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Formateur : métier impossible, métier indispensable

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Alors que les formateurs en travail social voient leur métier traverser une période de turbulences et de mutation (1), Saül Karsz, philosophe, sociologue, consultant (2), tente de décrypter les fondamentaux théoriques et idéologiques qui sous-tendent, parfois à leur insu, l'action de ces professionnels.

« La question du rôle, du statut, des tâches du formateur fait à nouveau retour. Retour légitime, au demeurant. Car les élaborations sont aussi nombreuses que particulièrement disparates, sans qu'un assentiment général s'en dégage. Il existe, non pas des références communes, mais des manières de faire se réclamant de courants divers et variés (psychologie, psychanalyse, sociologie, psychosociologie, sciences de l'éducation, management), ou d'aucun courant en particulier. Des fiches de poste décrivent la place de formateur dans tel ou tel centre de formation, des articles et des ouvrages énoncent ses attributions et ses missions, mais décrire n'est pas encore définir, ni énoncer n'est encore expliquer, c'est-à-dire tenter de nommer en toutes lettres ce dont on parle et justifier aussi rigoureusement que possible les propos tenus. Or, plus la définition fait défaut, et plus il est improbable de dépasser le stade de l'opinion, du ressenti, voire de la recette qu'il suffirait d'exporter tous azimuts pour que tout devienne enfin transparent. D'où, sans doute, la prolifération de discours programmatiques, qui euphémisent la condition de formateur plus qu'ils ne la donnent à connaître dans ses pratiques effectives.

Situation qu'on tente de décrypter ici. En empruntant un chemin particulier. Loin de moi, en effet, la prétention de dresser le portrait-robot de ce que le formateur est censé être, faire, penser. Au modèle illusoire du formateur magnifique, immanquablement à venir, je préfère l'analyse du formateur existant dans le quotidien des écoles et des services. Il s'agit de repérer ce avec quoi tout formateur est tenu de composer : des logiques, des mécanismes, des registres, des dimensions. Identifier des balises que tout formateur met en œuvre, chacun le faisant selon des modalités typiques et typées. En connaissance de cause et/ou à son insu, le formateur actionne des fondamentaux, il s'en sert, et tout en se faisant travailler par eux, ils les sert.

Les deux types de fondamentaux déclinés ci-après se déploient sous forme d'options, parmi lesquelles chaque formateur - d'école ou de terrain - est tenu de prendre des décisions, de se positionner. Seul choix prescrit d'avance : impossible de ne pas choisir. Tous les formateurs ne font pas les mêmes choix, mais tous en font un.

Dans les dires et dans les silences

Fondamentaux théoriques, d'abord. Le formateur porte, explicitement et/ou implicitement, une conception plus ou moins articulée du travail social, de sa puissance, de ses limites, de ses buts. Une certaine conception, également, de ce que font les travailleurs sociaux, de ce qu'ils pourraient faire. Une conception, enfin, du statut des usagers, des raisons de leur condition actuelle. Cela, d'après les ouvrages qu'il a lus, ses expériences, ses connaissances, et aussi ses ignorances, ses erreurs d'analyse, sa culture forcément partielle et partiale... Opération habituelle, en fait. On peut même la dire automatique. Ces conceptions œuvrent dans les dires du formateur autant que dans ses silences, dans ce qu'il interroge ou en revanche délaisse chez les élèves et les stagiaires, dans ce qu'il essaye de transmettre, les corrigés qu'il développe, les indications bibliographiques qu'il fournit et celles qu'il néglige, dans ce qu'il remarque et dans ce qu'il ne perçoit guère lors des stages, dans les échanges dits "informels" y compris à côté de la machine à café... Ce, qu'il s'agisse de cours de service social ou de psychopédagogie, de cours de droit, de poterie ou d'informatique, de psychanalyse ou de sociologie : les uns et les autres se déroulant au sein d'une formation au travail social, cette dernière ne cesse de coder et de recoder les interventions à caractère psychologique, sociologique ou managérial tenues en son sein.

Le formateur peut tenir ces questions pour de la "spéculation philosophique ". Crainte de perdre contact avec le réel des pratiques, de quitter le concret des terrains professionnels ? Souci de ne pas encombrer les élèves avec ce genre de questionnement (même si ceux-ci n'en demandent pas tant)  ? Méfiance personnelle vis-à-vis de débats pour lesquels il se sent mal préparé... ? Une chose est certaine :aucune philosophie ne saurait laisser de côté les problématiques très concrètes des terrains professionnels. Rejeter les grandes déclarations, leur langue de bois et leur absence de contenus saisissables me paraît une posture hautement hygiénique. Mais si le réel existe bel et bien, cependant il ne parle que si on l'interprète, si on pose à son propos des questions pertinentes, des hypothèses plausibles, si on y investit des grilles de déchiffrage. C'est justement ce à quoi le formateur "anti-spéculation" se consacre, à son insu! Imaginer que le réel relève de l'évidence, appeler "concret" ce qui apparaît à première vue ( "échec scolaire ", "violence des banlieues ","défaillances parentales "), sans guère se soucier de le questionner, confondre les diagnostics du réel avec le réel dont ces diagnostics ne sont qu'une des mises en sens, met en œuvre une philosophie empiriste d'après laquelle "les faits parlent d'eux-mêmes ". Le travail social devient un dispositif éminemment technique occupé à des problèmes de logement, de scolarité ou de santé des gens qui ne demandent rien d'autre et à qui on ne saurait donner rien d'autre... Bref, des fondamentaux théoriques, on n'est jamais quitte, mais on peut toujours ignorer comment on y consent.

Pratique orientée et discours partisan

Interviennent également des fondamentaux idéologiques. Transmettre, suggérer, expliquer, corriger, débattre..., illustrent la non-neutralité psychique et idéologique du formateur : jamais il ne transmet n'importe quoi n'importe comment, ses explications et corrections vont dans un sens plutôt que dans un autre, il n'a de pratique qu'orientée, et de discours que partisan. Des logiques subjectives, conscientes et inconscientes, organisent le rapport du formateur à la profession, aux élèves, à sa direction, à son propre passé d'élève et de stagiaire. Valeurs, principes, modèles et représentations œuvrent dans ses propos, colorent ses découragements les plus intimes et ses positionnements les plus professionnels, soutiennent sa pratique de formation, ou la torpillent. Le formateur peut même se revendiquer neutre, au-delà des querelles idéologiques, substantiellement technique, profondément moderne, amoureux transi du Management et de l'Organisation, héraut d'une certaine mythologie du Sujet et de l'Ethique qui lui évitent de se coltiner des situations concrètes : la neutralité est la position de ceux qui insistent à méconnaître leur engagement, le plus souvent parce qu'en synergie avec l'air du temps, c'est-à-dire avec les modèles idéologiques dominants.

Aucun formateur ne se trouve en état de lévitation théorique et idéologique. A partir de cette situation de fait, discuter des positionnements des uns et des autres devient fructueux. Pour, notamment, travailler la dialectique entre engagement idéologique et objectivité théorique.

Le plus immédiat de ces enjeux a trait au savoir. Vocable difficile, trop souvent accolé à fermeture, clichés, poncifs, a priori. Pourtant, à la différence de la Révélation, le savoir est toujours troué, discutable, rectifiable, autant que plus ou moins solide, structuré, objectif. Non pas une chose, mais un processus. Il n'existe pas de savoir dogmatique (formule auto-contradictoire), mais des rapports dogmatiques au savoir (pratique hélas courante). C'est pourquoi le formateur, sujet laïque, n'a ni dons ni vocation ; il est aux prises avec un désir de savoir, qui consiste à ne pas céder sur la question du pourquoi, et un besoin de transmettre, qui consiste à faire savoir que tout un chacun peut savoir. Ceci requiert contenus, arguments, analyses, étude régulière, pratique de terrain, acceptation du débat. Occupe une place de formateur celui qui détient des parcelles améliorables de savoir et de savoir-faire et qui s'entête à les transmettre. Occupation relative, à justifier sans cesse, nullement évidente : le formateur en titre ne l'est pas toujours en exercice, tandis que des sans-titres en assument parfois la fonction. Ceci explique que des élèves et des stagiaires tournent le dos, au propre et au figuré, à celui qui entend orienter rien de moins que leur formation professionnelle, qui est aussi une certaine mise en forme de leurs personnes...

Métier impossible que celui de formateur : pas de prototype à reproduire. Les clivages théoriques et idéologiques, les dissymétries de savoir et d'investissement, représentent, surtout pas des anomalies à aplanir, mais des conditions sine qua non. Seul l'autoritarisme de certaines directions et leur incompétence en matière de prospective imposent un profil unique de formateur. Plus fructueuse, davantage démocratique, est la coexistence critique d'options différentes, sinon opposées, ponctuée par des convergences et des divergences aussi argumentées que possible. Car une équipe de formateurs n'est pas une congrégation fusionnelle, mais bien une association en tension, sous tension.

Métier indispensable, en même temps : par le formateur, élèves et stagiaires franchissent des obstacles, s'aventurent dans des parcours, apprennent à penser des questions et à se démener face à des situations forcément complexes. Formateur qui, auprès de ses collègues, témoigne que des pensées et des pratiques existent, autres que celles auxquelles chacun est habitué.

Mais aide, orientation, témoignage, diffèrent du tout au tout selon les options prises au sein des fondamentaux : c'est précisément ce dont élèves, collègues et partenaires bénéficient, ou au contraire ont à pâtir. Un référentiel-formateur réaliste tient simultanément compte de l'impossible de ce métier pourtant indispensable. »

Saül Karsz Contact : 23, rue Albert-Legrand -94110 Arcueil - Tél. 06 85 10 23 36 E-mail : saul.karsz@wanadoo.fr.

Notes

(1)  Voir ASH n° 2439 du 20-01-06.

(2)  Dernier ouvrage publié : Pourquoi le travail social ? Définition, figures, clinique - Ed. Dunod, 2004 - Voir ASH n° 2373 du 17-09-04.

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