Actualités sociales hebdomadaires : 18 mois après la mobilisation des professionnels lors de la semaine des états généraux (1), rien n'a bougé. Le désengagement de l'Etat se poursuit au détriment de l'action sociale envers les exclus. N'était-ce qu'un feu de paille ?
Michel Chauvière : Il ne s'agissait pas seulement de la mobilisation de travailleurs sociaux. C'était celle de toutes les personnes concernées par le social en actes : nous avons touché aussi des universitaires, des chercheurs, des fonctionnaires et des usagers -lesquels, même s'ils n'étaient pas très nombreux, ont su prendre la parole. Si la situation s'est aggravée, c'est que le rouleau compresseur néolibéral continue à avancer... L'échéance maintenant, c'est la présidentielle de 2007.
Quant à la mobilisation, elle est loin de n'avoir eu aucun effet. C'était une façon de dire à tous ceux concernés par le social : « arrêtons de nous plaindre et reprenons-nous en main où que nous soyons ! ». De ce point de vue, elle a permis de faire renaître le débat et de libérer la parole, un peu partout, sur le travail social, les formations, le rôle des cadres... Avec des suites :nous sommes engagés dans un vrai travail avec certains élus du PS et du PC. De même, bon nombre d'entre nous se sont mobilisés sur le terrain de la protection de l'enfance. Il y a aujourd'hui un vrai front pour refuser son absorption dans la prévention de la délinquance. C'est loin d'être négligeable. Le débat continue.
Il n'empêche que le raz-de-marée envisagé n'a pas eu lieu. Surtout, le mouvement a entraîné peu de réactions de la part de la direction générale des affaires sociales (DGAS) et du ministère en charge des affaires sociales...
- Ce n'est pas de notre fait. Nous n'avions pas l'intention de renverser un système, mais de reprendre la parole. Or il nous semble que ni le ministre en charge des affaires sociales, ni la DGAS ne veulent être à l'écoute des travailleurs sociaux et des usagers. Il y a bien eu quelques paroles rassurantes sur l'avenir du travail social et des qualifications de Jean-Jacques Trégoat, directeur général de l'action sociale, devant le Conseil supérieur du travail social. Mais pas l'ouverture d'un véritable dialogue. Il faut dire aussi que la DGAS a perdu beaucoup de sa capacité politique d'agir avec la nouvelle phase de la décentralisation.
Le refus de structurer votre mouvement en comptant sur la démocratie participative n'était-il pas une belle utopie, mais irréaliste stratégiquement ?
- C'est une question que je me suis souvent posée. A-t-on fait le bon choix stratégiquement ? Il était conforme à la culture d'éducation populaire du secteur et à la volonté d'être un mouvement de terrain, d'animation, de débat. C'est ce qui en a fait aussi sa fragilité : quand il n'y a pas de ligne politique incarnée par quelqu'un, il y a du flottement et le message est moins clair. Mais ce qui nous a surtout manqué, c'est le relais des grandes organisations du secteur. Les CEMEA, la CPO [Conférence permanente des organisations professionnelles du social] et les Clicoss [comités de liaison et de coordination des services sociaux] ont soutenu explicitement « 7, 8,9 VEGS », les autres beaucoup plus mollement.
Beaucoup ont vu dans les états généraux un mouvement sympathique, mais nostalgique des années 70...
- C'est ce qui nous a souvent été renvoyé : que nous refusions la modernisation du travail social. J'ai déjà répondu que ce n'était pas le travail social qui était en cause, mais l'action sociale comme politique publique. Quelle que soit la forme, y compris moderne, du travail social, celui-ci a besoin d'un pilotage national, surtout dans un contexte décentralisé. C'est une question de philosophie politique, de signification de l'égalité et de la solidarité, qui n'a rien à voir avec une quelconque nostalgie des années 1970, où les choses n'étaient pas non plus idéales. Depuis la circulaire Questiaux de 1983, il n'y a plus d'énoncé politique fort sur le social ! C'est grave.
Par ailleurs, s'il a été en phase avec une génération de militants, le mouvement a aussi mobilisé de jeunes professionnels, surtout en province, qui ne savent plus pourquoi ils agissent. Notamment à l'est d'un axe Lille-Paris-Orléans-Lyon-Marseille où la crise sociale est plus visible. La tranche d'âge qui a manqué à l'appel, c'est celle dans la force du métier, les 30-40 ans, qui sont pris dans la gestion de plus en plus procédurière du social et ont parfois la faiblesse d'y croire.
Les cahiers de doléances sont quand même dominés par le refus de la fin de l'Etat providence et de la décentralisation. Ces prises de position ne disent rien sur la nécessité de devoir s'adapter à la nouvelle donne...
- Sans Etat providence et sans argent public, il n'y a pas de travail social ! Je ne crois pas d'ailleurs que ceux qui veulent moderniser le travail social aient l'intention de le faire sortir de l'Etat providence ! L'Etat social s'est construit à la fin du XIXe siècle sur des fondamentaux comme l'égalité et la fraternité républicaines et a permis le développement d'une offre de services publics d'équipements et de professions dédiées au traitement de la question sociale. Sans l'Etat social, c'est le retour à la charité. Alors si cette vision des choses est ringarde, je veux bien être ringard. Pour moi, le cycle de l'Etat providence n'est pas fini : bien qu'on nous annonce, depuis le milieu des années 1970, que la France n'a plus les moyens de payer son modèle social, aucun gouvernement n'a encore réussi à détruire notre système d'aide sociale et de sécurité sociale. Le travail social est encore protégé par celui-ci et il faut tout faire pour le défendre.
Quant à la décentralisation, c'est une autre paire de manches. Autant sur le maintien de l'Etat providence, à « 7, 8,9 VEGS » nous étions unanimes, autant sur ce point-là, il y a eu discussion. Et les états généraux ont contribué à ouvrir le débat, qui est devenu très vif et très clivé sur les formations sociales. Mais le mouvement n'est pas en soi contre la décentralisation, même si, pour ma part, j'estime préférable de dépendre de l'administration pérenne plutôt que d'être soumis aux jeux politiques locaux.
N'est-il pas temps néanmoins de se demander si l'on n'est pas à la fin d'un modèle de travail social et de s'interroger sur ce qu'il doit être dans une société néolibérale : qu'est-ce qu'il doit abandonner de sa culture, de ses pratiques ?Qu'est-ce qu'il doit au contraire acquérir pour éviter justement de sombrer dans la prestation de service ?
- Je reprends la formule de Lionel Jospin, lorsqu'il était Premier ministre : « Je suis pour une économie de marché et contre une société de marché. » De fait, nous sommes de plain-pied dans l'économie de marché, faut-il pour autant que toute la société soit pensée et animée selon ce format-là ? Vu sa place et son rôle, il n'est pas étonnant que le travail social soit pris dans une tension entre modèle économique et modèle de société. Mais cela n'a pas de sens de parler de la fin d'un modèle de travail social : celui-ci est increvable et toujours plus ou moins intempestif, quelles que soient ses conditions d'exercice et les pressions qu'il subit. Quant à ses activités, elles ont toujours oscillé entre l'intégration, la soumission et la révolte. Si l'on tue une configuration historique, le travail social renaît ailleurs. Déjà, il resurgit ici et là sur un mode plus militant ou même caritatif. Ce n'est pas le travail social qui décline, mais sa forme professionnelle qu'on accuse de coûter trop cher ou de ne pas être suffisamment aux ordres.
Le travail social n'a donc pas à s'adapter à l'environnement ?
- Qu'est-ce que cela veut dire ? S'adapter aux nouveaux problèmes ou aux nouvelles façons de les gérer ? Je crains que ce soit surtout s'adapter aux choix politiques de dépenser moins en exigeant plus. La solution historique de recourir à des professionnels et d'investir dans des équipements de type public pour s'occuper des personnes en difficulté régresse. Pendant très longtemps, la construction de l'appareil français de protection sociale s'est faite hors du politique, qui ne s'en souciait guère. Aujourd'hui, parce que le politique a des exigences de transparence et de productivité, on encadre comme jamais le travail social par des procédures tayloriennes qui étouffent la marge de liberté indispensable aux professionnels de la relation. C'est même une erreur de management, que quelques entreprises très performantes ont abandonnée depuis longtemps!
Quant à l'environnement des problèmes, les professionnels ont été les premiers à s'en soucier et le travail social est depuis longtemps en train de se transformer, tout en assurant le quotidien. Dans l'esprit du service public, il y a une obligation morale de s'adapter. Personnelle-ment, je réfute la critique très en vogue selon laquelle le travail social s'est vautré dans la relation singulière à l'usager alors qu'il devrait s'investir dans le développement local. C'est une erreur d'analyse, il a toujours agi sur les deux registres. Il faut plutôt s'interroger sur la façon dominante de comprendre la nouvelle question sociale aujourd'hui, qui renvoie à la responsabilité personnelle et marginalise les approches globales, y compris au plan local. Pour contrer cela, il faut impérativement revenir aux fondamentaux de l'action publique d'égalité, de solidarité et d'éducation et faire confiance aux professionnels. Ce qui suppose des débats et des controverses pour renforcer la culture du social. C'est ce que nous avons essayé de susciter au travers des états généraux.
Certains évoquent la nécessité de s'ouvrir au travail social marchand...
- Ce serait sacrifier à une représentation néolibérale de la société et de la question sociale. Je m'y refuse. Cependant, il faut être réaliste, le marché est déjà présent dans certains services sociaux : personnes âgées, handicapées, petit enfance... Avec la conversion aux services à la personne, considérés comme une pépinière d'emplois locaux, et l'appa-rition du chèque emploi-service universel, une partie du secteur social est en train de glisser culturellement, sinon économiquement, dans la marchandisation. D'ailleurs les allocations pour l'autonomie ou de compensation sont, à leur manière, des formes de solvabilisation susceptibles de générer des marchés de services, lucratifs autant que non lucratifs, mais dans la concurrence. A mon avis, tout cela doit se faire aux conditions générales de l'action publique et ne pas être laissé aux seules régulations par la concurrence et les prix.
Face à cette évolution, il revient au travail social d'être d'abord sur le front de la pauvreté et de la souffrance psychique, qui se sont développées l'une avec l'autre ; être là où ça fait mal et où on ne sait pas vraiment ce qu'il faut faire. Quand une personne est à la rue et souffre du froid, il faut savoir s'adresser à elle, pas seulement pour lui rappeler qu'elle a des droits ; le droit au logement ne loge pas s'il n'y a pas d'offres. Quand un enfant autiste est en crise, il faut savoir lui parler avec compréhension et intelligence et pas seulement entendre la juste demande de scolarisation des parents. On peut bâtir toutes les grilles d'évaluation qu'on veut, il faut, dans ces situations de crise, prendre au sérieux ce qui arrive et essayer de trouver le chemin. C'est ce que l'on fait encore de mieux pour aider ces personnes à vivre dans la dignité.
Nous devons défendre un travail social de crise et non de gestion tranquille. Ce qui n'empêche pas qu'il faille en parallèle stimuler l'offre d'insertion. Mais les mêmes ne peuvent pas tout faire. Cette responsabilité relève d'abord du politique, donc des élus. Attention à la confusion des rôles, surtout quand nos collectivités locales sont de plus en plus souvent gérées comme des entreprises, à gauche comme à droite !
Propos recueillis par Isabelle Sarazin
L'ouvrage collectif retraçant la démarche des états généraux paraît sous le titre Reconstruire l'action sociale. Outre l'histoire du mouvement, ses réalisations et ses suites, il reprend et développe les thèmes des cahiers de doléances. Il propose également d'autres prolongements à travers diverses contributions sur les politiques sociales, les pratiques, les formations sociales... Au livre est joint le DVD Le social en question, réalisé avec l'équipe d'Aximage, qui retrace les événements forts de la manifestation.
(1) Du 18 au 24 octobre 2004 - Voir ASH n° 2379 du 29-10-04 -