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Limites des professionnels, ressources des personnes accompagnées

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Jusqu'où soigner, rééduquer ? De la naissance de Nicolas Perruche, venu à la vie avec un lourd handicap non décelé lors du diagnostic prénatal, à la mort voulue par Vincent Humbert, tétraplégique à la suite d'un accident de voiture, c'est bien la question de la valeur de l'existence, et plus particulièrement d'une existence en situation de handicap, qui se trouve posée.

Largement ouvert par la science, le champ des possibles est source de questionnements inédits et de problèmes humains très complexes. Toute vie est-elle digne d'être vécue ? « Que l'on soit valide ou pas, la quête de l'autonomie constitue l'un des objectifs de la vie », souligne Marie-Sophie Desaulle, présidente de l'Association des paralysés de France (APF) (1). Mais, en raison des difficultés qui entravent leur liberté de mouvement jusqu'à nécessiter, parfois, un besoin constant d'aidants, les personnes handicapées se trouvent en position déséquilibrée dans leurs relations à autrui. Comment peuvent-elles préserver leur dignité et leur droit fondamental à l'intimité alors qu'elles sont tributaires d'un tiers pour les soins les plus intimes ?Et jusqu'où les accompagner dans leurs choix ? De tout cela, il est urgent et vital de parler « pour sortir de notre solitude fondamentale et élaborer ensemble la trame d'une démarche éthique », souligne Jean-Michel Hennebel, cadre de santé en rééducation.

Connaître ses limites

« Quelles que soient notre profession et notre fonction dans une équipe, le travail auprès de personnes handicapées et de leur famille nous confronte en permanence à nos limites », explique Elisabeth Zucman, présidente honoraire du groupe Polyhandicap France. Ces limites intériorisées sont d'ordre à la fois professionnel et personnel. Au plan professionnel, la première des limites est constituée par le « gouffre entre une technicité forcément réduite et l'idéal de réparation qui nous a placés là où nous sommes », développe la spécialiste. En outre, malgré l'étendue des savoirs et de l'expérience dont on peut disposer, il y a aussi ce sentiment de limitation intellectuelle qui naît devant la complexité des situations rencontrées. Au niveau personnel, les attachements, conscients et inconscients, qui se nouent entre les personnes handicapées, leurs familles et les professionnels ont forcément un impact sur ces derniers.A la fois « parce que la douleur d'autrui déclenche en chacun de nous une naturelle empathie, et que nous pouvons atteindre les limites de nos capacités de ressentir avec la personne accompagnée. Et aussi parce que le sort qui la frappe nous rappelle constamment notre humaine fragilité : professionnellement situés, aujourd'hui, de l'autre côté de la table, nous sommes aussi ceux qui, demain, seront dépendants des soins d'autrui. »

En fonction de son histoire et de sa personnalité, de son avancée en âge et en expérience, de l'étendue de ses responsabilités, voire de son pouvoir, chacun s'accommodera de ces limitations. Mais, elles constituent pour tous un vécu lourd à porter seul, surtout dans certaines vies d'équipe au sein de foyers ou de maisons d'accueil spécialisées où les professionnels sont très solitaires parce qu'extrêmement peu nombreux, ou quand leur lieu d'exercice est le domicile. Pour se préserver, le processus défensif le plus classique est le déni, à la source de redoutables conduites professionnelles de toute-puissance, explique Elisabeth Zucman. Le déplacement constitue un autre mécanisme d'auto-soutien. Plus subtil, il consiste à imputer la raison des limites de son action à d'autres : la personne handicapée, sa famille, les collègues, le directeur, l'association gestionnaire, la tutelle, les réglementations... Ne seront alors plus en cause les capacités limitées du professionnel, mais la multiplicité des déficiences de la personne - « cet autre qui ne se laisse pas guérir malgré nos injonctions éducatives et rééducatives », souligne Hervé Ledoux, directeur de deux centres médico-éducatifs de l'association Handas, à Amiens. Ou bien le rôle néfaste de sa famille qui détricote le week-end le travail effectué pendant la semaine.

Evidemment, ni le refoulement, ni le déplacement ne peuvent résoudre ce qui, en aucune manière, ne représente une faute. « Nos limites professionnelles et personnelles doivent être reconnues pour ce qu'elles sont », insiste Elisabeth Zucman : « inévitables, parce qu'inhérentes aux professions risquées, valeureuses, don-quichottesques que nous avons choisies ». Aussi est-ce comme telles qu'il faut les accepter, par un travail individuel et collectif. Il faut aussi pouvoir passer la main, quand on sent, à un moment donné, qu'on a atteint ses limites. Et savoir écouter ce que disent les personnes handicapées de leur amour de la vie et de leurs désirs qui sont ceux de tous.

En matière d'affectivité et de sexualité des personnes déficientes intellectuelles, cette écoute est relativement nouvelle - et pas forcément toujours très développée, souligne Dominique Ravel, administratrice de l'Union nationale des associations de parents et amis de personnes handicapées mentales (Unapei).Il est rare qu'on aborde la question de la vie amoureuse des personnes handicapées mentales en termes d'épanouissement et de maturité, c'est-à-dire de situation normale à laquelle personne n'échappe, explique-t-elle. Les parents l'envisagent très souvent comme un « problème » qu'ils n'imaginaient pas voir surgir. D'ailleurs, pourquoi leur enfant aurait-il besoin de quelqu'un d'autre qu'eux qui lui sont indispensables ? Ainsi, certaines familles qui ont souhaité et revendiqué l'autonomie de leur enfant et ont tout fait pour l'intégrer en milieu ordinaire sont prêtes, pour le protéger, à poser les pires interdits lorsqu'il s'agit de sexualité. Elles craignent que le jeune souffre, qu'il soit dominé par un autre et subisse des pressions auxquelles il ne pourrait pas répondre. Elles redoutent aussi le regard des autres. « Nous devons néanmoins accepter, pour ces adolescents et adultes déficients, que leur vie amoureuse passe, tout comme la nôtre, par un besoin affectif important qui, éventuellement, aboutira à une vie sexuelle, partagée ou solitaire », insiste Dominique Ravel.

En famille, les limites posées seront celles qui ne menacent pas l'équilibre du groupe. En foyer, la vie affective est possible, à partir du moment où la personne se conforme aux règles de vie de la communauté. Mais certaines institutions préfèrent poser des interdits en matière de sexualité, explique l'administratrice de l'Unapei. Aussi restrictifs soient-ils, ces principes peuvent avoir un effet éducatif s'ils sont discutés et analysés régulièrement pour être adaptés à chaque situation. « Il n'est pas rare de constater que l'interdit permet à la personne handicapée mentale d'être "contenue" dans un cadre qui lui convient. » Quand leur besoin de tendresse est comblé, certains résidents resteront au stade d'une relation amoureuse platonique. Le cas échéant, pour qu'ils puissent pratiquer leur sexualité en solitaire, le foyer devra leur apprendre à s'y livrer dans un lieu privé. En revanche, la constitution de couples est beaucoup plus difficile à accepter en collectivité. C'est pourquoi certains foyers donnent la possibilité aux personnes de vivre dans la cité avec l'aide d'un service d'accompagnement. « Notre imagination, nos expériences, leurs nouvelles envies, font reculer les limites, nos limites », constate Dominique Ravel.Cependant, il est essentiel de ne pas brûler les étapes et de ne jamais laisser les intéressés seuls face à leurs difficultés. Celles-ci peuvent évidemment se renouveler quand, après la sexualité et la vie de couple, le désir d'enfant ou l'enfant lui-même surviennent. « Jusqu'où iront ces personnes à force d'autonomie ? Jusqu'où sommes-nous, nous-mêmes, capables d'aller dans notre recherche de leur autonomie et dans nos remises en question ? » Il ne peut y avoir de réponse qu'au cas par cas, trouvée collectivement avec la personne concernée.

C'est aussi la qualité de l'accompagnement qui pourra aider un jeune atteint d'une maladie neuromusculaire évolutive à s'approprier ses choix et ses désirs, en dépit de l'hypothèque que sa pathologie fait peser sur ses projets d'avenir. « Ecoute-moi, parce qu'il ne faut jamais renoncer », témoignent Christelle, 36 ans, et François, 35 ans, qui souffrent de myopathie. Malgré une indépendance physique très limitée, ces jeunes adultes sont bien décidés à « bouffer la vie », comme le dit Christelle. Et la vie, c'est bien sûr aussi la vie amoureuse.Christelle la partage avec « un valide » depuis 16 ans. Penser à avoir un enfant ? Oui, et se battre pour ce faire 12 années durant, y compris devant le tribunal administratif afin de décrocher l'agrément nécessaire à une adoption. Pour François aussi, le « projet principal est de trouver l'amour ». Dans ce but, le jeune homme s'est inscrit sur plusieurs sites de rencontres électroniques. Avec des bonheurs divers car, au début, François avait commis « l'erreur de ne pas avouer tout de suite [ses] handicaps ». Or il est ensuite beaucoup plus difficile de les faire accepter, explique-t-il, soulignant que lui-même a du mal à se représenter la façon dont les autres perçoivent son physique.

« Vivre, c'est prendre des risques, et dans le cas des sujets atteints de pathologies lourdes et évolutives, cette assertion n'a pas à être invalidée », commente Marie-Christine Jean.Dans cet esprit, la directrice du service régional Nord-Pas-de-Calais de l'Association française contre les myopathies invite les professionnels à concevoir leur fonction comme une sorte d'étayage aidant les personnes à mobiliser leurs compétences et leurs ressources. Et à se trouver des raisons d'espérer, complète une psychologue du service formation de l'APF, car, « pour notre part, nous ne pourrons jamais donner à l'autre des raisons d'exister ». « C'est lorsque les perspectives de vie ne présentent plus suffisamment d'attrait ou comportent trop de souffrances ou d'humiliations qu'un sujet peut se mettre à penser que sa propre vie n'a plus de valeur et de dignité », ou que des tiers directement concernés peuvent le penser pour lui, s'il ne semble pas en mesure de juger par lui-même, explique le sociologue Patrick Pharo. Aussi, affirme-t-il, la responsabilité de la société est-elle de chercher à offrir à chacun un système d'opportunités suffisamment gratifiant et ajusté à ce qu'il est pour rétablir la valeur et la dignité de sa vie, s'il lui arrivait d'en douter. Caroline Helfter

PERMIS DE VIVRE ?

Les personnes que leur situation de handicap rend très dépendantes d'autrui expliquent qu'elles vivent, au quotidien, de nombreuses situations à la limite du supportable. « C'est particulièrement vrai dans les structures médicalisées », précise Dominique, 48 ans, qui se félicite de les avoir quittées : « on a trois minutes pour faire pipi, mais il faut attendre quand on tombe par terre parce que le professionnel, occupé à côté, ne peut venir ramasser tout de suite la personne handicapée ». Pour Valérie, 37 ans, qui a aussi vécu en foyer de l'âge de 4 à 21 ans, cet accueil a constitué une chance. « Là, j'avais la place de bouger, et j'ai pu me faire des camarades et être scolarisée », souligne-t-elle.Cependant, tous ses souvenirs ne sont pas radieux. Les plus douloureux ont trait à la rééducation. « Loin d'en ressentir un quelconque bien-être, je ressortais plus mal qu'avant de ces séances », explique Valérie, évoquant aussi bien l'épreuve quotidienne de « verticalisation » que les moments de balnéothérapie qui lui étaient imposés- alors qu'elle déteste l'eau.Richard, 54 ans, a également passé des heures immobilisé en position verticale. « Jusqu'à ce que, quelques années plus tard, on découvre que cela ne servait à rien... » Le problème, fait-il observer, c'est que les professionnels manquent d'humilité et ne dialoguent pas suffisamment avec la personne handicapée, ni avec ses parents, pour arriver à des compromis thérapeutiques.Ainsi ont-ils du mal à dire : « je ne sais pas » ou bien : « vous pouvez peut-être essayer ça, mais je ne suis pas sûr que cela soit efficace ». Dominique a payé de plusieurs tentatives de suicide - dont la première à l'âge de 10 ans - ce genre de conduite obstinée. « On m'avait dit que je marcherai, explique-t-elle.Alors, malgré la douleur, j'ai mis toute ma volonté dans la kinésithérapie, mais ça n'a pas "marché ". Et comme les médecins ne voulaient pas s'avouer vaincus, c'est moi qui ai culpabilisé de ne pas être l'enfant idéal. » Certains verdicts scolaires peuvent aussi tomber comme des couperets. Que l'on réussit, parfois, à esquiver. Ainsi Richard, jugé incapable de franchir la barrière de l'école primaire, est titulaire de trois maîtrises et de deux DESS. Il n'empêche : « on en a un peu marre d'avoir à passer continuellement nos examens de permis de vivre », résume-t-il.

Notes

(1)  Lors des journées d'études intitulées « Pratiques professionnelles et situations limites », organisées à Paris les 1er, 2 et 3 février par l'APF : 17, boulevard Auguste-Blanqui - 75013 Paris - Tél. 01 40 78 69 52.

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