En France, quelque 200 000 usagers de drogues ont été infectés par le virus de l'hépatite C (VHC), qui est transmissible essentiellement par voie sanguine. Chaque année sur les 5 000 nouvelles contaminations, 4 000 concernent cette population (1). Pour autant, et alors même que le VHC est susceptible d'évoluer vers une cirrhose et un cancer du foie (2), rares sont ceux qui bénéficient d'une prise en charge. Soucieux de donner à ses usagers contaminés toutes leurs chances de guérison (3), le centre de soins spécialisés aux toxicomanes (CSST) Danielle-Casanova (4), à Marseille, dont 70 % de la file active a une sérologie VHC positive, leur propose un suivi médical spécifique doublé d'un important accompagnement psycho-social. Long, générateur de lourds effets indésirables tant somatiques que psychiques, le traitement de l'hépatite C nécessite en effet un minimum de stabilité au quotidien. Or, en 2004,77 % des patients suivis au CSST n'avaient pas de logement autonome, 72 % ne vivaient que de prestations sociales et 10 % étaient sans revenu.
Tout a commencé lorsque Marie-Laure de Séverac, médecin et chef de service du CSST, a vu arriver des patients infectés qu'elle ne pouvait adresser à l'hôpital, car ils y étaient très mal reçus. « Certes, observe-t-elle , il s'agit d'un public qui prend du temps et de la place, qui arrive en retard, qui est intolérant à la frustration... Mais c'est aussi un public qui se heurte à de forts préjugés. » Elle décide alors de leur prescrire des traitements sans passer par l'hôpital, ce qu'elle peut faire en tant que spécialiste en médecine interne. « J'ai fait cela seule durant trois à quatre ans, mais ce n'était pas facile », témoigne-t-elle. L'idée germe alors de créer une consultation spécialisée reposant sur la pluridisciplinarité. L'équipe monte un projet et obtient, en septembre 2003, une subvention du programme régional de santé. Depuis 2005, la consultation est reconnue et fait partie du budget global du CSST, financé par l'assurance maladie. « Il ne s'agit pas d'une consultation de plus, insiste le médecin, mais d'un dispositif pour des gens qui, autrement, ne seraient pas soignés. Or, contaminés il y a une quinzaine d'années, ceux-ci commencent à connaître des situations hépatiques graves. En outre, 17 % sont aussi infectés par le VIH, ce qui accélère radicalement la progression de l'hépatite C et complexifie le traitement. »
Le principe de prise en charge globale s'est inscrit naturellement dans le fonctionnement du centre. Pour Anne Coti, assistante sociale, « cela correspond à la culture de "Casanova ", où il n'y a jamais eu d'opposition entre les corps de métier et où l'information circule sans difficulté de façon informelle ou lors de réunions hebdomadaires. Nous avons toujours su échanger, travailler ensemble dans le cadre du secret partagé. » De fait, confirme sa collègue, Sabrina Marchesson, éducatrice spécialisée, « la consultation VHC est un projet vraiment porté par toute l'équipe ».
Premier objectif commun : amener les usagers vers les soins. Pour ce faire, outre les rendez-vous médicaux en lien avec la toxicomanie, le centre dispose de divers outils, tel son lieu d'accueil. « Qu'ils viennent pour une domiciliation, un traitement de substitution, un suivi psychologique..., les gens s'y retrouvent et, autour d'un café, discutent, explique Christine Périch, infirmière référente de la consultation. La chargée d'accueil les entend parler, échange avec eux, les oriente selon leurs besoins, nous informe... Certains découvrent alors qu'on peut traiter leur hépatite, voire demandent des bilans. » De même, lors des « prises en charge sociales spécifiques », des usagers abordent parfois la question avec les travailleurs sociaux. « Ici, certains ne sont suivis que pour un problème social, le seul critère étant qu'ils aient un lien avec la toxicomanie, rappelle Anne Coti. En outre, notre prise en charge est illimitée dans le temps. Aussi, peu à peu, la confiance s'installe et il arrive qu'une personne nous confie avoir le VHC. Le travail consiste alors à l'orienter vers un de nos médecins. » Il faudra parfois des mois, voire des années. Certains sont en effet très méfiants vis-à-vis du monde médical, ayant vécu des expériences négatives à l'hôpital ou découvert leur séropositivité en prison dans de mauvaises conditions. « Quoi qu'il en soit, notre rôle s'arrête à une incitation au traitement. S'il y a des réticences, nous tentons de voir ce qui bloque, si ces obstacles sont dépassables... Mais il ne faut rien brusquer car les personnes risqueraient de ne plus revenir. De toute façon, pour que cela fonctionne, la démarche doit venir d'elles », poursuit l'assistante sociale.
Les usagers intéressés rencontrent l'infirmière, pivot de la consultation, et effectuent sur place un bilan sanguin. « Je travaille sur rendez-vous mais avec une grande souplesse. De même, comme leurs veines sont souvent abîmées, je me suis formée aux prélèvements jugulaires et les personnes savent que ça se passe bien, souligne Christine Perich. C'est toute une démarche d'apprivoisement. L'essentiel est de tisser un lien de confiance. » Les résultats sont donnés par le médecin, qui, le cas échéant, analyse la nécessité de commencer de suite ou non une thérapie. Favoriser l'adhésion au traitement prend parfois beaucoup de temps. En effet, « nombre d'usagers nous disent avoir peur de l'entamer. S'ils sont relativement prêts à supporter les troubles somatiques, ils redoutent terriblement de décompenser sur le plan psychiatrique », affirme Sabrina Marchesson.
L'infirmière doit aussi veiller à ce que les patients bénéficient d'une prise en charge médicale complète, et, si besoin, les travailleurs sociaux la mettent en place. « Nous devons également être très vigilants sur la question des minima sociaux, car ces personnes doivent s'alimenter régulièrement », rappelle Anne Coti. Autre impératif : le logement. « Sauf urgence, il est primordial que les gens aient un hébergement stable avant de commencer le traitement, qui dure en général un an. Or nous avons beaucoup de personnes sans domicile et la situation à Marseille est de plus en plus tendue », poursuit l'assistante sociale. « Chaque semaine, ces usagers ont une injection qui provoque les mêmes sensations que s'ils avaient une grippe, des troubles psychologiques... Sans le gîte et le couvert assurés, c'est l'échec garanti », confirme Sabrina Marchesson.
L'équipe analyse aussi pour les personnes en logement individuel le meilleur moyen d'accompagner le traitement à domicile. Certaines associations, telle Aides, peuvent être appelées à la rescousse. Tout au long du traitement, un soutien psychologique est apporté. L'équipe au complet se mobilise. Ainsi, explique l'infirmière : « En ville, les patients apprennent à réaliser eux-mêmes leurs injections. Moi, je préfère les faire, ça me permet de garder le contact, de les rassurer, de les encourager aussi car c'est difficile de tenir le rythme sur un an, surtout pour un public éprouvant des difficultés à se projeter dans le temps. » L'assistante sociale et l'éducatrice spécialisée reçoivent aussi les usagers pour les aider sur le plan psychologique. Elles tentent en outre de soutenir, lorsqu'il existe, l'entourage familial, qui subit de plein fouet les effets indésirables. « Quand ils sont en couple, ou avec des enfants, il peut y avoir des tensions. Les proches ont besoin d'être soutenus », précise Sabrina Marchesson. De même un psychiatre est impliqué. « Nous recevons 40 % de psychotiques et les autres sont de toute façon fragiles, explique Marie-Laure de Séverac. Etant donné les risques de décompensation, il est indispensable qu'ils rencontrent un psychiatre. Celui-ci les voit avant tout traitement, puis assure en général un suivi régulier. » La psychologue du centre reçoit en outre ceux qui le souhaitent.
L'équipe travaille par ailleurs en partenariat avec les équipes des structures d'hébergement, tel le centre d'hébergement et de réinsertion sociale de l'Armée du Salut voisin, afin d'offrir un soutien complet aux personnes, avec leur accord. « Tous les partenaires ont accepté de jouer le jeu, assure Anne Coti. On a pris le temps de leur expliquer le projet, les effets secondaires... Les éducateurs savent, par exemple, que certains problèmes ne sont pas liés à de grosses consommations de produits. Cela les aide à gérer la vie en collectivité. Ils sentent, de plus, qu'il y a une équipe derrière. » Tout un travail qui favorise l'accès à l'hébergement et le maintien dans celui-ci.
Aujourd'hui, au centre de soins Danielle-Casanova, l'intérêt d'une prise en charge globale des usagers porteurs du VHC n'est plus à démontrer. Sur le plan de l'observance, en particulier, c'est un « sans-faute » : « Aucun patient n'a cessé de lui-même son traitement en cours de route ! », se réjouit Marie-Laure de Séverac. Deux facteurs expliquent ce succès : le soutien constant de l'équipe, qui fait que « l'usager se sent porté, accompagné, comme couvé », remarque Sabrina Marchesson, mais aussi l'étonnante motivation des usagers de drogue. Elle transparaît notamment dans le fait que la plupart réussissent à freiner, voire à stopper, d'eux-mêmes ou grâce au sevrage qu'ils demandent, leur consommation d'alcool ou de drogue, peu compatible avec leur thérapie. Plusieurs raisons, symboliques, les poussent à s'investir ainsi. « Nombre de nos usagers désirent s'attaquer à leur toxicomanie, dont l'hépatite C est un signe extérieur. Or c'est plus simple de s'en prendre au virus qu'à la toxicomanie directement, explique Marie-Laure de Séverac. En outre, beaucoup nous disent vouloir nettoyer leur sang des saletés injectées depuis si longtemps, le VHC en fait partie. Le traitement servirait ainsi de "bain purificateur ". » Des représentations sur la toxicomanie et sur la maladie « à travailler pour bien comprendre ce qui se joue là », selon Anne Coti. L'envie de réussir quelque chose dans une vie ponctuée d'échecs est un autre vecteur qui les incite à agir. « En dépit de leur précarité, de leur errance, de leurs problèmes psychiques, ils sont très volontaires... Leur traitement est quelque chose qui prend du sens, est moteur. Une guérison est possible et ils ont envie d'aller au bout », résume l'assistante sociale. Et ils y parviennent, puisque 73 % de ceux dont le traitement est achevé sont désormais guéris.
La dynamique générée peut parfois être mise à profit pour l'après-traitement. « En fait, soit la personne est entièrement centrée sur sa thérapie et ses effets ; soit c'est l'occasion de travailler d'autres choses qui se mettront en place éventuellement après, tel un projet de logement individuel », observe Anne Coti, ajoutant toutefois qu'il est trop tôt pour mesurer les évolutions obtenues. Mais l'après-traitement est aussi une période difficile, qui nécessite la plus grande vigilance. D'une part, tous ne verront pas leurs efforts récompensés ; de l'autre, le combat n'est pas tout de suite gagné. « Durant le traitement, les personnes rassemblent toutes leurs forces et cela se passe à peu près bien. Mais les effets secondaires psychologiques ne disparaissent pas dès son arrêt et il faut attendre six mois pour avoir confirmation de la guérison. Elles vivent alors dans l'angoisse du résultat, sans but précis et moins entourées qu'avant. Même si on les prévient, elles se renferment sur elles et ne viennent pas nous voir. C'est une période dangereuse où elles peuvent replonger dans des excès de consommation », affirme Marie-Laure de Séverac. Les associations d'auto-support, c'est-à-dire organisant l'entraide et le soutien par les pairs, pourraient sans doute jouer là un rôle clé.
Le centre Danielle-Casanova est l'un des premiers CSST à avoir été sensibilisé au problème du VHC chez les usagers de drogue en grande précarité et à avoir construit une réponse adaptée. « Les CSST engagés dans le traitement du VHC affichent des résultats de guérison meilleurs que ceux en population générale, constate Michel Bonjour, président de SOS-Hépatites . Cela souligne l'importance d'un accompagnement faisant intervenir, aux côtés des personnels médicaux, des éducateurs, des assistants sociaux, des psychologues... » SOS-Hépatites entend d'ailleurs proposer une formation spécifique aux équipes des CSST.
Florence Raynal
(1) Selon SOS-Hépatites : Tél. 03 25 06 12 12 -
(2) Environ 20 % des personnes guérissent spontanément. Sur les 80 % chez qui l'hépatite devient chronique - elle est le plus souvent asymptomatique -, quelque 20 % développent une cirrhose et 2 à 4 % un cancer.
(3) Elle intervient dans 60 à 80 % des cas.
(4) Ce CSST fait partie du groupe SOS - Centre Danielle-Casanova : 357, boulevard National - 13003 Marseille - Tél. 04 95 04 35 25.