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Protection de l'enfance : quelle réforme pour un dispositif en tension ?

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Alors que le projet de loi réformant le dispositif de protection de l'enfance doit être présenté prochainement au conseil des ministres (1), Michèle Pondaven, consultante au cabinet Cirese, analyse les « tensions structurelles fortes » qui traversent le système français, tensions dont les régulations lui semblent « impensées ». Quant à Marie-Claude Assouline, responsable du service social aux patients du centre hospitalier psychiatrique Sainte-Anne à Paris, elle insiste sur la place centrale que cette refonte devrait accorder au concept de « bientraitance », qui nécessiterait cependant une définition consensuelle pour devenir une référence commune.

Michèle Pondaven Consultante au cabinet Cirese (2)

Confrontations de légitimités et légitimité des confrontations

« Alors que des modifications législatives sont annoncées en 2006 pour améliorer la prise en charge des mineurs protégés, il convient d'analyser les tensions qui traversent le dispositif français de protection de l'enfance. Parmi elles, figure la mutation des nombreuses représentations ayant cours sur la famille, son rôle, les normes fluctuantes de la parentalité. Les évolutions des biotechnologies, du droit, du lien de conjugalité et du lien de filiation, de la relation d'autorité rendent impossible un constat univoque sur les évolutions à l'œuvre dans ce domaine.

La demande sociale, en outre, se fait paradoxale. L'appel pressant fait au judiciaire en matière d'éducation s'entend dans un mouvement général de la société française : le droit est sollicité pour dire la nature des liens sociaux et les réguler... au détriment d'autres logiques, politiques, économiques, sociales. Or le judiciaire ne peut remédier à des problèmes aussi fondamentaux que l'affaiblissement de la fonction parentale, la montée du chômage, l'accroissement des inégalités.

Le regard porté sur ses usagers change lui aussi, avec le risque d'une stigmatisation des défaillances parentales et d'instrumentalisation de la fonction éducative : il ne s'agirait plus de prendre en considération des adultes en difficulté dans leur rôle parental et de les aider à recouvrer la plénitude de leurs responsabilités mais de désigner et de sanctionner des coupables. Ce qui n'est pas le moindre des paradoxes alors que l'on promeut le droit des usagers de l'action sociale.

Par ailleurs, le champ de la protection de l'enfance fait l'objet d'un profond malentendu. Le public n'en connaît que le traitement médiatique souvent complaisant : les violences intra-familiales, les conduites pédophiles, la délinquance répétitive des jeunes font des titres accrocheurs. La justice des mineurs devient un enjeu sécuritaire, les défaillances de l'autorité parentale sont stigmatisées comme seules responsables de la prolifération de "sauvageons "... La multitude des acteurs (victimes, avocats, services sociaux, écoles, médias...) fait émerger une nébuleuse d'intervenants qui n'a plus de langage commun. Les normes s'entrechoquent, les contradictions foisonnent... Le traitement des situations soulève en permanence des questions de compétence, de légitimité, qui soulignent les limites, le cloisonnement et le morcellement du traitement social.

Cette situation est liée à l'organisation actuelle du dispositif : avec la décentralisation, la répartition des compétences a créé un système qui établit de singuliers rapports de force entre les acteurs, dont certains sont à la fois payeurs, contrôleurs et opérateurs. Les enjeux politiques sont doublés d'enjeux techniques et engendrent, de fait, des tensions structurelles. Ainsi, la rupture de la connivence institutionnelle des associations avec les pouvoirs publics se manifeste nettement dans la loi du 2 janvier 2002. Elle ne vient cependant que confirmer des évolutions déjà à l'œuvre. La légitimité des élus locaux à identifier les besoins se confronte à celle des associations, qui courent le risque d'être sollicitées exclusivement sur leur compétence d'opérateurs. La coopération établie entre les administrations publiques et les associations sur la base d'une reconnaissance civique et professionnelle se transforme et se déplace vers le registre de prestations de service public.

Impossible consensus

Comment définir la dynamique de ce dispositif ? Elle est la résultante de confrontations de légitimités et de tensions structurelles fortes dont les régulations sont impensées. De cette lecture, il ressort qu'il ne peut y avoir de consensus, au sens de convergence permanente d'intérêts. Les rapports entre toutes les instances - département, protection judiciaire de la jeunesse, magistrats, associations, usagers - sont nécessairement dialectiques. Pour que le système reste viable, des régulations s'imposent à de multiples niveaux. Le deuxième acte de la décentralisation ne prévoit pas d'évaluation des politiques départementales territorialisées (hormis les expérimentations) ni d'instances de régulation pourtant réclamées depuis leur abandon rapide dès 1986. Les propositions d'amélioration du dispositif actuellement discutées et les initiatives des différents acteurs publics et associatifs sont importantes, en ce qu'elles posent en préalable un débat éclairé et argumenté entre les parties prenantes, promeuvent l'évaluation des politiques et des pratiques sociales, le regroupement des associations de protection de l'enfance, etc.

Les politiques sociales, dont la protection de l'enfance, sont prises dans les bouleversements globaux de la conduite des politiques publiques. L'action publique s'exerce principalement aujourd'hui à partir de territoires, les politiques locales et les problèmes à traiter le sont dans une dialectique des acteurs et des contraintes institutionnelles, qui pose le problème de la cohérence globale et de la place de chacun dans les indispensables formes de régulation. Une réponse est l'approche en termes de "gouvernance ", vocable aux acceptions et aux utilisations idéologiques multiples, qui soulève deux questions centrales dans les transformations actuelles de l'action publique : comment faire tenir ensemble cet univers fragmenté, polycentrique et controversé qu'est celui de la fabrication des politiques sociales ? Quel rôle l'instance politique peut-elle jouer dans cet univers ? La "gouvernance territoriale" vise en dernier ressort à créer les conditions d'un pouvoir organisé et d'une action collective. Il nous semble que cette notion renvoie à une vision d'une société vertueuse où les acteurs n'auraient d'autres soucis que de s'entendre entre eux pour faire tenir ensemble leurs "finalités vécues ".D'où le risque d'euphémisation, voire de négation problématique, des conflits et des rapports de force existants. C'est pourquoi il convient d'insister sur la légitimité des confrontations de tous ordres. Comprendre que ce monde social est construit par des conflits permanents permet de leur donner une dimension politique et stratégique. »

Contact : Cabinet Cirese - 47, rue Eugène-Oudiné - 75013 Paris - Tél.01 44 23 70 30. Marie-Claude Assouline Conseillère technique, responsable du service social aux patients du centre hospitalier psychiatrique Sainte-Anne à Paris

« Le concept de bientraitance doit guider la refonte du dispositif »

« Des problèmes éthiques se posent à nous quotidiennement dans les rencontres avec les enfants, les familles et les institutions. Notre préoccupation est de donner du sens au travail social spécialisé en lien avec celui de nos partenaires dans la cité. Et nous souhaitons pouvoir continuer à réfléchir en pluridisciplinarité aux paradoxes et contradictions existant au sein de l'hôpital public... En effet, si des progrès notables sont réalisés concernant le paramétrage des soins, les difficultés persistent quant à celui du "prendre soin" des personnes accueillies, au sens de la prise en charge globale de leur situation toujours singulière.

C'est pourquoi nous suggérons que la loi sur la protection de l'enfance affirme en préambule la référence au concept de bientraitance. Celui-ci, introduit par la pédopsychiatre Myriam David, pionnière en santé mentale pour la petite enfance, a été largement repris et défini dans ses éléments constitutifs par Marceline Gabel, Frédéric Jésu et Michel Manciaux (3). Pour nous, il ne s'agit pas de définir un idéal philosophique ou militant, mais d'inscrire dans la loi, à partir d'une longue pratique professionnelle dans le champ du social et de la psychiatrie, les progrès réalisés dans les analyses des traitements réservés aux enfants (mauvais traitements avérés, bons traitements à promouvoir), en interaction avec les attitudes et conduites des adultes.

La bientraitance permet à un enfant de grandir et de se construire en tant que sujet. La relation avec l'adulte - en premier lieu avec ses parents - est nécessaire à cette construction. Les soins des professionnels ne peuvent pas se substituer à ceux des parents, ils sont autres. Ce qui implique que, dans nos rencontres avec les familles, nous puissions proposer partage, cohérence, authenticité, rigueur, respect de la dignité de l'autre.

Par "bientraitance ", nous entendons le "soin à l'enfant" répondant à ses besoins fondamentaux et s'inscrivant dans un processus complexe et conflictuel mettant en scène des composantes affectives, cognitives, sociales et idéologiques. Mais il est essentiel que cette notion de "prendre soin" puisse être prise dans le sens de Holding, comme le définit Winnicott, cadre relationnel très exigeant, indispensable à la rencontre avec les enfants et les familles et qui permet l'expression de la souffrance, en particulier de la souffrance psychique. Celle-ci est forcément plus difficile à communiquer parce que plus intime, plus personnelle, plus indéfinissable par le sujet lui-même, mais aussi plus difficile à entendre, à porter, à supporter pour les professionnels.

Ce concept de bientraitance doit guider la refonte du dispositif de protection de l'enfance, qu'il s'agisse de l'intervention administrative, judiciaire et sociale ou de la prise en charge de l'enfant et de son entourage dans leur environnement. Il doit également favoriser l'émergence de bonnes pratiques reconnues et partagées par tous.

La bientraitance a pour effet une modification du regard porté sur les familles, en les réhabilitant comme actrices de leur propre projet de vie et de celui de l'enfant et en leur apprenant à aborder les questions d'éducation autrement qu'en termes de contrôle, de contrainte et de conflit. Elle consiste aussi à rechercher chez elles les ressources et les compétences à promouvoir face aux carences, aux dysfonctionnements ou à la maladie mentale d'un parent ou de l'enfant.

Reconnu par de nombreux professionnels, le concept de bientraitance nécessiterait cependant une définition consensuelle pour devenir une référence commune (en particulier entre l'hôpital, l'Education nationale, la justice, les services du conseil général). Ce n'est qu'au terme d'une réflexion collective que pourrait émerger une définition commune aux différentes institutions interagissant autour de l'enfant. La mise en place d'une réflexion inter-institutionnelle permettrait d'élaborer des référentiels pouvant servir de socle commun pour les évaluations et les prises de décision. D'un endroit à un autre, il y a des différences entre ce qu'on entend par "danger" et "risque de danger ".

La création de référentiels harmonisant a minima les pratiques ne peut cependant pas tout résoudre : celle-ci doit être accompagnée d'une formation initiale et continue des différents acteurs du champ sanitaire et social. Cette formation regroupant des intervenants de disciplines différentes pourrait se décliner autour de sujets peu développés comme l'écoute de l'enfant, le vécu de l'enfant, l'approche des situations familiales qui deviennent complexes quand se mêlent la précarité, la maladie mentale, un problème grave de santé, la maltraitance... Elle doit intégrer notamment l'approche familiale systémique -ce qui inclut la prise en compte des fratries -, l'approche éducative dans la construction et le développement de l'enfant (attachement-séparation), l'accompagnement parental développé à partir des travaux sur les enjeux de la parentalité, la psychopathologie des enfants et des adolescents, ainsi que le développement de compétences relationnelles, d'expertise en matière de protection des victimes et de responsabilités clairement identifiées. Comme le dit Françoise Peille (4), nous savons que le "manque à penser " produit du "pousse à agir " dans l'anxiété, l'ignorance et le passage à l'acte. Le temps de formation doit être un temps pour penser, un temps pour pouvoir se représenter les logiques psychiques mises en œuvre inconsciemment dans toutes ces histoires familiales douloureuses que nous rencontrons.

« L'intérêt de l'enfant » en question

Dans le cadre de la refonte de la loi, il semble nécessaire d'insister sur le développement des actions de prévention, ainsi que de redéfinir le rôle des institutions dans l'appréhension de la notion d' "intérêt de l'enfant ". Insistons sur l'importance des interventions précoces en lien avec les services de protection maternelle et infantile, les crèches, les centres sociaux, les services sociaux polyvalents et les services de psychiatrie, ainsi que sur la surveillance des grossesses des adolescentes et des femmes dans une grande précarité sociale, fragiles sur le plan psychique, la plupart du temps connues mais suivies en discontinu.

L'intérêt de l'enfant, s'il passe nécessairement par l'évaluation du danger ou du risque de danger auquel il peut être ou est confronté, ne s'y réduit pas. Il doit transparaître tout au long du dispositif et conduire à le placer, lui et sa famille, au cœur des dispositifs de l'action sociale dans son ensemble, en prenant en compte son environnement. Ce qui signifie avant tout prendre en compte son vécu, apporter les moyens d'aide nécessaires au moment opportun (les moyens nécessaires, tous les moyens nécessaires, mais rien que les moyens nécessaires). En effet, s'il existe actuellement un travail partenarial satisfaisant en ambulatoire, les relations deviennent conflictuelles dès qu'il s'agit de trouver une solution d'accueil en hébergement pour les enfants et adolescents présentant des troubles du comportement - qui ne doivent pas être confondus avec les troubles de la conduite. L'incohérence de certaines décisions, l'arrêt des prises en charge (valse des intervenants) et les difficultés de coordination des différents acteurs institutionnels conduisent à l'impossibilité d'apporter une réponse adaptée au moment où celle-ci s'impose.

Ce n'est pourtant pas à la personne de s'adapter aux institutions, mais bien aux institutions d'offrir des réponses les plus adaptées possible. L'intervention doit être individualisée afin de répondre au mieux aux besoins des personnes, ce qui n'exclut pas un travail collectif favorisant la vie sociale et la participation à la citoyenneté. Ainsi, l'évaluation de la situation de l'enfant est à appréhender certes dans la cellule familiale, mais plus largement au regard de son milieu de vie, de ses liens extra-familiaux ou de tout autre repère (prise en compte des fratries, du lieu de scolarisation, des activités extra-scolaires qui sont à préserver dans la mesure du possible).

La séparation d'un enfant de sa famille est toujours une violence qu'il faut reconnaître pour pouvoir la "traiter ". Le bien-être de l'enfant dans une situation de séparation doit obligatoirement prendre en compte ses parents et l'évaluation clinique de leurs liens avec lui. Toute séparation familiale indiquée, incontournable, tant concernant des soins séquentiels que des mesures de protection de l'enfant de longue durée, doit faire l'objet d'une évaluation régulière et rigoureuse assurant le bien-fondé du placement de l'enfant quand il perdure.

Il est également indispensable de mettre en œuvre un réel suivi, ce qui implique la mise en place d'une autorité de régulation et de coordination tout au long du parcours de l'enfant. L'accompagnement ne doit pas se cantonner dans la durée de la mesure mais perdurer au-delà afin d'en garantir une meilleure effectivité. Cette autorité de régulation pourrait être confiée au juge des enfants, qui dispose déjà d'un rôle de cette nature, qu'il peut être utile de renforcer et de formaliser : ce tiers symbolique permet, pour les familles et les enfants en perte de repères et de limites, de réintroduire une référence à la loi (5). »

Contact : Centre hospitalier psychiatrique Sainte-Anne - Rue Cabanis - 75674 Paris cedex 14 -Tél. 01 45 65 74 58 - E-mail :mc.assouline@ch-sainte-anne.fr.

Notes

(1)  Le ministre délégué à la famille, Philippe Bas, a présenté les grandes axes du projet de texte il y a un mois - Voir ASH n° 2448 du 24-03-06.

(2)  Cabinet spécialisé dans l'ingénierie et l'évaluation des politiques et pratiques sociales et membre du réseau Pluralis, qui rassemble cinq cabinets de consultants (www.reseaupluralis.com).

(3)  Bientraitances : mieux traiter familles et professionnels - Editions Fleurus, 2000.

(4)  La bientraitance de l'enfant en protection sociale - Editions Armand Colin, 2005.

(5)  Ce texte est le résultat de la collaboration de trois assistantes de service social de l'hôpital Sainte-Anne, Clotilde Le Hyaric, Catherine Clément, Edith Delacour, et de Marie-Claude Assouline et constitue, en partie, leur contribution aux « Premières assises nationales de la protection de l'enfance » organisées à Angers les 10 et 11 avril.

TRIBUNE LIBRE

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