Ils n'ont rien vu ? Substituant un point d'interrogation à la formule exclamative couramment employée pour dénoncer l'incurie des acteurs de la protection de l'enfance, la psychologue Catherine Sellenet invite à passer de la mise en accusation à la mise en question. Comment des affaires aussi monstrueuses que celle d'Angers ont-elles pu se produire (voir ASH n° 2398 du 11-03-05 et ASH Magazine n° 14, mars-avril 2006), alors que la plupart des familles coupables de pédophilie, d'inceste et de violences sur mineurs étaient connues ou suivies par les services sociaux ? Faiblesse du diagnostic, morcellement des informations entre les intervenants, déménagements des familles vers d'autres quartiers et absence de transfert des données : à Angers, tous ces éléments ont joué un rôle.
Catherine Sellenet pointe aussi « la méconnaissance ethnosociologique » qu'ont les travailleurs sociaux des milieux pathogènes et déviants. A trop psychologiser des problèmes qui ont aussi un ancrage socio-économique, on risque d'oublier le contexte délétère dans lequel vivent certaines familles, souligne-t-elle. A cet égard, le défaut de formation des éducateurs, qui les amène à passer plus de temps à dessiner des génogrammes familiaux et à rechercher des fractures personnelles qu'à se pencher sur l'environnement des enfants, lui semble très préjudiciable car il aboutit à des « points aveugles » dans l'évaluation des situations. Aussi, l'auteur recommande, notamment, de familiariser les travailleurs sociaux à l'utilisation du modèle d'analyse systémique mis au point par le psychologue Urie Bronfenbrenner, qui propose une lecture multifactorielle du développement de l'enfant.
Apprendre à observer, et pas uniquement à écouter, est indispensable. Les professionnels doivent également bénéficier de temps de régulation pour éviter « le vide de pensée qui donne du pousse à agir », selon une formule empruntée au psychologue René Clément. Reste à savoir, aussi, comment intervenir. « De l'éviction du parent à la mode du "tout parent" et du "parent investi ", les effets de balancier sont fréquents dans le champ social », explique Catherine Sellenet, qui invite à se défier d'une logique binaire souvent idéologique. A la différence de Maurice Berger, pédopsychiatre, elle estime qu'une « parentectomie » s'impose rarement, et plaide pour une pratique comme celle du « placement à domicile », initiée par la Sauvegarde de l'enfance dans plusieurs départements : l'enfant est placé sous la responsabilité du service de protection mais continue à habiter chez ses parents. A l'instar de l'hospitalisation à domicile, cette formule n'est pas adaptée à toutes les situations, ni toujours suffisante dans la durée. Mais elle est une figure possible de la relation d'aide et une illustration, parmi d'autres, de ces innovations de terrain qui devraient être mieux capitalisées et théorisées pour enrichir la palette de réponses des professionnels.
L'enfance en danger. Ils n'ont rien vu ?- Catherine Sellenet - Ed. Belin - 19 €.