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Eloge du directeur empiriste

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Réagissant à la récente tribune libre de Francis Batifoulier et François Noble sur la qualification des cadres du secteur (1), Gilles Billotte, directeur du centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) de Villiers-le-Bel (Val-d'Oise), formateur et chercheur (2), refuse de voir dans le directeur d'une institution sociale ou médico-sociale un « manager » à la tête d'une « entreprise de services ».

« Le discours faisant référence à la nécessité de faire des directeurs des managers à la tête d'entreprises de services tend à s'imposer. Aussi voudrais-je apporter un regard critique, offrir un contrepoint sous forme d'un éloge de l'empirisme, me proposant d'opposer à la notion d'entreprise celle d'institution et à la notion de service celle d'éducation, tant l'abandon du concept d'institution pour celui d'entreprise me paraît porteur d'un autre abandon, celui du projet collectif.

Le lecteur attentif a sans doute remarqué que le vocabulaire utilisé par les tenants du "directeur manager" emprunte au discours du secteur commercial : on nous parle de "projet des associés ", de "production de services ", de "prestations ", de "plus-value" ou encore du directeur "dirigeant d'entreprise ", tout un vocabulaire qui ramène l'acte professionnel à une prestation de service. En toute logique, celle-ci devient évaluable, mesurable à l'aide d'indicateurs clairement définis et l'on voit bien, dès lors, comment elle s'ouvre à la mise en concurrence. Ce discours, outre qu'il emprunte ouvertement son vocabulaire au libéralisme économique, ramène le projet de l' "entreprise associative" à une prestation qui doit viser à répondre à la demande d'un usager. Cette nouvelle entreprise vaudrait par sa capacité à satisfaire une demande de service et par sa transparence technique.

Venons-en maintenant aux termes absents de ce vocabulaire. Parmi les principaux : "institution ", "sujet ", "soin ", "formation" et "éducation ", autant de notions qui ne sont pas solubles dans le service.

Il importe de rappeler que, dans le secteur social et médico-social, nous ne "manageons" pas des entreprises mais nous dirigeons des institutions et que celles-ci, pour reprendre les propos de Nicole Mosconi, "produisent toute société, c'est-à-dire qu'elles inscrivent le sacré et le profane, le permis et l'interdit " (3). L'institution, qu'elle soit école, lieu de soin ou lieu d'enfermement, a une visée supérieure à la demande du sujet, elle a une mission de transmission que lui définit l'intérêt général. Décider d'exclure dans des institutions spécialisées ne relève pas d'un service à la personne mais d'un interdit, de normes sociales, de la loi. La création des centres éducatifs renforcés en est le dernier exemple. On peut bien sûr s'interroger sur la violence de telles institutions - Michel Foucault nous y a invités par le passé - mais cette interrogation sur la place du sujet ne doit pas nous conduire à tenter de dissoudre le projet collectif dans une prestation de service. Une telle tentative ne peut qu'être vouée à l'échec et la violence engendrée par la dissymétrie de la relation aurait toute chance de se rappeler à nous de manière désagréable. Les graves événements vécus récemment dans les quartiers en difficulté ne peuvent trouver une réponse dans des prestations de services, ils nous disent cependant l'affaiblissement des institutions qui peinent à contenir une jeunesse en perte de repères et à lui proposer une perspective. L'institution fait plus qu'offrir un service, elle protège le corps social tout en offrant un projet collectif, elle produit du social.

L'éducation est une relation

Pour trancher la question il nous faut revenir à la définition de l'éducation. Que l'on emprunte celle d'Emile Durkheim dans Education et sociologie (1922), que l'on se tourne vers Carl Rogers dans Liberté pour apprendre (1971), ou bien encore que l'on aille chercher du côté de Léon Tolstoï, précurseur de l'éducation libertaire, pour ne citer que quelques références centrales, toutes s'accordent sur un point : l'éducation est une relation, une aventure, nous dit Marcel Postic (4). Il s'agit d'une rencontre, d'une confrontation, qui peut prendre le caractère d'un affrontement entre deux logiques irréductibles. La première est celle de la transmission de normes sociales, d'une lecture du monde, d'un ordre imposé, et la seconde est celle d'un désir, de l'affirmation d'un besoin égocentrique. Si l' "entreprise de services" se place clairement du côté du besoin, l'institution se situe du côté de la norme collective.

L'évolution de nos sociétés démocratiques pourrait nous faire basculer dans la satisfaction des besoins, espace où peut s'épanouir la société marchande. La demande croissante de démocratie, qui a des répercussions sur la législation relative aux établissements, ne doit pas nous faire abandonner le projet collectif sous prétexte qu'il serait honteux d'assurer la transmission. Il nous faut plutôt organiser la confrontation entre le sujet et le collectif, seule condition pour la définition d'un nouveau contrat social. On pourrait bien sûr en dire autant du soin et de la formation qui, comme l'éducation, constituent un espace où se déposent des passions. L'entreprise de services ne prend en compte que des besoins alors que l'institution est à même d'accueillir et de contenir l'irrationnel humain. C'est ce qui fait le sens et la beauté de notre tâche car, pour reprendre la belle formule de Stefan Zweig, "sans passion nous ne serions que des pédagogues " (5).

Le terme "manager" nous vient du monde de l'entreprise commerciale, espace d'extrême rationalité, d'optimisation des coûts et de maîtrise des relations humaines, qui se revendique d'une approche scientifique des relations au travail.

Si l'empirisme - que décrient les "managers" - peut laisser croire à un refus de la connaissance, de la rationalité, il préserve néanmoins l'idée qu'il y a une part de mystère que l'on ne peut atteindre dans l'humain. Que cette dimension cachée relève de l'intime, voire du sacré, et qu'il appartient à la morale universelle, et non pas à l'éthique professionnelle, de respecter cette part de l'identité humaine.

Nos institutions de soins, de formation ou d'éducation sont des lieux d'accueil de l'humain avec tous ses mystères, ses doutes, ses désirs, ses souffrances. Jamais nous ne pourrons l'accompagner dans un chapitre de son histoire si nous n'acceptons pas l'incertitude de cette belle aventure. Et s'il existe une pensée "complexe ", idée qui me heurte tant elle laisse penser qu'il y aurait une pensée "simple ", elle serait plutôt du côté de l'empirisme. »

Gilles Billotte CMPP : 34, avenue Alexis-Varagne -95400 Villiers-le-Bel - Tél.01 39 94 31 55 - E-mail :gbillotte.cmpp@cegetel.fr.

Notes

(1)  Voir ASH n° 2439 du 20-01-06.

(2)  Auteur de L'équipe pédagogique - Ed. L'Harmattan -2001 et de « L'histoire de vie, un travail de recomposition de soi », in Analyse d'un récit de vie - Jean-Claude Filloux - Ed. PUF - 2005.

(3)  Formes et formation. Du rapport au savoir - Ed. L'Harmattan - 2000.

(4)  La relation éducative, Ed. PUF - 1985.

(5)  Dans La confusion des sentiments.

TRIBUNE LIBRE

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