Malgré des invitations constantes et répétées, les lois et les institutions produisent du cloisonnement, car l'administration française continue de fonctionner sur un modèle napoléonien, fondé sur une logique de corps. Cette dernière ne s'oppose pas à l'articulation, mais lui accorde une place secondaire et finalement la néglige. La loi du 2 janvier 2002, la loi de santé publique de 2004 et la loi du 11 février 2005 sur le handicap sont intéressantes en termes d'ouverture, mais les administrations restent dans leurs logiques propres, avec des crédits segmentés, même si on peut espérer que la loi organique relative aux lois de finances permettra sur ce point une évolution. Les lois incitent à plus de prévention sans fournir les soutiens nécessaires. On veut promouvoir la fonction de coordinateur, mais elle ne peut être valorisée si ce dernier n'a pas de statut. Nous assistons à une situation incohérente où les moyens ne sont pas accordés avec les fins. Contrairement à une idée répandue, c'est cet obstacle, et non les barrages opposés par les professionnels au nom du respect de leur identité professionnelle, qui réduit l'articulation entre le sanitaire et le social à une fausse évidence.
L'étude de 80 expériences - ateliers santé ville, réseaux ville-hôpital, réseaux gérontologiques de la mutualité sociale agricole, programmes régionaux d'accès à la prévention et aux soins (PRAPS) ou formules plus atypiques -nous montre que l'articulation est possible. Pour favoriser cette voie, nous invitons les pouvoirs publics à faire converger les textes et les crédits au plan interministériel. Les directions régionales des affaires sanitaires et sociales sont en outre très bien placées pour assumer localement un rôle d'articulation. Le décloisonnement doit également s'appuyer sur des territoires pertinents -les bassins de vie - et s'inscrire sur le long terme, avec des moyens suffisants, dans une logique de travail social d'intérêt collectif. Nous proposons qu'une concertation approfondie ait lieu à l'échelle régionale, à travers des conférences « sanitaires et sociales ». Les expériences devraient par ailleurs être valorisées et capitalisées par un organisme national, le Conservatoire national des arts et métiers par exemple, et la fonction d'observatoire soutenue au plan territorial. Le ministère chargé des affaires sociales pourrait, avec les partenaires sociaux, harmoniser les textes régissant les statuts des professionnels, afin de favoriser les passerelles.
Deux grands freins demeurent. Les intervenants sociaux ont toujours voulu avoir la maîtrise de leur intervention, alors que l'effet de groupe la réduit forcément. Il y a ensuite une tendance lourde à l'individualisation :l'usager est réduit à une position de consommateur et les politiques sociales individualisent les problèmes au lieu de les inscrire dans un contexte de masse.
Nous prônons l'idée d'une trans-professionnalité : il s'agit de renforcer les identités professionnelles pour mieux reconnaître leurs complémentarités, et non de faire émerger des éléments communs ou de favoriser l'apparition d'ersatz de métiers du social. Car c'est la méconnaissance réciproque qui peut être à nos yeux préjudiciable. Les qualifications de niveau V - auxiliaire de vie sociale, aide médico-psychologique, aide-soignant... - méritent en revanche d'être rapprochées, tout en gardant leurs techniques propres, compte tenu des situations proches que ces métiers rencontrent.
Au-delà, nous insistons sur la posture éthique. Non pas pour introduire un supplément d'âme, mais parce qu'en conduisant le professionnel à se centrer sur l'usager, elle privilégie le sens de l'action, permet de dépasser les clivages et de créer les conditions d'un partenariat.
Propos recueillis par Maryannick Le Bris
(1) Membre du bureau du CSTS, François Roche est directeur de l'Unité de formation des travailleurs sociaux de Vic-le-Comte (Puy-de-Dôme).