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Décrypter la souffrance psychique sur les lieux du social

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Face aux problèmes de souffrance psychique, les travailleurs sociaux sont souvent désemparés. Dans le IXe arrondissement de Lyon, Interface, grâce à son équipe formée d'un psychiatre et d'un intervenant social, les aide à décrypter les situations difficiles. Et facilite l'accès aux soins des usagers.

Un trentenaire, quasi sans expérience professionnelle, pousse la porte d'Oréa, structure d'insertion installée à Lyon. Rapidement, les entretiens à visée socio-professionnelle mettent en difficulté la chargée d'accompagnement. « Le bénéficiaire lui faisait jouer un rôle d'écoute et il y a eu personnalisation excessive de la relation, analyse Antoine Bohy, directeur d'Oréa. Un lien de dépendance s'était tissé et il ne parvenait pas à entendre qu'il sortait de notre champ. » L'intervention d'Interface 9e, à la demande d'Oréa, a permis de décrypter, puis de dénouer la situation. « Nous avons vu que nous avions laissé notre collaboratrice trop isolée alors que des clignotants s'étaient allumés : difficulté de la personne à trouver une autonomie, décalage avec la réalité, expression d'une souffrance... », reconnaît Antoine Bohy. Les deux structures ont alors travaillé de concert avec l'une des quatre maisons du département du Rhône (MDR) du IXe arrondissement, qui connaissait le bénéficiaire (1). Objectif :que celui-ci « puisse entendre que ce qu'il exprimait ne pouvait plus relever d'Oréa ni même de la MDR et qu'il retrouve les bonnes portes. »

Soutenir les travailleurs sociaux dans leur approche des populations en difficulté sur le terrain de la santé mentale, faciliter l'accès des usagers aux soins psychiques et organiser le travail en réseau autour de situations devenues problématiques... Telles sont les missions d'Interface, le dispositif de prévention en santé mentale tous publics mis en œuvre, depuis 2000, dans le IXe arrondissement lyonnais par l'association Régis (2). En toile de fond, la volonté de rapprocher les professionnels du social et les praticiens de la santé mentale. L'équipe intervient d'ailleurs en binôme formé d'un psychiatre et d'un intervenant social.

Initié dans le cadre du contrat local de sécurité (3), le projet est aujourd'hui rattaché à la mission santé-handicap de la Ville de Lyon - principal financeur (4) - et fait l'objet d'une convention triennale entre celle-ci, l'association Régis et le centre hospitalier de Saint-Cyr-au-Mont-d'Or. « Le cadre hors pénal et hors urgence a longuement été débattu, fortes étant les attentes, notamment du côté des bailleurs sociaux et des associations, se souvient Myriam Buffet, chef de projet de la mission santé-handicap et coordinatrice du comité technique (5). Au final, il a été admis qu'Interface ne servirait pas de pompier, mais se situerait sur le versant de la prévention. » Autre principe : le portage par une structure tierce, seule apte à garantir la dimension d'interface.

Equipe nomade, Interface 9e intervient là où on la demande, sur rendez-vous ou/et via des permanences instaurées dans les structures, comme à Oréa, ou dans les MDR du IXe. « Nous avons vite compris qu'il fallait aller au-devant des professionnels et nous inscrire avec eux dans la régularité, car eux-mêmes sont dans des parcours en rupture avec les usagers. Une situation qui venait les inquiéter était poussée par une autre, et ils oubliaient de nous interpeller. Nous venons donc en aide-mémoire et nous réinjectons de la continuité, analyse Nicole Arrio, psychiatre. L'idée est aussi que notre présence facilite l'évocation de situations qui ne sont pas forcément graves, mais sont susceptibles de dégénérer. » Développer les permanences est donc un parti pris de l'équipe, dont la tâche essentielle consiste à « aider les aidants ». « Il ne s'agit pas d'analyse de la pratique mais de mise au travail d'une situation avec un professionnel, et d'abord d'aide à la relation », précise Jean-Baptiste Pommier, l'un des deux intervenants sociaux du dispositif, sociologue de formation (6). « On se place dans le subjectif : c'est le travailleur social dans sa relation avec l'usager, ce qu'il sent, ce qu'il peut dire de ce qu'il vit... », complète Nicole Arrio. L'objectif est de « mettre à disposition le double regard du binôme pour apporter des éclairages cliniques ou sociaux », précise Jean-Baptiste Pommier, pour qui agir en binôme permet de « garantir la réinscription de la clinique dans le contexte social ».

C'est lorsqu'ils sont dans une impasse, que les réponses apportées ne sont pas opérantes, qu'ils éprouvent de l'inquiétude face à des états dépressifs ou se sentent désarçonnés face à un usager perdu ou étrange... que les professionnels interpellent la cellule. Ce dont témoigne Marie-Noëlle Ravinet, assistante sociale de la MDR du quartier de Vaise : « J'y ai recours pour des situations que je connais bien, où un suivi assez long a eu lieu et où j'ai l'impression que je n'avance plus, qu'une foule de choses envahissent l'entretien. Dans bien des cas, des problèmes de santé mentale sont repérables. En fait, j'appelle quand j'ai besoin d'un décodage que n'apporte pas un groupe d'aide technique. » Les préconisations offrent aux professionnels des clés utiles pour appréhender les situations, porter un autre regard sur les personnes et faire évoluer la relation. « Nos chargés d'accompagnement comprennent mieux certaines résistances exprimées par des bénéficiaires, explique Antoine Bohy . Cette mise à distance leur permet de mieux distinguer ce qui relève ou non de l'insertion professionnelle et leur procure de nouvelles pistes de travail. » Par ailleurs, remarque Géraldine Lyonnet, assistante sociale de la MDR du quartier de La Sauvegarde, « Interface nous renvoie beaucoup à notre propre rôle. Il nous est souvent difficile d'imaginer que l'on puisse avoir de nous une image autre que celle de travailleur social. Cet éclairage permet de saisir ce qui se joue dans la relation, de retravailler cela ensuite, et d'avancer. En fait, nous sommes assez démunis dans le domaine de la santé mentale. »

« Démystifier la relation au psychiatre »

Interface a en outre vocation à faciliter l'accès aux soins des usagers. Aussi l'équipe a-t-elle développé une connaissance affinée de l'éventail des dispositifs existants et multiplié les contacts pour simplifier les orientations. Elle s'implique aussi via des consultations d'orientation. La psychiatre rencontre alors l'usager avec le travailleur social. « Cela se fait toujours après un travail amorcé avec ce dernier, et en accord avec l'usager. Il ne s'agit pas d'un entretien de soin mais celui-ci vient poser, prudemment, la question du soin. Se déroulant là où un lien de confiance s'est noué, cette rencontre ponctuelle contribue aussi à démystifier la relation au psychiatre », observe Nicole Arrio. Dans ce cadre, pour le travailleur social, il n'est pas question « de passer le relais mais de se faire le passeur, souligne Jean-Baptiste Pommier. Il pourra d'ailleurs se ressaisir de ce qui a été dit. Enfin, c'est un moyen pour lui de signifier ses propres limites. »

Pour soutenir les professionnels, la cellule cherche enfin à promouvoir le travail en partenariat. Elle propose en particulier des « concertations de réseau » visant à réunir ceux que concerne une même situation, pour rendre plus cohérents les accompagnements. Une formule intéressante pour Marie-Noëlle Ravinet, car « elle améliore leur pertinence en leur redonnant du sens », comme pour Géraldine Lyonnet. Celle-ci l'a notamment utilisée avec « une personne psychotique, qui, parce qu'elle racontait des choses différentes à tous les partenaires, avait fini par les couper les uns des autres. Nous avons réussi à nous remettre en lien et à redéfinir le rôle de chacun. » L'usager est avisé de ces séances, voire y participe. « Pour certains, ce réseau, qui se constitue au-tour d'eux, agit comme une enveloppe contenante et portante », assure la psychiatre. Gabrielle Guivarch, éducatrice spécialisée d'Inter-face, relève aussi que « cela tend à réduire les clivages entre les acteurs du social et du sanitaire. Les contacts deviennent ensuite plus faciles. » L'évaluation réalisée en lien avec le comité technique montre ainsi que l'essentiel des utilisateurs jugent qu'Interface améliore largement leur bien-être professionnel et apporte maints bénéfices sur le plan de l'approche psychique comme de la relation d'aide. Enfin, pour les usagers, le dispositif les aide « à cheminer dans la reconnaissance de leurs difficultés sur le plan somatique ou mental ».

Pour les institutions, son intérêt est aussi d'induire une modification de la pratique des travailleurs sociaux. Ce que résume Françoise Paquet, directrice de l'unité territoriale Lyon-IX, par la question : « Comment les professionnels de l'accompagnement social peuvent-ils entrer dans un champ différent, celui de l'accès aux soins psychiques ? » Le conseil général, bien que non signataire de la convention, a adopté une démarche volontariste :en 2002, il a formalisé la collaboration entre les MDR et Interface via un protocole technique. « Le département, explique Françoise Paquet, demande aux professionnels du social de lire certaines situations d'usagers en difficulté via ce prisme du psychique et de s'engager dans le fonctionnement d'un dispositif de prévention en santé mentale. » Il s'agit de les amener à « sortir d'une pratique qui se limite à donner une adresse de centre médico-psychologique. » Autrement dit, lâche Gabrielle Guivarch, de sortir de la « patate chaude » et du leitmotiv : « si l'usager est malade, ce n'est pas pour nous ! » «  De fait, en partant de l'inquiétude du travailleur social, notre tâche consiste à voir comment il peut continuer à œuvrer sur les objets du social avec la personne, toute malade qu'elle soit, et de repérer quels sont ceux utilisables pour amener la question du soin dans le travail relationnel. Il ne s'agit pas de prendre la place du soignant, mais pas non plus de se défausser de celle d'intervenant social », tient à préciser l'éducatrice. « Il y a des espaces intermédiaires, tient à préciser Jean-Baptiste Pommier, où le travailleur social peut questionner des éléments de souffrance exprimés et engager doucement une réflexion sur celle-ci. On ne peut être que sur une réponse opératoire et rapide. Un accès aux soins s'élabore dans le temps. Il y a là toute une conception du travail social. »

Peu à peu, le dispositif Interface a su gagner la confiance et des structures diverses l'ont intégré à leur fonctionnement. En 2004, un partenariat a même été noué avec les bailleurs sociaux dans le cadre des programmes de rénovation urbaine. Même si tous les professionnels n'y ont pas recours, beaucoup l'ont inclus dans leur pratique. Telle Marie-Noëlle Ravinet, assistante sociale à la MDR de Vaise, qui juge « très utiles les éclairages donnés, y compris pour d'autres situations. Cela sert au quotidien ». En outre, se réjouit Gabrielle Guivarch, « nous avons le sentiment désormais d'être interpellés plus en amont ».

Pour Emmanuel Suchet, médecin chef du 6esecteur de psychiatrie infanto-juvénile du centre hospitalier de Saint-Cyr-au-Mont-d'Or, les avancées sont indéniables : « Nous commençons à repérer, et c'est essentiel, que le mode de pensée, le regard sur les difficultés, change au sein des professionnels. L'objectif est que se crée une nouvelle culture permettant d'entendre les problématiques autrement et que s'accomplisse un vrai travail de prévention primaire. » Il n'empêche, rappelle non sans amertume Evelyne Combet, conseillère spécialisée au service d'insertion du conseil général et auparavant assistante sociale : « Il y a une vingtaine d'années, il n'était pas nécessaire de passer par des financements autres que ceux de la santé publique, ni d'avoir recours à une association : des professionnels de la santé mentale venaient faire des permanences dans les MDR et travailler à cette interface. Celles-ci ont disparu. Or les besoins demeurent. »

Florence Raynal

Notes

(1)  Les maisons du département du Rhône sont des points d'accueil de proximité créés par le conseil général dans chaque canton du Rhône et dans chaque arrondissement de Lyon.

(2)  Spécialisée dans l'insertion par le logement, l'association Régis gère un dispositif d'accueil et d'hébergement pour les sortants d'hôpital psychiatrique - Régis : 5, rue du Perron - 69600 Oullins - Tél. 04 78 50 16 05.

(3)  Imaginé à la suite d'émeutes liées au décès d'un jeune au commissariat de La Duchère (Lyon IXe) fin 1997, Interface devait au départ cibler un public « jeunes ».

(4)  Aux côtés du conseil général/dispositif RMI et de l'Etat/politique de la ville.

(5)  Outre les institutions signataires, y sont représentés la DDASS, la mairie du IXe et le conseil général. Un comité de pilotage, pour la dimension politique et financière, complète le dispositif.

(6)  Il a présenté Interface 9e dans l'ouvrage Travail social et souffrance psychique - Sous la direction de Jacques Ion - Ed. Dunod - 2005 - Voir ASH n° 2400 du 25-03-05.

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