travailleurs sociaux, estime-t-il.

« Les débats récents autour de l'affaire d'Ou-treau (2) ont soulevé des questions de culpabilité, de responsabilité, mis en évidence les lacunes de la machine judiciaire et la souffrance de ses usagers. Mais l'injustice de la justice ne repose pas seulement sur des erreurs de jugement.

La parole sur la sexualité manque trop souvent. Comment est-elle parlée dans les institutions, en dehors des précautions suggérées aux adolescents pour se préserver du sida ? Comment parle-t-on de l'amour, de la tendresse, de la relation à son corps et au corps de l'autre ?

Un siècle après Freud, peut-être n'osons-nous pas encore franchir le pas qui nous ferait enfin choisir, mieux que la découverte de nouveaux mondes cosmiques, l'exploration de notre monde intérieur, dont l'activité volcanique échappe à la plupart de nos imparfaits sismographes, et dont les éruptions sont souvent ravageuses. La dimension de l'inconscient, qui régit toutes les décisions humaines, est trop souvent négligée, déniée, refoulée. En même temps que nous cherchons tous à échapper à ce qui échappe à notre conscience, nous nous lançons dans une recherche, qui demeure souvent vaine, d'explications, de causes, de coupables, pour tenter de contrôler ce qui nous agite.

Quand, par exemple, un enfant fugue d'un établissement ou de sa famille, nous avons le réflexe, lorsqu'il revient au bercail, de lui demander où il est allé, ce qu'il a fait, qui il a rencontré, et pourquoi il a fugué, comme s'il était capable de le savoir lui-même. Il serait plus productif de nous interroger sur le sens de cette fugue, ce qui était insupportable pour lui à ce moment et qu'il a voulu fuir. De nous interroger sur ce qui est insupportable pour nous dans ce défi que l'enfant nous oppose comme pour nous dire durement que nous ne comptons pas pour lui.

Dans une réflexion approfondie en équipe, on trouverait non une cause, ou un prétexte, mais peut-être des éléments à mettre en corrélation. Par exemple, dans une situation qui m'a été rapportée, que le fugueur devait subir prochainement une intervention sur un testicule. La représentation qu'il avait de ce geste chirurgical banal peut s'apparenter à une castration. D'autant plus que personne n'avait peut-être pris le temps de l'informer sur ce qu'on allait faire à son sexe, ni surtout d'écouter son angoisse à ce sujet. Ni d'écouter ce que les autres enfants du groupe avaient à en dire. Ce non-dit là produit une effervescence groupale, potentialise un discours sexualisé et provoque des passages à l'acte (fugues, attouchements sexuels, agressions).

La porte ouverte au fantasme

L'absence de parole ouvre la porte au fantasme. Et pas seulement pour les enfants. Devant la fugue, la hiérarchie va ouvrir le parapluie, et accuser d'un défaut de surveillance les travailleurs sociaux de service ce soir-là. Comme si leur métier était le gardiennage.

Nous avons relaté, avec Pierre Ricco, que dans un établissement construit sur un mode pavillonnaire, selon les préconisations de l'annexe XXIV, avec groupe scolaire, services généraux, ateliers, sur le principe des groupes verticaux, les nouveaux dirigeants méconnaissaient et ont annulé sans l'évaluer le projet pédagogique qui avait guidé l'architecture. On a ajouté des murs, monté des grillages, renforcé les serrures, pour séparer, isoler, tenter de freiner les débordements et canaliser les conflits entre les enfants.Sans voir que ces conflits pouvaient être le reflet de ceux, non dits, des adultes entre eux. Des cloisonnements identiques ont souvent cours un peu partout entre des directions et le personnel, entre la direction et les administrateurs, entre différentes associations d'un même secteur.

Certes la parole fait peur. Mais sa rétention fait violence. La loi de 1975 sur les établissements sociaux et médico-sociaux, celles de 2002 rénovant l'action sociale et celle de 2005 sur l'égalité des droits et des chances des personnes handicapées, qui soulèvent beaucoup de résistances, permettent pourtant la transversalité et la préconisent.

Désemparées, certaines directions ont périodiquement la tentation de "prendre des mesures énergiques ", "durcir la pression ", "resserrer les boulons ","faire le ménage ", "renforcer l'autorité ". Ces représentations guerrières du management (manager n'est pas diriger) sont à l'opposé de ce qu'il faudrait faire.

La pédagogie est souvent confondue avec la persuasion. On assiste périodiquement à cette mascarade de dialogue qui consiste à recevoir des représentants pour les écouter, recueillir leur avis et leur faire part d'un projet. Si une opposition se manifeste, le dirigeant se désole. Une fois de plus les gens n'ont rien compris. A la rigueur, il fait son autocritique en reconnaissant qu'il a "manqué de pédagogie ", qu'il n'a pas su "vendre" son affaire. A aucun moment, il ne se demande si les autres n'auraient pas un peu raison.

Se parler, dialoguer, c'est avant tout accepter l'interaction, la réciprocité, c'est reconnaître l'autre comme sujet d'une parole. C'est, dans le premier temps de la rencontre, accepter ce que Jacques Lévine (3) appelle la "phase d'exaspération ", passage obligé pour parvenir à l'intelligibilité et au troisième temps qui est la recherche du modifiable. Parler, c'est mettre en mots l'émotion. Mettre en rapport des éléments dans une contiguïté, et ne pas chercher une fausse causalité, une impossible rationalité... Dans ce métier, il n'y a ni objectifs ni objectivité. Nous ne pouvons travailler que sur et avec le subjectif. Il existe des outils pour cela.

L'art subtil de la mayonnaise

Devant un dysfonctionnement, on devrait adopter l'attitude des scientifiques. Une erreur n'est pas une faute. Elle peut être source de progrès. L'analyse, au sens large, vaut mieux qu'une enquête ou un procès. Le pire est de se justifier, de chercher des coupables, de désigner et de stigmatiser des brebis présumées galeuses.

Le bouc émissaire peut être un enfant, exclu une fois de plus pour son comportement alors que c'est précisément à cause de ses troubles qu'il a été admis dans un établissement spécialisé. Ou encore un professionnel, travailleur social, accusé de laxisme, de défaut ou d'excès de rigueur. Des cadres, des directeurs, des techniciens sont mis au placard ou remerciés pour incompétence. Comme dans les équipes de football, on embauche à grand frais des "vedettes ". On fait, en cas de défaite, valser les entraîneurs ou des joueurs qui ont failli. Mais les supporters savent bien qu'une équipe est autre chose et plus que l'addition des équipiers.

Les psychosociologues des années 20 (Mayo, Lewin, Moreno) ont démontré que le taylorisme était moins productif que le management participatif. Un groupe, une institution ont une identité propre, et tout l'art des dirigeants repose sur leur capacité à faire monter et tenir la mayonnaise. En dehors de la qualité des œufs, de l'huile et d'autres ingrédients, il existe une démarche subtile pour obtenir une relation synergique entre les éléments. La cuisine psychopédagogique est un art, un artisanat, un savoir-faire et, surtout, un savoir être et faire naître.

Dans l'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau, on a cherché à juger les juges, sans voir qu'individuellement, chacun des magistrats, à la place où il était, avait fait son travail. Ce que l'on oublie de chercher, c'est ce qui a manqué : le lien entre les magistrats, entre les travailleurs sociaux, entre les prévenus et les enquêteurs, peut-être en amont une relation de qualité entre les travailleurs sociaux et les "usagers ". Car la relation est davantage que la communication.Dans les failles, l'angoisse, le fantasme, la peur se sont glissés. Bien sûr, c'est, au bout de la chaîne, le lampiste qui a payé.

Ces situations sont caractéristiques d'un "malaise dans la civilisation " (4), et nous en vivons actuellement des soubresauts bien inquiétants. Ils nous invitent à rester vigilants pour rappeler à tous, "autorités" et usagers compris, que l'éducateur spécialisé, le travailleur social, tient sa spécialité d'un travail transversal sur les manques.Qu'il n'est ni enseignant, ni thérapeute, ni surveillant, ni animateur de loisirs, ni conseiller d'orientation, ni bien sûr policier... Il opère dans les interstices. Comme un catalyseur, l'écoute et la parole, sans parfois laisser de traces, permettent à des combinaisons d'être opérantes. Il faut bien ici prononcer un mot qui dérange, ou que certains psys se réservent comme leur propriété : le transfert. C'est au sens large le référentiel psychanalytique qui, seul, permet de comprendre un peu l'inquiétante étrangeté de certains comportements humains. Et la résistance (inconsciente) à la vérité de la clinique.

Plus que les carences économiques et politiques -contextes indéniables des troubles sociaux et de beaucoup de pathologies mentales -, le manque de parole sur le désir, la perte même de désir qui sont à la source de la psychose et du passage à l'acte, doivent être au cœur des préoccupations des travailleurs sociaux et de leurs dirigeants. Les centres de formation, plus qu'à un saupoudrage de savoirs théoriques (qui sont disponibles dans toutes les bibliographies, toutes les bibliothèques et sur Internet), devraient s'appliquer à un apprentissage, par une pratique, des phénomènes relationnels, institutionnels, rencontrés dans les petits groupes, les familles et les couples. Le travail sur l'altérité, comme le travail sur la loi, requièrent une pédagogie appropriée. Celle-là même qui pourrait être opérationnelle dans la future activité professionnelle et servir, au long de son parcours, à accompagner le travailleur social. Ce que Jacques Lévine a appelé, mieux que l' "analyse de pratique ", "le soutien au soutien ". Entre nous, dans les écoles actuelles, je crains, en ce domaine, un manque. Et dans certaines institutions, il faut bien constater que, faute d'une éthique et d'une référence éclairante pour la clinique, l'erreur entre de tous côtés comme l'eau dans un navire en détresse. »

Bernard Montaclair Contact : 322, boulevard des Belles-Portes - 14200 Hérouville-Saint-Clair - E-mail :monta2@wanadoo.fr.

Notes

(1)  Et auteur de Moments thérapeutiques - Ed. érès, 1998 et, avec Pierre Ricco, de Former des éducateurs - Ed. érès, 1999 - Voir ASH n° 2160 du 31-03-00.

(2)  Voir ASH Magazine n° 14 de mars-avril 2006.

(3)  JE est un autre - Jacques Lévine et Jeanne Moll - Ed. ESF, 2001.

(4)  Sigmund Freud - Ed. PUF, 1973.

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