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Paroles d'éducateurs  

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« Tisseur de temps » ou « phare », l'éducateur spécialisé est en tout cas un repère fiable, parfois le seul, dans la vie des enfants qu'il accompagne. Hervé Fabre, qui exerce dans un centre d'action éducative de la protection judiciaire de la jeunesse dans les Hauts-de-Seine, et Alain Brihault, qui travaille dans un institut thérapeutique, éducatif et pédagogique du Maine-et-Loire, usant parfois des mêmes métaphores, expliquent le sens qu'ils donnent à leur métier. Sans éluder leurs doutes.
Hervé Fabre Educateur spécialisé au centre d'action éducative (PJJ) d'Antony (Hauts-de-Seine)

« Continuer à porter la lumière, même dans les ténèbres de la délinquance »

« Comment les mineurs délinquants parlent-ils du temps ? Ils n'en parlent pas ! Pour évoquer le temps, il faut d'abord s'y repérer. Or, dans mon bureau, Willy, 12 ans, ne sait pas quel jour il est né, ni quel jour nous sommes, ni quelle saison... Chez les mineurs que je rencontre, les repères spatio-temporels sont parfois quasi inexistants. Il n'y a pas un avant et un après l'acte de délinquance. Seul compte l'instant présent car c'est le seul qu'ils maîtrisent un minimum. Leur histoire de vie ne leur a pas été contée, leurs parents peinent parfois à connaître la leur et à la relater. Dans ce contexte, comment un adolescent peut-il s'inscrire dans le temps ? Le passé n'existe pas et le futur est angoissant. Demeure le présent.

Ce présent, les mineurs le veulent immédiat. Pour eux, tout est "vite fait ", même le plus important : la naissance, la rencontre, l'entretien, la garde à vue, la vie... Ils n'aiment guère que cela dure. En général, le temps, ils ne l'ont pas. Pas le temps de manger ( fast-food ), pas le temps de parler (Internet et les messageries instantanées, le téléphone portable), pas le temps de se souvenir... Ils refusent de différer. Prendre le temps, c'est trop de frustration !

Pour leur éducation : stupéfaction ! Certains souhaitent ouvertement une éducation comme dans le film Les choristes avec le principe d' "action-réaction ". A chaque acte, une réponse immédiate. Et si nous transposons cet empressement dans le domaine de la justice ?Nous aboutissons à un constat inattendu : le mineur délinquant réclame une justice rapide ! Et ce, à les écouter, pour deux raisons.

D'une part, la rapidité empêche la réflexion. Une justice qui punit sur-le-champ l'acte commis évite au jeune de réfléchir à celui-ci. Laisser du temps l'obligerait presque à l'introspection. Or les mineurs n'aiment pas que nous leur posions ces questions : "Pourquoi as-tu fait cela ? ", "Qu'en pensent tes parents ? ", "Qui t'a appris à agir ainsi ? ", "Vas-tu recommencer ? "... Ce retour en arrière, ce travail sur l'acte, ils préfèrent l'éviter, le fuir. Ils ne comprennent pas que le droit pénal laisse à chacun le temps d'évoluer, de corriger son faux pas, de réparer, de se réparer. Ils ne parient pas sur leur avenir, ils en ont peur, ils pensent qu'il se dégrade au fil des jours. Ils ont si souvent entendu qu'ils n'étaient bons à rien qu'ils sont convaincus qu'ils ne savent que commettre des actes de délinquance. Pourquoi attendre dans ces conditions ? Pourquoi espérer mieux ? Pourquoi laisser du temps ?

D'autre part, une justice rapide apporte du concret. Le jugement à délai rapproché, la comparution immédiate des majeurs plaisent aux mineurs car la sanction tombe tout de suite. Ils n'aiment pas attendre, y compris la punition, la contrainte. Les éducateurs savent que certaines sanctions ne prennent sens que si elles sont instantanées. Le mineur qui sort, après avoir été déféré au tribunal, avec une mesure de liberté surveillée provisoire ou une mesure d'investigation et d'orientation éducative pénale se sent impuni car le verdict est remis à plus tard. Or, pour lui, "plus tard" rime un peu avec "jamais ". Il dit d'ailleurs : "J'ai été jugé, j'ai rien eu. " Cette petite phrase illustre bien tous les télescopages temporels qui se produisent dans sa tête. Il préfère oublier vite ce qu'il a fait et nous provoque en nous renvoyant : "Cette affaire, ça fait longtemps ; c'est fini ! "

Notre temps n'est pas le sien.

Comment corriger toutes ces confusions ? En ne se laissant pas charmer par les sirènes de l'empressement. Je reste convaincu qu'il faut du temps, de la continuité éducative judiciaire.

La justice contrarie les jeunes. Elle prend du temps : le temps d'instruire, d'investiguer, d'expertiser, d'offrir une défense, de laisser évoluer, le temps d'éduquer. A la demande d'immédiateté du jeune, elle répond volontairement par une lenteur procédurière et pédagogique. La pédagogie, c'est le cœur de métier de l'éducateur. L'enjeu est d'éduquer un mineur délinquant appréhendé par la machine judiciaire. De sa boîte à outils pédagogiques, l'éducateur sort "le temps ". Pour en faire quoi ?

Pour structurer le temps du jeune, en premier lieu.

L'éducateur l'aide à tisser le temps. Il lui apprend à l'ordonner, à le structurer. Pour lui, il y a un passé, un présent, un avenir. ll a besoin de connaître l'histoire de l'adolescent, son enfance, sa santé, sa scolarité, ses parents... Nous arrivons à des situations surprenantes : lors de la restitution du travail aux familles et de la lecture des rapports éducatifs, il n'est pas rare que les jeunes découvrent leur histoire de vie.

L'éducateur questionne aussi le temps présent et se risque à envisager le temps futur. Pour évoquer ce futur, il faut rallumer chez les jeunes les lueurs de l'espoir qui souvent sont éteintes depuis fort longtemps : redonner envie, confiance, redonner un sens à la vie.

Pour le mineur perdu dans les méandres de la procédure et au milieu des acteurs judiciaires, la justice désigne un service éducatif. En principe, avant son jugement, un jeune rencontrera de nombreuses fois son éducateur. Ce dernier devra alors prendre le temps -justement - d'expliquer la place et le rôle de chacun. Il évoquera avec l'adolescent son avenir judiciaire : la date de son procès, son rendez-vous avec son avocat, avec le psychologue du service... Un mineur qui a appris à venir à l'heure à un rendez-vous pour parler des actes qu'il a commis est prêt à ce que la justice passe. Certains ne viendront jamais à l'heure.

Par ailleurs, l'éducateur est opportuniste : il se saisit de chaque interstice temporel pour s'y infiltrer et poser un acte éducatif.

L'ordonnance de 1945 marque une reconnaissance d'un droit à l'éducation pour le mineur délinquant. Chacun a en tête que ce droit à l'éducation nécessite du temps. Par expérience, l'éducateur ne croit pas en l'immédiateté. "On ne peut pas faire de miracles avec des jeunes, il faut du temps, des moyens ; il faut accepter un début fragile... ", disait Joe Finder, directeur du foyer de Vitry-sur-Seine de 1950 à 1973 (1). Son acolyte, le pédopsychiatre Stanislas Tomkiewicz, enfonçait le clou en posant un principe : "On ne joue pas dans l'immédiat, on joue sur l'avenir. " Tous les professionnels au contact des mineurs délinquants savent que l'intervention éducative s'inscrit sur le long terme : combien de temps me faudra-t-il pour apprivoiser ce jeune agressif et arriver à lui parler ? Combien de rendez-vous seront nécessaires pour qu'il parvienne à évoquer l'acte qu'il a commis et qu'il prépare son jugement ? Combien de réunions de synthèse auront lieu avant que l'équipe éducative ne détermine une marche à suivre pour la prise en charge de ce multirécidiviste ? Jusqu'où faudra-t-il accompagner ce jeune pour qu'enfin il entende et soit réceptif à un discours éducatif ? Parfois jusqu'à la prison...

Dans la vie des mineurs délinquants, il y a peu de sens, pas d'ordre, pas de repère. Ils viennent nous voir pour savoir où ils en sont de leurs affaires. L'éducateur éduque en étant ce fil rouge judiciaire du parcours du jeune : il est là le jour de sa convocation par l'officier de police judiciaire, présent lors de sa mise en examen, de son premier placement, puis parfois de son second, de son troisième, encore présent le jour de son jugement, et acteur de l'exécution de la peine.

Cette continuité de la présence éducative parvient-elle à donner de la cohérence au traitement de la délinquance juvénile ? Nous pouvons répondre par l'affirmative sur deux points.

L'éducateur, un « fil rouge »

L'éducateur "fil rouge" a le souci de la cohérence entre les professionnels. Il enseigne la justice tout au long de la procédure en expliquant au jeune et à sa famille son fonctionnement, ses étapes et ses intervenants.

Pour améliorer le travail de la justice, il s'efforce en outre de récapituler l'histoire judiciaire des jeunes, les mesures en cours, les interventions simultanées de plusieurs juges (juge des enfants, juge d'instruction), de plusieurs tribunaux, de plusieurs cours (cour d'appel et tribunal de grande instance). Pour un mineur qui fait l'objet de plusieurs instructions dans plusieurs départements, n'est-ce pas l'éducateur qui prévient parfois les juges d'instruction des obligations contradictoires contenues dans les différents contrôles judiciaires ? N'est-ce pas encore lui qui prend le temps de rappeler le parcours judiciaire chaotique du jeune devant une cour qui n'a connaissance que d'un dossier ?

Pour les jeunes, l'éducateur "fil rouge" a trois pieds : un dans le passé (la mémoire des actes commis), un dans le présent (le travail sur l'acte commis) et un dans le futur (après l'acte commis, quel avenir, quels projets pour le mineur ?). Dans ce dernier cas, il devient le phare de l'adolescent, autour duquel le jeune et sa famille gravitent. Etre fil rouge, c'est continuer à porter la lumière, même dans les ténèbres de la délinquance... Sinon c'est le naufrage du jeune. Malheureusement, il me faut être très patient et me remettre souvent à l'ouvrage pour parvenir à infléchir le parcours de délinquance d'un jeune. Le découragement parfois me guette, mais la croyance en l'Homme m'aide à persévérer (2). »

Contact : CAE - 1, rue du Lac-Leman -92160 Antony - Tél. 01 46 66 32 00 -E-mail : rvfabre@free.fr.

AlainBrihault Educateur spécialisé à l'institut thérapeutique, éducatif et pédagogique La Turmelière à Liré (Maine-et-Loire)

« Je me sens comme un phare construit sur du sable »

« C'est en naviguant dans des zones inconnues, potentiellement dangereuses à cause des vents, des récifs, des hauts-fonds, de l'état de la mer, que j'ai porté un autre regard sur les phares et les balises. La certitude qu'ils étaient solidement ancrés sur une base stable me rassurait. Je n'envisageais pas qu'un tel signal puisse changer de place, je n'imaginais pas que sa situation soit différente de celle indiquée sur la carte. Par rapport à ce repère, je décidais de mon orientation, en choisissant de m'éloigner, de tracer une route différente, de virer de bord. Toutes ces décisions possibles étaient dans un premier temps liées à une forme d'obéissance, celle qui oblige à respecter certains passages, à tenir compte des conditions météorologiques ou de l'amplitude des marées. Puis, l'expérience aidant, mon sentiment d'obéissance a laissé place à celui de liberté et de responsabilité. De fait, après un certain nombre d'expérimentations, j'ai réalisé qu'il était possible de ne pas suivre les chemins fréquentés par le plus grand nombre et de le faire en toute sécurité, à condition de ne pas dépasser certaines limites. C'est ainsi que je suis passé de la navigation à vue, à celle rendue possible en apprenant à lire une carte et enfin, à celle qui s'appelle la navigation à l'estime. Estimer ne relève en rien d'un pari, tout au contraire, elle est le fruit de la conjugaison de nombreuses données. Si l'on a doublé tel cap, aperçu tel phare, en tenant compte de la vitesse, on devrait, dans l'heure qui suit, être en vue du port, et pouvoir s'y réfugier pour reprendre des forces pour une nouvelle navigation.

Mais, si ces images maritimes sont plaisantes, je ne suis pas marin pour autant, je suis éducateur. Il m'arrive de penser que les enfants auprès desquels j'ai travaillé depuis 25 ans ont pu se servir de moi un peu comme j'utilise les phares, les balises et autres repères quand je suis en mer. Loin d'imaginer que je suis lumineux ou particulièrement sonore dans la brume, il me semble au moins être solidement ancré : les enfants peuvent me retrouver à la même place et ainsi mesurer la route qu'ils ont parcourue. Petits, ils ne se sont pas trop éloignés, restant à vue, puis, avec le temps, ils ont tracé leur route eux-mêmes, ils ont pris le large, des décisions, pas toujours heureuses, mais en connaissance de cause. Ils avaient été prévenus par anticipation comme aurait dit Françoise Dolto. "Si tu passes de ce côté-là du signal, ton bateau va s'échouer ", et je les accompagnais préalablement pour mesurer la profondeur du fond. Evidemment, on aurait pu se tromper sur la hauteur de l'eau, imaginer que le phare n'avait pas été construit à la bonne place... Mais la réalité résistait et certains se sont fait mal en la niant. Ce n'est que plus tard, quand ils ne sont plus des enfants et qu'ils se nomment eux-mêmes "anciens "de l'établissement, que je trouve la trace de mon intervention passée. Ces jeunes adultes se rappellent avec plus ou moins de bonheur leur passage dans l'institution, mais gardent le souvenir d'une place qui était occupée, comme un phare occupe son rocher.

Le parallèle que j'ai établi entre la navigation et l'éducation spécialisée ne s'arrête pas là. En effet, en mer, on ne prend que les décisions que son bateau permet de prendre. Pour naviguer au large, il faut un certain type d'embarcation, différent de celui qui permet de faire du cabotage, et il faut en plus que les règles soient partagées par tous ces marins différents, qui n'ont pas les mêmes bateaux, ni les mêmes ambitions. C'est pourquoi il existe des routes maritimes différentes : on ne fait pas du dériveur dans l'entrée d'un port de guerre, ni de la plaisance dans un port de commerce.

Un grand écart déstabilisant

Autant il me semble souhaitable de ne pas créer de ghetto en regroupant des enfants qui souffriraient de pathologies identiques, ne serait-ce que pour qu'ils goûtent à la diversité et que naisse une certaine émulation, autant il me semble préjudiciable de croire que l'on peut travailler correctement avec une variété trop étendue de pathologies, de troubles du comportement qui se développent fréquemment sur fond de problèmes familiaux. Face à cette trop grande diversité, je me sens démuni, le phare évoqué plus haut semble être construit sur du sable, il doit éclairer dans toutes les directions à la fois, j'ai même l'impression qu'on lui demande de changer de place à certains moments.

En effet, mon propos ne doit en aucune mesure être réduit à une approche binaire qui voudrait que les "malades" soient soignés et les "délinquants" sanctionnés, mais il me semble inenvisageable de travailler correctement sur les deux versants en même temps. Certains enfants qui perçoivent le monde qui les entoure comme dangereux ont besoin d'un lieu d'asile, de paix, où ils se sentent en sécurité. D'autres sont en lutte avec eux-mêmes et ont eux aussi besoin d'un lieu d'asile rassurant, un endroit dans lequel ils ne se sentiront plus potentiellement dangereux. Ce grand écart me semble irréalisable dans le cadre d'une même institution. Les enfants en souffrent, mais le personnel aussi. Le sentiment d'incompétence qui m'envahit de temps à autre ne me sert plus à remettre ma pratique en question, ou à entreprendre de nouvelles recherches. Il n'a qu'un effet destructeur, déstabilisant et très douloureux. Je pense qu'il faut aller suffisamment bien pour prendre soin d'autrui et, pour le moment, je n'arrive plus à trouver cet équilibre personnel qui me permet de faire mon travail avec conviction, en repoussant les principes pour cultiver des valeurs.

Le sentiment de ne pas être écouté

Autre facette du problème : le sentiment de ne pas être véritablement écouté. Evidemment, je peux parler, témoigner, proposer, ce que je dis est pris en compte dans l'institution, mais nos porte-parole sont-ils entendus là où les décisions se prennent ? Je veux évoquer là une articulation qui me semble centrale : l'admission des enfants dans l'établissement. Tout se passe comme si les seuls qui n'avaient pas d'avis à donner étaient ceux qui travaillent dans l'établissement. Comme si ces décisions fondamentales ne s'articulaient en aucune façon avec la réalité de la vie institutionnelle.

Un grand nombre d'interlocuteurs partagent l'idée qu'il faut prendre en charge les enfants le plus tôt possible, une fois les troubles diagnostiqués ; mais de plus en plus d'enfants sont orientés vers l'ITEP alors qu'ils sont déjà adolescents et que les troubles sont déjà fermement installés. Les spécificités de l'établissement ne semblent plus être comprises, comme si les soins à apporter aux enfants pouvaient se pratiquer indépendamment du cadre dans lequel ils doivent être mis en œuvre. Malgré les difficultés qu'ils rencontrent, les hôpitaux mettent de plus en plus souvent en place des conditions spécifiques pour améliorer l'accueil des enfants en tenant compte en particulier de la sensibilité psychologique et affective des jeunes patients. Alors, pour nous qui travaillons dans ce champ dont la vocation est le soin de l'âme, il devient urgent d'être entendu pour ne pas perdre la nôtre. »

Contact : ITEP La Turmelière -49530 Liré - Tél.02 40 09 15 15.

Notes

(1)  Voir Mémoires de sauvageons, documentaire de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade réalisé à partir des archives cinématographiques détenues par Joe Finder - Zafara Films, L'Harmattan diffusion.

(2)  Ce texte reprend de larges extraits d'une allocution prononcée lors d'un colloque organisé les 12 et 13 septembre 2005 par la protection judiciaire de la jeunesse à l'occasion du 60e anniversaire de l'ordonnance de 1945 relative à l'enfance délinquante.

TRIBUNE LIBRE

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