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Formation en travail social : les limites du « modèle » français

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Invisibilité de l'appareil de formation en travail social, déficit de production scientifique, isolement des étudiants et des formateurs... Gérard Moussu, sociologue, responsable du pôle « évaluation, recherche, développement » de l'Institut régional de travail social (IRTS) de Bordeaux-Talence, analyse les faiblesses du dispositif français.

« Le travail social fait l'objet de questionnements réitérés sur son efficacité, sa capacité à répondre aux effets des "nouvelles questions sociales" (pauvreté, ghettoïsation, exclusion...), voire sur son utilité et sa pérennité. Mais l'adaptation de l'appareil de formation en travail social aux évolutions culturelles et sociales contemporaines est assez rarement remise en question, contrairement, par exemple, à celle des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM). Ceci, à notre avis, pour une raison simple :l'invisibilité quasi totale des dispositifs de formation en travail social dans le panel des formations professionnelles. 20 ans après l'arrêté d'août 1986 qui a défini les missions des IRTS, on constate un déficit de reconnaissance, au sens littéral du terme, qui n'est pas à confondre avec un déficit de légitimité car celle-ci n'est pas contestée. Cette situation affaiblit le "modèle" français axé sur l'apprentissage-tutorat-accompagnement.

L'adoption du terme "formation ", au lieu d' "enseignement ",renvoie à l'histoire de la création des écoles et des instituts de formation, résultat de luttes des champs professionnels face à l'intérêt relatif de l'université pour ce monde flou que constituait le travail social dans les années 60. La confrontation parfois rude entre des membres d'associations fondatrices d'œuvres et de jeunes professionnels ou universitaires frais émoulus qui tentaient d'imposer un modèle de formation qui prenne ses distances avec les orientations issues du "terrain" a vu le modèle professionnel l'emporter, avec des conséquences dont nous pouvons constater les effets 40 ans plus tard.

Premier effet, selon nous le plus important : le déficit de production de "paradigmes de référence " en travail social, selon l'expression pertinente de Brigitte Bouquet (1). Durant toute cette période, aucune production scientifique n'a émané du champ du travail social qui ne soit le résultat de travaux universitaires : le travail social s'exprime en empruntant son langage à d'autres champs légitimes. Il a été, en reprenant l'expression peut-être un peu forte de François Dubet, "colonisé " par les sciences sociales : la psychanalyse et la sociologie, avant l'ère du management que nous connaissons aujourd'hui. Le contraste est saisissant si on compare la production de recherches en travail social en provenance du Québec ou de plusieurs pays européens (Italie, Espagne, Royaume-Uni, Chypre, Danemark ou Suède) où le travail social est enseigné dans le cadre de sections ou de départements universitaires. En réalité, pratiquement tous les pays de l'Union européenne à 25 ont un dispositif de formation en travail social intégré dans un cursus universitaire. L'organisation des études prévoit en règle générale que des enseignants spécialisés prennent en charge les disciplines académiques (droit, psychologie, sociologie, pédagogie). Ce sont parfois d'anciens travailleurs sociaux, ce qui les rapproche de nos formateurs, mais la différence est qu'ils ont un statut universitaire avec une charge de travail qui comprend un temps de production de recherche et d'enseignement. L'encadrement des stages est réalisé par des professeurs de pratique professionnelle qui dispensent des cours de méthodologie et supervisent des expériences sur le terrain. Dans ce modèle, le travail social devient ainsi un champ d'études qui produit ses propres recherches, même si, bien entendu, les références épistémologiques continuent d'être empruntées aux sciences sociales. Mais la fécondation réciproque est effective.

Confinement

Second effet de notre modèle de formation en travail social, directement lié au précédent :l'isolement des formations et leur marginalisation au regard des évolutions contemporaines de la "question sociale ". Lorsque les étudiants et les enseignants sont immergés dans un campus où sont dispensés des enseignements en sciences sociales, philosophie, économie, sciences politiques, par exemple, il existe une forte possibilité d'échanges entre les champs intellectuels, tandis que les écoles ou instituts de formation sont confinés dans un seul champ de référence professionnelle. On assiste donc à une relative fermeture de la formation en travail social qui "contient" les formateurs et les étudiants et stagiaires dans un univers de pensée préjudiciable à une ouverture intellectuelle. Inversement, cette situation prive les étudiants des autres champs académiques des expériences et des savoirs accumulés par les étudiants qui effectuent des stages professionnels dans les champs éducatif et social.

"Le métier de formateur existe-t-il ? ", s'interroge Maryvonne Sorel dans un ouvrage récent sur la professionnalisation (2), soulignant combien il est "difficile de concevoir une typologie des formateurs stable et absolue, permettant d'établir un référentiel métier univoque ". Nous pouvons cependant repérer des "familles" de formateurs selon la nature des fonctions qui prédominent : les métiers du management de la formation, ceux du conseil et du diagnostic, ceux de l'ingénierie, ceux de l'animation et de l'intervention pédagogique ou ceux de l'accompagnement, sachant, ainsi que le souligne Maryvonne Sorel, que "ces fonctions peuvent se combiner " et qu' "elles se réaménagent en permanence au regard des situations, des contextes et des problèmes à l'origine du processus de formation ". De ces observations, il ressort que l'hétérogénéité des situations professionnelles qui caractérise l'exercice de la fonction de formateur entraîne l'impossibilité de se spécialiser, ce qui affaiblit considérablement la professionnalisation de ce métier.

Mais ce qui est plus décisif pour caractériser la fonction de formateur en travail social est qu'il intervient en règle générale dans le cadre d'une situation de travail (c'est le principe de la formation en alternance entre stages et périodes de formation en école), ce que Richard Wittorski nomme la "formation intégrée au travail ". Ces formations "s'apparentent à des formes de professionnalisation par et dans l'activité professionnelle. [...] D'une formation centrée sur la transmission de savoirs, on passe à une formation centrée sur le développement des compétences et la production de savoirs. " On voit bien ici que ce n'est pas tant la fonction spécialisée qui fait défaut pour affirmer la professionnalité de la fonction de formateur que le fait que ce métier n'est pas suffisamment reconnu par des règles ou une déontologie qui encadrent son exercice.

La transmission des savoirs issus de la pratique est assurée en parallèle à l'enseignement de connaissances formalisées sur le travail social ou dans des disciplines universitaires. Dès lors, on ne voit pas la raison pour laquelle le métier de formateur n'est pas assimilé à un professorat en travail social, ce qui permettrait la reconnaissance d'un statut dénué d'ambiguïtés. La comparaison avec l'apprentissage professionnel qui dépend de l'Education nationale est possible dans la mesure où les enseignants en cuisine, mécanique, horticulture, bureautique... sont reconnus comme exerçant un professorat dans chacune de ces techniques. A notre connaissance, ils assurent aussi l'enseignement de savoirs théoriques et pratiques et l'encadrement de stages professionnels. Or je ne pense pas que l'on puisse considérer que le travail social ne constitue pas un domaine d'enseignement à part entière, disposant d'un corps de connaissances héritées et formalisées depuis une quarantaine d'années.

Derrière la querelle lexicale, se joue en réalité la place reconnue et accordée au travail social comme enseignement professionnel dans notre système de formation. Les avantages comparatifs du modèle professionnel privilégié en France s'affirment dans la spécialisation très avancée des formations en fonction des diplômes :les éducateurs, les assistants sociaux ou les aides médico-psychologiques qui sortent du système de formation sont immédiatement "employables ". Ceci n'est pas toujours le cas pour les modèles universitaires qui, par définition, spécialisent peu leur enseignement (excepté peut-être les licences professionnelles et les DESS ou mastères). L'avantage du "modèle" français est ainsi qu'il spécialise très tôt les jeunes professionnels mais il ne crée pas les meilleures conditions pour que ces derniers soient en mesure de diversifier leur formation et leur trajectoire professionnelle.

Splendide isolement

Par ailleurs, la diversification et l'enrichissement des formations par une confrontation avec des modèles d'enseignement européens sont retardés et entravés par la spécificité du modèle de formation français, qui bute sur la question des ECTS (European Credit Transfert System), crédits accumulés et transférables d'un pays à un autre. En conformité avec le processus de Bologne relatif à l'enseignement universitaire, les systèmes d'enseignement doivent s'intégrer dans le modèle LMD (licence, mastère, doctorat) afin de permettre une mobilité des étudiants et des futurs professionnels. Or les retards accumulés par la France en ce domaine sont importants, en particulier dans les formations en travail social, ce qui contribue à isoler davantage les "enseignants-formateurs" et les étudiants des projets d'échange européens. A la barrière de la langue s'ajoute ainsi une fermeture de notre système sur lui-même, l'exception française étant de plus en plus perçue comme un splendide isolement !

On l'aura compris, nous plaidons pour une reconnaissance de la formation en travail social comme un enseignement à part entière qui s'accompagne d'une transformation du statut du formateur, qui deviendrait enseignant-chercheur. Cet enjeu peut apparaître très éloigné des orientations récentes dérivant du décret de février 2005 qui revoit à la baisse les compétences nécessaires pour former les professionnels du social (3). Mais la conjoncture me paraît cependant favorable pour inverser la tendance et affirmer une volonté de procéder à un véritable aggiornamento concernant la profession de formateur en travail social. En l'absence de cette volonté, nous assisterons à un véritable déclassement de cette "quasi-profession" et à l'accentuation de sa marginalisation dans le panorama européen du travail social. »

Gérard Moussu IRTS : 9, rue François-Rabelais - 33400 Talence - Tél.05 56 84 20 20 - E-mail :g.moussu@irtsaquitaine.fr.

Notes

(1)  Voir ASH n° 2439 du 20-01-06.

(2)  La professionnalisation en actes et en questions - Maryvonne Sorel et Richard Wittorski - Ed. L'Harmattan - 2005.

(3)  Voir ASH n° 2397 du 4-03-05.

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