« Les violences urbaines qui ont défrayé la chronique sociale à l'automne dernier semblent marquées par deux phénomènes significatifs : la participation active d'adolescents de plus en plus jeunes et l'absence de revendications collectives ou de porte-parole autorisés qui pourraient prétendre faire rentrer ces manifestations dans le cadre habituel des mouvements sociaux. Sommes-nous en présence d'une forme inédite de révolte sans parole, une "jacquerie" du XXIesiècle qui remettrait en cause les catégories habituelles de l'explication socio-politique, ou bien s'agit-il d'un nouvel avatar de l'expression de luttes sociales déjà bien identifiées et éclairées par la théorie des mouvements sociaux d'Alain Touraine ou encore l'approche structuraliste de Pierre Bourdieu, qui fait de la domination l'une des clés de l'élucidation des rapports sociaux ? Nous nous garderons bien de trancher cette question délicate qui devra faire l'objet de recherches ultérieures nécessitant un recul historique.
En revanche, ce qui ne peut manquer de mobiliser le sociologue, c'est bien l'ensemble des explications ou des hypothèses -ce que nous désignerons par le terme moins construit de postures - qui ont prévalu dans les nombreux commentaires, voire dans la logorrhée, que n'ont pas manqué de susciter ces événements. Faute de pouvoir éclairer de manière pertinente les phénomènes observés, au moins peut-on analyser les conceptions que les uns ou les autres s'en font. Parmi celles-ci, certaines ont dominé les débats.
La posture sociologisante, probablement la plus répandue, pose les jeunes auteurs de violences en victimes de la paupérisation, du chômage et de l'exclusion sociale. Ceux-ci exprimeraient à travers des actions confuses de vandalisme et de destruction de biens privés et publics une colère, une indignation, une "rage" (1), pour dénoncer les conditions sociales de leur existence et le rejet dont ils se sentent faire l'objet.
La posture psychologisante consiste à incriminer les modes d'éducation et de socialisation familiales. Elle dénonce les parents irresponsables, parfois maltraitants, la plupart du temps immigrés, qui laissent traîner les enfants dans les rues jusqu'à pas d'heure, incapables de tenir leur progéniture et d'assumer leur responsabilité familiale. Une version édulcorée de cette posture parle de "problèmes affectifs ", de "souffrance ", liés à un contexte familial pathologique où se cumulent difficultés d'intégration et misère sexuelle.
La posture culturelle ou parfois même ethnique adosse les violences urbaines à une immigration mal maîtrisée et à une incompatibilité structurelle entre les cultures africaines (Maghreb et Afrique sub-saharienne) et la culture occidentale. Il y aurait, parmi les familles immigrées, les "bonnes" ou les "mauvaises" pratiques, en d'autres termes celles qui favoriseraient l'intégration (le goût du travail, la discrétion) et celles qui seraient au contraire un frein à l'insertion, comme la polygamie, le voile islamique ou la cuisine trop odorante. Issues de sociétés traditionnelles qui pratiquent un contrôle social permanent sur les individus, les familles d'origine étrangère, en basculant dans un système démocratique où la négociation et le compromis sont au fondement de la vie sociale, ne s'adapteraient pas à des modèles éducatifs moins coercitifs où la brimade est parfois suspecte de maltraitance, où les enfants disposent de droits. En outre, dans ces familles, l'autorité liée à l'âge et la position sociale sont bousculées par une inversion des positions dominantes : les enfants traduisent aux parents les consignes scolaires et les documents administratifs, compétence qui leur donne un pouvoir par là même confisqué au père.
La posture éducative interprète le mutisme qui accompagne ces passages à l'acte violents comme le produit de l'absence de capital culturel, de la pauvreté du langage et donc de la capacité à poser des mots avant d'agir. Les pratiques linguistiques des "banlieues ", pourtant encensées par quelques-uns qui voient dans le rap une forme rénovée de la langue française, se réduiraient à quelques slogans stéréotypés et polysémiques tandis que la culture scolaire, considérée comme efféminée et "bouffonne" serait remisée au placard des pratiques poussiéreuses et inutiles. Selon ces experts des sciences du langage, au premier rang desquels Alain Bentolila, pour la première fois dans l'histoire moderne une fraction importante de la génération nouvelle ne semble pas construire un système de valeurs qui viendrait "améliorer" le système antérieur, mais prolonge au contraire les pires travers de la société libérale en faisant l'outrancière promotion de l'argent facile et de la consomma-tion prédatrice dans une indifférence autodestructrice. Au cosmopolitisme solidaire et citoyen de la beat generation aurait succédé l'apologie identitaire et le repli territorial.
Comme on le voit, les postures pour expliquer les violences urbaines ne manquent pas (2), et ce d'autant plus que les principaux acteurs de ces violences ne tranchent pour aucune de ces interprétations, se contentant tout juste de reprendre ici ou là des arguments qui servent leurs intérêts immédiats sans leur donner de véritable crédibilité. Les jeunes auteurs de violences relèvent ainsi de ces catégories d'agents sociaux qui, selon l'expression de Pierre Bourdieu, sont plus "parlés" qu'ils ne se parlent (3) et subissent donc de plein fouet une double violence : celle que leur infligent les institutions politico-médiatiques en s'exprimant à leur place et celle qu'ils s'infligent à eux-mêmes en détruisant leurs propres ressources. En bref, une rébellion sans sujet ni objet dont seule la philosophie nietzschéenne pourrait rendre compte...
A ces différentes postures correspondent bien évidemment des propositions que l'on trouve largement diffusées dans les médias. Les "sociologisants" prônent la prévention et la mise en œuvre de nouveaux moyens financiers et humains pour compenser les inégalités sociales. Il s'agit pour eux de relancer les politiques sociales, de subventionner les associations-tampons locales, de créer des dispositifs de soutien à la parentalité, à la scolarité et au travail, en bref de renforcer un arsenal de mesures et de dispositifs qui n'ont pas fait la preuve de leur efficacité. Pour les "psychologisants ", les solutions passent aussi par une politique de prévention et d'accompagnement individualisé afin de traiter à la fois les symptômes de la misère sociale et ses causes qui s'enracinent très souvent dans l'histoire familiale et la migration. Ceux-ci proposent de travailler sur les très longs processus de remise en confiance et sur la singularité des parcours. Pour les tenants de l'ethnicisation des rapports sociaux, il faut lutter contre l'immigration clandestine, éviter les trop fortes concentrations d'étrangers sur les mêmes territoires et promouvoir l'identité française en exigeant des migrants qu'ils s'engagent par contrat avec la République. Parmi ceux-ci, on trouve évidemment des positions plus radicales qui poussent à la répression, à l'interdiction de la polygamie ou à la privation des droits sociaux lorsque les familles n'assument pas ou plus leurs responsabilités éducatives. Enfin les "éducationnistes" prônent le retour à l'autorité parentale et la mobilisation de l'Education nationale pour renforcer la dimension socialisatrice de l'action éducative plutôt que l'instruction ou le champ disciplinaire, tandis que les "culturalistes" en appellent aux belles œuvres et aux grands artistes pour redonner du sens à l'école.
Parmi toutes ces mesures et dans les débats qui agitent experts, journalistes et politiques, les travailleurs sociaux semblent bien absents, eux qui sont pourtant au cœur même des dispositifs de lutte contre l'exclusion et sont directement confrontés aux violences urbaines. Certains commentateurs se posent même en accusateurs publics des dérives supposées de l'assistance sociale et de l'angélisme des travailleurs sociaux qui, au nom des principes de solidarité et de la défense des plus faibles, surprotègent les jeunes auteurs de violences urbaines, en justifiant a posteriori leurs actions, toujours en référence aux instances répressives de l'Etat, à l'exploitation libérale ou à la mondialisation de l'économie. "Les travailleurs sociaux ne cessent, dans les banlieues, d'incriminer la France, au nom de l'anticolonialisme, de l'anti-esclavagisme, et son histoire. Ils ne cessent de rendre la France non désirable. Comment s'étonner de la non-intégration, alors que ces jeunes se sentent justifiés dans ce qu'ils sont, autorisés à refuser les règles de la citoyenneté puisque tout est légitimé. Le nihilisme est la situation d'égalisation des cultures dans laquelle le travail social enferme depuis trop longtemps les populations des banlieues [...]. Par la faute d'un type d'intervention culturelle trop complaisant avec toutes les différences, les jeunes de banlieue ne disposent plus d'aucun concept du citoyen ou de l'Homme pouvant faire office d'idéal régulateur ", écrivait ainsi récemment le philosophe Robert Redeker (4).
Les travailleurs sociaux, qui sont souvent assimilés par les jeunes à la police, aux renseignements généraux ou à la justice, souffrent d'une image dégradée dans les banlieues. Considérés comme des agents à la solde des institutions (5), ils parviennent de plus en plus difficilement à exercer leur métier, certains renonçant même au travail de proximité par crainte pour leur intégrité physique. Et l'on constate de fait sur le terrain que les institutions, débordées comme les parents par cette fraction agitée de la jeunesse française, tentent de se repasser la charge de cette catégorie sociale comme on se refile "la patate chaude ". Au risque de se trouver confrontées au dilemme suivant : soit abandonner la gestion de ces jeunes violents et sans perspectives à leur famille ; soit mener une politique de répression tous azimuts et engager un rapport de force impitoyable et peu fructueux avec les agitateurs en espérant briser les plus récalcitrants et les remettre sur le "droit chemin ".
Dans les deux cas, les travailleurs sociaux ne sont pas considérés comme des partenaires pertinents. Ils ne se retrouvent pour la plupart ni dans la mise en accusation des familles, ni dans les politiques répressives et ne sont pas en mesure de faire vraiment le bilan de leurs actions depuis 20 ans. Ils ne sont pas non plus en capacité de répliquer aux attaques dont leurs interventions font l'objet notamment parmi les conservateurs et les libéraux. Mais, plus grave, ils ne sont pas non plus en phase avec les valeurs portées par les jeunes auteurs de violence, plus proches des postures ultralibérales des rappeurs américains que du nostalgique "peace and love " des années 70.
Que serait la société française sans ses travailleurs sociaux, nul ne le sait... ? Ce que l'on peut juste constater, c'est que les nations sans travail social n'ont rien de très enviable et que les réductions de crédit dans ce domaine n'ont pas produit une amélioration significative de la situation. A Clichy-sous-Bois, au plus fort des échauffourées, les jeunes vandales ont épargné une halte-garderie installée depuis huit ans au rez-de-chaussée d'une barre d'immeubles. Animée par des éducateurs de jeunes enfants, cette petite structure accueille les moins de trois ans et leurs parents. Au cours de ces huit années, pas un seul véhicule n'a fait l'objet de dégradations ;aucun membre de l'équipe n'a été agressé et l'établissement pourtant peu défendu n'a jamais subi de vols... Un cas d'école qui devrait donner à réfléchir à tous ceux qui cherchent désespérément une solution au "malaise des banlieues" (6). »
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« Entre l'approche quelque peu angélique, à mon sens, de certains travailleurs sociaux, et celle manifestement répressive de quelques hommes politiques, n'y a-t-il pas la place pour une "troisième voie ", qui mettrait fin, lorsque l'on parle des questions sociales, soit à une forme d'hypocrisie de part et d'autre, soit à un conservatisme désuet ?
Cette troisième voie ne serait pas forcément celle du "ni-ni ", bien au contraire. Elle s'alimenterait, dans sa réflexion, puis dans sa mise en pratique, de points de vue divergents, mais aboutirait, dans l'idéal, à un compromis plus constructif. C'est du moins ce que l'on peut espérer.
Au lieu d'avoir, comme trop souvent, une vision dichotomique des problématiques sociales, pourquoi ne pas accepter d'aboutir à un discours composite, qui userait éventuellement d'un lexique qui ne nous est pas habituel, sans pour autant renier nos principes fondamentaux mais en acceptant au moins de les bousculer et de redéfinir certains d'entre eux si on juge pertinent de le faire.
Prenons l'exemple de la récente "crise des banlieues ",qui suscite une fois de plus, et de façon exacerbée, des oppositions frontales, avec, pour faire court, d'un côté les partisans du "tout répressif" et de l'autre ceux du "tout préventif ". Nous, travailleurs sociaux, nous nous situerions dans cette seconde catégorie, mais vous l'auriez deviné.
Certes, aucun travailleur social, que je sache, ne saurait se reconnaître dans la seule réponse répressive, ne serait-ce que pour des raisons éthiques. Mais cette éthique, lorsqu'elle s'accom-pagne d'une honnêteté intellectuelle, ou encore de lucidité, face aux réels bouleversements socio-économiques en cours, devrait nous amener à nuancer nos propos et à ne plus nous cantonner à un discours connu d'avance par celles et ceux qui n'appartiennent pas directement au champ du social.
Il s'agit de se faire comprendre, ou au moins entendre, par ceux qui ne sont pas dans le feu de l'action, mais qui pour autant sont totalement concernés. La République est une et indivisible. Dans cet esprit, faute de voir se concrétiser les valeurs qui la fondent (liberté, égalité, fraternité), au moins cherchons-nous à faire société, à maintenir une cohésion sociale.
Il faut savoir parfois rendre des comptes, dans tous les sens du terme.
Brûler des voitures, saccager des écoles, ou encore détruire des entreprises, engendre un coût, symbolique certes, mais aussi économique, qui ne saurait laisser indifférent. Sans rentrer dans la polémique de ce qui justifierait ou pas de tels actes, bien que la question doive être posée, je m'interroge, en qualité d'éducateur spécialisé mais aussi de citoyen, sur la responsabilité de cette frange de la population qui se dit exclue, et qui l'est dans une large mesure. Quelle réaction manifester face à des actes délictueux, même s'ils expriment pour certains une frustration trop longtemps larvée ? Quelle légitimité accorder à une telle violence, même si elle vient, dit-on, suppléer des paroles trop peu entendues ? Quel discours doivent tenir les travailleurs sociaux, si tant est qu'il existe une communauté de pensée, face à ces événements ?
Bien qu'enfant de parents maghrébins analphabètes, ayant grandi au sein d'un "quartier sensible ", bien qu'ayant été victime d'une injustice évidente lorsque je me suis vu notifier mon exclusion du système scolaire à l'âge de 15 ans - ce en dépit de la législation et pour des raisons qui me sont encore inconnues-, bien que contraint à vivre du RMI malgré mon bac +4..., je n'ai jamais souhaité être "victimisé" et ne me suis jamais reconnu dans un discours paternaliste trop souvent stérile.
Je ne souhaitais pas seulement de la compassion mais des propositions concrètes, afin de me donner les moyens de changer. Changement qui devait s'opérer vis-à-vis des institutions auxquelles je devais me confronter. Changement de moi-même tout d'abord, ce qui sous-entendait une forme de responsabilité, que je devais, malgré tout, assumer à un moment ou un autre.
Pour tenter d'être plus précis et éviter les malentendus, je dis que lorsque l'on n'est pas "bien né ", il reste à tenter de bien grandir, afin de trouver sa place, ou au moins une place, dans la société. On ne naît pas citoyen, mais il faut tenter de le devenir, en dépit des obstacles, mais aussi, ne l'oublions pas, grâce aux moyens qui nous sont proposés, aussi limités soient-ils. Il est toujours plus facile d'y parvenir lorsque la classe politique, en premier lieu, et les institutions qui la représentent facilitent le sens de l'égalité et de l'équité, ne serait-ce que pour atténuer les disparités évidentes dès la naissance. A charge pour les hommes politiques de faire preuve, si ce n'est d'un peu plus d'humanisme, au moins d'un peu plus de courage, en adoptant des réformes qui iraient dans ce sens.
A charge pour nous, travailleurs sociaux, de nous impliquer d'une façon ou d'une autre, chacun avec ses moyens et à tous les niveaux, afin de participer à ce changement. Cette démarche implique de ne pas se contenter de fustiger certains de nos représentants politiques, mais aussi de responsabiliser parfois des usagers. Car, à soutenir systématiquement ces derniers, si l'on se donne sûrement bonne conscience, on risque de ne pas leur rendre service, dans ce processus que l'on nomme la construction de l'identité. »
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(1) Selon l'expression devenue familière de François Dubet (La galère, jeunes en survie, Ed. Fayard, 1987).
(2) On pourrait d'ailleurs ajouter, certes anecdotiques et marginales mais présentes chez les commentateurs, les postures incriminant Nicolas Sarkozy, les « policiers véreux », les « patrons exploiteurs » ou encore le « Satan libéral »...
(3) « Résister aux paroles, ne dire que ce que l'on veut dire : parler au lieu d'être parlé par des mots d'emprunts... » ( « L'art de résister aux paroles » in Questions de sociologie, Ed. de Minuit, 1980).
(4) « Le nihilisme culturel imprègne les émeutes de banlieue », Le Figaro du 28 no-vembre 2005.
(5) On retombe là dans les vieux poncifs des sociologues critiques qui, dans la foulée de Michel Foucault, dénonçaient dans les années 70 le travail social comme le bras caché, voire inconscient, des instances répressives de l'Etat.
(6) Ce texte est l'avant-propos d'un ouvrage à paraître en mai aux éditions Dunod : Echec scolaire : le travail avec les familles.