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« Nous avons sorti 6 000 enfants de l'ornière »

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Première défenseure des enfants, Claire Brisset arrive, le 3 mai, au terme de son mandat, non renouvelable. L'occasion de faire avec elle le point sur cette autorité indépendante créée le 6 mars 2000 et son action. Parmi ses recommandations :l'amélioration de la formation des magistrats, des enseignants et des travailleurs sociaux.

Actualités sociales hebdomadaires : Au bout de six ans d'activité, quel bilan faites-vous de l'institution du défenseur des enfants ? Claire Brisset : C'est désormais une institution établie et l'une de celles qui font, parmi d'autres, progresser le droit des enfants dans notre pays. J'ai été nommée lorsque Lionel Jospin était Premier ministre, mais j'ai aussi été constamment soutenue et écoutée par Jacques Chirac sur les questions de fond. Il m'a également protégée du gel budgétaire. D'autre part, la faculté de saisir l'opinion des dysfonctionnements de notre société ne m'a jamais été contestée.

J'ajoute que le bilan est celui de toute une équipe, qui rassemble 25 professionnels du droit, de l'action sociale, de l'éducation et de l'information. Plus 45 correspondants bénévoles dans les départements, qui sont seulement défrayés pour le téléphone et les déplacements. L'un de mes objectifs était d'en avoir cent, un par département, à la fin de mon mandat. Je n'y suis pas parvenue.

La première de vos missions est de débrouiller des cas individuels difficiles, où la loi n'a pas été respectée...

- Nous avons été saisis de 12 000 requêtes individuelles. Nous avons sorti 6 000 en-fants de l'ornière : la moitié. J'aurais préféré pouvoir dire 80 %. Mais nous avons connu des échecs, des situations sans issue. Il y a aussi des personnes qui se trompent d'institution, des adultes qui nous sollicitent pour défendre leurs droits à eux.

Au début, quand nous écrivions aux magistrats pour les alerter sur le cas d'un enfant, l'accueil était plutôt réservé, et parfois nous nous heurtions à des blocages. C'est différent maintenant, et nos signalements sont accueillis avec une grande bienveillance.

Quels sont les types de dossiers qui vous sont le plus fréquemment soumis ?

- Nous avons noté une évolution dans le temps. Au total, un tiers des dossiers relève de conflits familiaux violents, inextricables. La loi nous interdit d'intervenir dans des procédures en cours ou de contester des décisions judiciaires. Il a donc fallu travailler sur une ligne de crête assez étroite. Nous ressaisissons l'autorité judiciaire lorsque l'enfant nous semble en danger ou lorsqu'un dysfonctionnement grave apparaît. Ces cas ne sont pas ceux sur lesquels nous sommes les plus opérationnels.

Deuxième problème en nombre depuis l'an dernier [15 % du total] : celui des enfants étrangers. Les uns sont en famille, avec des parents demandeurs d'asile, déboutés... D'autres sont isolés, exposés à la traite, à la rupture des liens familiaux. Je maintiens que leur place n'est pas dans les zones de rétention. Nous sommes intervenus plusieurs fois à Roissy pour des jeunes sous l'emprise d'une reconduite à la frontière, dans des conditions inadmissibles. Il faut dire aussi que la législation est très compliquée, et qu'elle change tout le temps.

Les questions relatives à l'école restent-elles prégnantes ?

- Elles sont passées l'an dernier de la deuxième à la troisième position. Les actes de brutalité commis par des enseignants ont beaucoup diminué. Après notre rapport de 2003, l'Education nationale s'est mobilisée sur la question. Les dossiers se comptent cette année sur les doigts d'une main. De même, pour les situations d'enfants déscolarisés brutalement.

Reste, en revanche, le problème des enfants handicapés qui sont refusés par l'école ordinaire alors qu'ils devraient y être accueillis, ou bien des enfants polyhandicapés qui ne trouvent pas de place en établissement spécialisé. Dans les deux cas, la France a un retard énorme. J'ai été moi-même dans des établissements en Belgique -où la prise en charge était au demeurant excellente -mais où j'ai vu des enfants de Paris, de Nice, de Toulouse et des départements d'outre-mer ! Même pour ceux du Nord-Pas-de-Calais, qui peuvent faire chaque jour jusqu'à 100 km en taxi aux frais de la sécurité sociale, est-ce rationnel ? Je pense que la rentrée 2006 sera difficile en la matière. La loi du 11 février 2005 ayant mieux affirmé le droit à l'école, les parents exigeront de le voir respecté. Les enfants handicapés devraient avoir plus de droits que les autres, or c'est le contraire. De toutes les situations épouvantables que nous avons rencontrées, ce sont celles qui m'ont le plus choquée.

Etes-vous saisie de difficultés d'ordre social ?

- Oui, de plus en plus, surtout de questions de logement. Le nombre de dossiers [7 % du total en 2005] a presque doublé en deux ans. Nous voyons aussi des demandes liées à la prison et au maintien du lien parent-enfants. Pour nous, la démarche consiste d'abord à vérifier que l'enfant aussi veut garder le contact. C'est difficile, il faut vraiment faire du cousu main. Demeurent les contestations de placement [6 % des dossiers]. Après la justice, la famille, l'Education nationale, l'aide sociale à l'enfance [ASE] est la quatrième institution la plus critiquée [dans 13 % des situations en 2005].

Il n'est pas toujours facile de vous saisir. La loi limite cette faculté aux mineurs, à leurs représentants légaux et aux associations reconnues d'utilité publique qui défendent les droits des enfants...

- Certes, mais toute personne qui a connaissance d'un déni du droit d'un enfant peut nous écrire. Et le défenseur peut alors s'autosaisir. Par exemple, 5 % des dossiers traités nous sont arrivés par les grands-parents. Notre institution a été mise sur pied pour créer du lien social, pas pour opposer des réponses bureaucratiques.

Seconde fonction : identifier des problèmes collectifs et formuler des propositions. Vous ne vous en êtes pas privée. Avez-vous été entendue ?

- Il n'est pas aisé de tirer un bilan en la matière. Le plus difficile n'est pas de faire voter des réformes. C'est même facile quand les politiques sont convaincus de leur bien-fondé comme, récemment, pour le relèvement de l'âge du mariage pour les filles. Le plus compliqué, c'est de faire évoluer les pratiques, donc les cultures et les mentalités.

Par exemple, j'ai parfois choqué en combattant la mise à l'école des enfants dès l'âge de 2 ans. Loin de moi l'idée de renvoyer les femmes au foyer. Mais il faut respecter les temps de l'enfance et celui du bébé est incompressible. Dans son mode de fonctionnement actuel, l'école maternelle ne peut s'en occuper comme il conviendrait dans cette période très importante pour la structuration du langage, l'individuation... Je croyais le contraire au départ, mais j'ai été convaincue par les professionnels et ma responsabilité était de porter ou d'amplifier leur parole.

J'ai aussi milité pour qu'on accorde à l'adolescence toute l'attention qu'elle mérite. Là non plus, je n'ai rien inventé, j'ai appuyé certains dossiers qui me paraissent importants. J'ai assisté à l'inauguration de plusieurs maisons des adolescents à Besançon, à Beauvais, sur le modèle de celles qui existent déjà au Havre, à Paris, Bordeaux, Marseille, Bobigny... Ces structures sont indispensables pour accueillir les 15 % d'adolescents qui ne vont pas bien et leurs familles.

Quels dossiers laissez-vous à votre successeur ?

- Il ou elle aura beaucoup de travail. Je citerai d'abord les questions liées au fonctionnement de la justice. Sur l'écoute de la parole de l'enfant, nous sommes au milieu du gué. On a progressé, mais on n'y prête pas encore assez d'attention. Je plaide pour rendre l'audition de l'enfant obligatoire dans les affaires de divorce ou de séparation, et pour que le juge de la famille soit un magistrat spécialisé, donc spécialement formé. C'est d'ailleurs la formation de tous les magistrats qu'il faut revoir, puisqu'ils auront toute leur vie face à eux des êtres humains, pour la plupart en grande souffrance. Il faut donc absolument intégrer à leur cursus une bonne dose de psychologie et plus largement de sciences humaines. Bien sûr, la fraction du budget de l'Etat consacrée à la justice - 2 % - devrait être considérablement augmentée. Nous avons trois fois moins de juges des enfants qu'en Allemagne (1). Il faut d'autre part absolument développer les alternatives à l'incarcération. Les trois quarts des adolescents en prison sont des prévenus. C'est comme si, à l'hôpital, on mélangeait les grippes et les méningites.

Vous faites une recommandation inverse pour les travailleurs sociaux : davantage de droit...

- Effectivement. Leur formation est actuellement centrée sur la psychologie, qui est bien sûr indispensable, mais ils sont trop peu armés en droit. Ils devraient mieux connaître le droit de la famille et de la filiation, les règles de l'autorité parentale et des tutelles, le droit des étrangers, et d'une manière plus générale le fonctionnement de la justice... dont ils auront besoin constamment. La psychologie ne doit pas être la seule clé d'analyse des travailleurs sociaux. Certains utilisent des concepts abusivement tirés de la psychanalyse. Si bien que certaines familles ne savent plus à qui elles ont affaire.

Il faut aussi offrir aux travailleurs sociaux des possibilités de progression et d'évolution au cours de leur vie active. Ils devraient pouvoir passer de l'ASE à la protection judiciaire de la jeunesse, par exemple, ou l'inverse. Certes, dans les deux cas, le travail est aussi dur, mais avec un autre angle, une autre respiration.

Globalement, les travailleurs sociaux restent une armée de l'ombre, mal connue, mal reconnue, mal rémunérée. Ils sont parfois en nombre insuffisant : dans certains départements, un éducateur doit suivre 45 enfants en milieu ouvert, contre 15 dans d'autres. Plus globalement, la « commande sociale » à leur égard reste ambiguë, ce qui ne peut qu'accroître leur malaise.

D'autres chantiers en cours ?

- L'école : là encore, il faut modifier la formation des enseignants et y inclure une part beaucoup plus importante de psychologie et de psychopédagogie. Il faut aussi que l'on change la façon de parler aux enfants. J'ai des exemples de livres destinés aux élèves des collèges qui sont incompréhensibles, même pour les citoyens cultivés. Quant aux programmes, certains sont de véritables machines à exclure.

Que pensez-vous de la réforme de la protection de l'enfance, telle qu'elle est annoncée par le ministre, Philippe Bas (2)  ?

- Elle va dans le bon sens et reprend d'ailleurs beaucoup de mes suggestions, je ne vais pas m'en plaindre ! A une réserve près, mais qui est très importante. Il manque en amont un cahier des charges, un référentiel, qui devrait être défini conjointement par les départements, l'Etat, le défenseur des enfants, l'inspection générale des affaires sociales, les grandes associations... Il faudrait aussi que les mêmes s'assurent du respect de ce cahier des charges, en aval. Conjoin-tement : c'est une condition fondamentale. Je sais que les auteurs du projet de loi y réfléchissent.

Quel serait le profil idéal de votre successeur ?

- Avant tout quelqu'un de libre. Bien sûr, chacun a ses convictions, son histoire personnelle et professionnelle, son bulletin de vote. Mais il doit être capable de s'en extraire, être libre de toute allégeance, pour suivre un fil rouge, un seul : celui de l'intérêt supérieur de l'enfant.

Il aura besoin de davantage de moyens, puisque les demandes adressées à l'institution ne cessent d'augmenter. Il faut en particulier étendre le réseau des correspondants à tous les départements, y compris outre-mer, où il y a fort à faire. En tout cas, la fonction est passionnante, car elle touche à la santé, à l'éducation, à la justice, aux discriminations... à la vie tout entière.

Et pour vous, c'est la retraite ?

- Non, je n'ai pas du tout l'intention de m'arrêter ! J'ai beaucoup de choses à faire, mais je ne sais pas encore dans quel cadre.

Propos recueillis par Marie-Jo Maerel

Notes

(1)  Sur ce sujet, Claire Brisset publie le 3 mai un livre intitulé Rendre justice aux enfants aux éditions Anne Carrière.

(2)  Voir ASH n° 2448 du 24-03-06.

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