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Créer un front commun à partir d'un « diagnostic partagé »

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Comment prévenir l'errance croissante des jeunes adultes ? Dans l'agglomération chelloise, en Seine-et-Marne, l'équipe de prévention spécialisée de la Sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence, l'unité d'action sociale du conseil général et la mission locale ont initié une démarche collective à partir de la réalisation d'un « diagnostic partagé ». Objectif : comprendre le phénomène afin de mieux le traiter.

« Je vivais dehors, à la rue. Je dormais dans les trains, les immeubles, n'importe où. Je marchais le jour, la nuit, j'allais à la bibliothèque de Meaux, j'attendais le soir ; et le soir, la nuit, et la nuit, j'attendais le matin », témoigne David. Cela fait plusieurs années que l'équipe de prévention spécialisée de l'Association départementale pour la sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence de Seine-et-Marne (ADSEA 77) (1) voit augmenter la population des jeunes errants dans les rues de Chelles, Vaires et Brou-sur-Chantereine, trois communes du département. En 2002,6 % de son public était dans cette situation et représentait 20 % des suivis réalisés. La présence des gares et de trois centres d'hébergement d'urgence (CHU) dans l'agglomération chelloise n'est pas étrangère à ce phénomène.

En 2001, l'équipe de prévention spécialisée de l'ADSEA décidait de se mobiliser sur les problématiques de l'errance, optant avec l'unité d'action sociale du conseil général et la mission locale pour la réalisation d'un « diagnostic partagé ». Il s'agissait de mieux comprendre les difficultés rencontrées par les jeunes âgés de 18 à 30 ans, ceux particulièrement victimes du phénomène de l'errance, et d'améliorer leur prise en charge à travers une mutualisation des compétences.

Début 2003, un groupe de travail regroupant les trois partenaires du protocole (piloté par la responsable de l'équipe de l'ADSEA), puis ouvert à d'autres acteurs (notamment le CHU de la Croix-Rouge, le centre d'hébergement et de réinsertion sociale [CHRS] « La Maison du pain », le collectif chrétien d'actions fraternelles, les centres communaux d'action sociale [CCAS] de Vaires et Brou-sur-Chantereine), se met en place et organise plusieurs tables rondes. La première, en mars 2004, rassemble quatre travailleurs sociaux et 16 jeunes en situation d'itinérance (2). Elle sera suivie par deux autres rencontres réunissant cette fois les différentes institutions et acteurs locaux (acteurs de l'insertion et de la prévention, bailleurs publics partenaires de l'hébergement, SNCF et élus) autour de la question de l'accès au logement des jeunes en grande précarité et de leur domiciliation. L'ensemble des entretiens est ensuite analysé et complété par des données chiffrées émanant de diverses sources (Etat, région, département, associations), de telle sorte qu'un document complet sur l'errance dans l'agglomération de Chelles est produit au premier semestre 2005 (3).

L'élaboration du « diagnostic partagé » va permettre de modifier le regard que peuvent avoir les institutions sur cette population en difficulté. « Les entretiens réalisés avec les jeunes ont montré l'impossibilité de définir une typologie de ce public. Aujourd'hui, on peut connaître l'errance parce qu'on n'est plus soutenu par son réseau familial, parce qu'on a des problèmes d'ordre psychique et qu'on n'est pas suivi, parce qu'on est un travailleur pauvre, une femme en situation de monoparentalité et en très grande précarité, un réfugié politique... », note Pascal Le Rest, ethnologue et conseiller technique de la prévention spécialisée de l'ADSEA. Une hétérogénéité des conduites, des pratiques et des potentiels de cette population qui invalide, selon lui, toute tentative de réponse standardisée. Au contraire, « l'ébauche de solution suppose au préalable la capacité d'une écoute attentive et d'un accueil véritable ».

Les tables rondes sont également l'occasion pour les professionnels de mieux connaître les champs d'intervention de chacun et de prendre la mesure des cloisonnements existants. « Il a fallu un an d'échanges pour bousculer les représentations des uns et des autres. Ici, par exemple, l'équipe avait tendance à considérer que l'unité d'action sociale ne voulait pas traiter les jeunes errants parce que ce n'était pas leur public ou encore que les centres d'hébergement d'urgence restaient trop dans le champ de l'humanitaire », se souvient Martine Mortaize, chef de service de l'équipe de prévention spécialisée de l'ADSEA pour Chelles, Vaires et Brou-sur-Chantereine.

Une intervention éclatée

Public très minoritaire pour l'unité d'action sociale, réponse sociale apportée aux mères et à leurs enfants pour tel CHRS local, travail de rue préalable à l'accueil et à l'orientation des jeunes en errance pour la prévention spécialisée, aides alimentaires et bons de transport pour le CCAS..., les institutions mettent en évidence les incohérences d'une intervention éclatée et peu coordonnée. Des limites que les jeunes ont eux-mêmes pointées du doigt lors de la première table ronde. « Par ce qu'ils nous renvoyaient, on se rendait compte que les acteurs de terrain se connaissaient mal et qu'on n'avait pas toujours une idée précise des différents dispositifs d'aide mis en place ailleurs. On s'apercevait par exemple que des jeunes ayant décroché un travail de nuit, à la suite d'un projet d'insertion mené avec la prévention spécialisée, avaient des problèmes avec les horaires d'ouverture des CHU vers lesquels ils étaient orientés », explique Gérard Lantigny, éducateur spécialisé à l'ADSEA.

Néanmoins, ce sont surtout les difficultés d'accès à un logement ou à un hébergement stable qui font apparaître l'urgence d'un travail en réseau. Comment espérer en effet inscrire un jeune dans un véritable parcours d'insertion lorsqu'il est ballotté de structure d'hébergement d'urgence en chambre d'hôtel pour quelques nuits ? Comment passer d'un projet de survie à un projet de vie en restant dans une forme d'errance via des séjours successifs dans des abris temporaires ? « Etant donné les problèmes d'hébergement de certains jeunes qu'on reçoit, on ne peut pas faire un travail sur le fond. Cela nous demande beaucoup d'efforts et d'énergie parce qu'ils ne peuvent pas se poser et qu'ils sont en permanence dans l'urgence », constate Mohamed Kachour, conseiller à la mission locale du bassin d'emploi de Chelles.

Pis, loin de casser cette dynamique de l'errance, certaines incohérences institutionnelles viennent la renforcer. Un effet pervers illustré par le fonctionnement du 115, la ligne téléphonique réservée aux sans-abri : les places disponibles dans les centres d'accueil d'urgence étant attribuées aux premières personnes qui appellent, certains jeunes sont parfois hébergés dans des structures départementales très éloignées, à l'instar de celles de Melun, de Provins ou de Fontainebleau. Difficile dans ces conditions de leur demander de se présenter à un rendez-vous à Chelles le lendemain matin sans attiser leur colère à l'égard des institutions.

A cela s'ajoutent les difficultés à obtenir la domiciliation indispensable pour accéder à un logement, au revenu minimum d'insertion ou à la couverture maladie universelle. Faisant l'objet de fantasmes et de peurs, les personnes itinérantes inquiètent les communes peu enclines à les domicilier sur leur territoire. « Non imposables, elles sont considérées comme allant bénéficier des avantages fournis par la commune », souligne Mohamed Aknouche, éducateur spécialisé à l'ADSEA.

Les échanges engagés par les partenaires locaux, grâce au protocole d'action et aux différentes tables rondes, ont permis aux uns et aux autres de mieux se connaître, de développer des contacts directs plus réguliers et d'être plus réactifs dans leurs réponses. « Aujourd'hui, par exemple, pour trouver une solution d'hébergement, on va appeler directement le responsable d'une structure de notre secteur, sans faire passer le jeune au préalable par le 115. On va ainsi pouvoir expliquer la situation de cette personne avant de l'orienter. Cette collaboration limite les risques de perdre le jeune en route et permet d'engager plus facilement un véritable travail d'insertion », explique Mohamed Aknouche. Ce travail en réseau a d'ailleurs été formalisé l'an dernier à travers la mise en place d'une coordination mensuelle à laquelle participent les CHU de l'agglomération, l'équipe de prévention spécialisée de l'ADSEA et la mission locale.

Mieux suivis grâce à cette approche conjointe, les jeunes peuvent ainsi espérer rompre avec la logique d'échecs répétés qu'ils connaissent bien et qui les maintient dans l'errance. Les partenaires, ajoute Martine Mortaize, peuvent en outre renvoyer une écoute « consensuelle » à ceux qui se disent souvent découragés par le manque de compréhension et de disponibilité des intervenants sociaux : « A partir du moment où ils ne sont plus obligés de répéter sans cesse la même histoire à de nombreux interlocuteurs différents, on montre qu'on les respecte et qu'on respecte leur projet de vie. » Une attention d'autant plus importante que l'histoire familiale de ces jeunes est le plus souvent marquée par des séparations douloureuses et dévastatrices en termes de construction personnelle. Et que la mobilité n'est pas seulement physique, mais également l'expression d'une difficulté à stabiliser son rapport aux choses, au monde et à soi-même. « Ce sont des jeunes dont la place au sein d'une famille ou d'un groupe n'a jamais été affirmée et ils se retrouvent à l'âge adulte avec les mêmes questionnements, explique Pascal Le Rest. Où est leur place, comment tisser dans ces conditions des liens affectifs ? »

Les failles révélées par le diagnostic partagé ont en outre permis aux différents partenaires de proposer des solutions concrètes et plus efficaces pour lutter contre l'errance des 18-30 ans. C'est ainsi que les trois CHU de l'agglomération chelloise, le CCAS, l'équipe de prévention spécialisée de l'ADSEA, un CHRS, la mission locale et la Croix-Rouge réfléchissent à la création d'un lieu intermédiaire entre le CHU et le CHRS, qui permettrait aux jeunes de souffler et leur laisserait le temps de se reconstruire. Baptisé H2I (hébergement intermédiaire d'insertion) et porté par la commission locale d'insertion et de lutte contre l'exclusion, le projet vise à offrir un accompagnement éducatif et social renforcé à travers notamment des ateliers de redynamisation et de valorisation individuelle. Les jeunes seraient hébergés dans des appartements partagés en ville où ils auraient la possibilité de se poser, d'apprendre à gérer leur vie quotidienne et de construire un projet d'insertion sociale : passage d'une survie à un projet de vie.

Par ailleurs, le groupe de travail, devenu collectif, réfléchit à la création éventuelle d'une association, afin de poursuivre l'analyse et de devenir une force de proposition pour modifier la prise en charge de l'errance. A cet égard, ils entendent bien s'appuyer sur le document complet relatif à la situation de l'agglomération de Chelles. L'objectif est en effet d'interpeller les élus pour développer des politiques concertées de lutte contre l'errance. « Le phénomène doit être abordé à tous les niveaux : communal, départemental et régional, prévient Pascal Le Rest . Si cette question n'est pas traitée rapidement, demain on ne pourra plus y répondre. »

Henri Cormier

AMÉLIORER L'ACCUEIL DES JEUNES ERRANTS

Comment mieux accueillir et accompagner les jeunes en errance dans leur diversité ? En février 2002, un rapport (4) remis à Elisabeth Guigou, alors ministre de l'Emploi et de la Solidarité, formulait une série de propositions. Evaluant leur nombre entre 30 000 et 50 000, si l'on s'en tient aux 16-24 ans, il retenait trois traits principaux de ces publics : des revenus insuffisants et précaires, l'absence de logement personnel durable, la rupture de liens sociaux. Ses propositions s'articulaient autour de trois priorités : le développement des équipes de rue ; l'extension des accueils à bas seuil d'exigence, certains devant être uniquement réservés aux jeunes ;l'augmentation des places d'accueil d'urgence, qui « doit prendre en compte de façon spécifique les jeunes qui refusent d'être mélangés aux populations plus âgées », et la diversification de l'offre d'hébergement avec un accompagnement éducatif et social à la carte. Enfin, le rapport insistait sur le rôle essentiel des directions départementales des affaires sanitaires et sociales dans la coordination des interventions en direction des jeunes errants.

Notes

(1)  ADSEA-CEPS : 681, avenue du Maréchal-Foch - 77190 Dammarie-les-Lys - Tél. 01 64 37 83 43.

(2)  L'itinérance consiste à se déplacer d'un lieu à un autre, en fonction des besoins ressentis, des nécessités ou des prestations offertes.

(3)  Il est repris dans l'ouvrage : L'errance des jeunes adultes, causes, effets et perspectives - Pascal Le Rest - Ed. L'Harmattan, 2006.

(4)  Jeunes en errance. Etudes et propositions - Danielle Huèges et Marie-Pierre Fourcade - Février 2002 - Voir ASH n° 2268 du 21-06-02.

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