Recevoir la newsletter

Quand l'argent ouvre l'institution sur la cité

Article réservé aux abonnés

La maison de retraite La Passerelle permet à ses pensionnaires de disposer librement de leur argent. Une façon de redonner leur dignité aux personnes âgées, qui suppose de sortir d'une vision surprotectrice et sécuritaire de la prise en charge.

Implantée dans la région des Monts du Lyonnais et du Forez, entre Lyon et Saint-Etienne, en plein cœur du bourg de Larajasse (1 400 habitants), La Passerelle (1), maison de retraite aux façades roses, donne sur un parc. 50 personnes, âgées en moyenne de 86 ans, y vivent. Seules ou accompagnées, en fauteuil roulant ou non, elles vont et viennent librement dans le village pour acheter leur journal, faire une course à l'épicerie, effectuer un retrait au bureau de poste ou discuter autour d'un verre au café du coin. Elles participent volontiers aux kermesses et aux festivités locales et sont considérées par les habitants de la commune comme de vrais « Jarsaires » (habitants de Larajasse).

Cette intégration des résidents à la vie de la cité repose sur la détermination de Monique Schmidt-Wagner, qui a pris en 1983 la direction de l'établissement. « Lorsque je suis arrivée, se souvient-elle, j'ai été frappée par son ancrage architectural - les bâtiments étaient mitoyens avec les maisons des villageois -, mais aussi social au sein du village. Cette vie empreinte de contacts, de liens sociaux, m'est apparue comme essentielle pour des personnes âgées, souvent isolées, désocialisées et arrivant en maison de retraite par la force des choses. Ce fil d'Ariane, le lien social, est resté au cœur de notre action. » Pas question néanmoins d'en rester au niveau des discours incantatoires. Monique Schmidt-Wagner s'est attaquée au cœur du sujet : l'argent, qui permet l'échange et l'implication dans la vie de la cité. Sujet tabou, surtout dans les maisons de retraite trop souvent surprotectrices, il permet pourtant au résident, défend la directrice, de demeurer un être social, malgré sa dépendance. « Pourquoi l'argent s'arrêterait-il à la porte d'un établissement de personnes âgées ? De quel droit et au nom de quoi lèse-t-on ces dernières en ne leur en laissant pas l'usage ? », s'insurge-t-elle. Mauvais prétexte à ses yeux que la justification habituelle : en « pension complète », la personne âgée n'aurait besoin de rien. Fallacieux également, l'argument de la dépendance des publics : « Je fais le pari que les personnes souffrant de démence comprennent beaucoup plus de choses qu'on ne le pense », affirme-t-elle. Tandis qu'elle écarte encore les objections liées à la perte ou au vol éventuel de l'argent. « Il est rarissime qu'une personne âgée le perde ou qu'on le lui dérobe. Ce risque relève davantage de notre propre angoisse. C'est pourquoi j'ai cherché dans les textes. Pas un seul n'empêche une personne âgée de recevoir directement sa pension, de gérer son argent, qu'elle reçoive l'aide sociale ou non. »

C'est ainsi qu'à La Passerelle, chaque résident, quel qu'il soit, perçoit sa retraite sur son compte bancaire. Une rupture avec la pratique assez répandue selon laquelle la pension des bénéficiaires de l'aide sociale est payée directement à l'institution, qui en reverse 90 % au conseil général (lequel règle le prix de journée) et 10 % au résident, le « sou de poche ». Ici, les bénéficiaires de l'aide sociale s'acquittent eux-mêmes des 90 %, que l'institution restituera ensuite à la collectivité territoriale. Il arrive parfois cependant que certains préfèrent, par choix ou par incapacité, laisser à leurs enfants ou petits-enfants le soin de régler leurs factures. Mais même ceux-là sont invités à apporter eux-mêmes le chèque. Pas d'exception non plus pour les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer : leurs familles se voient proposer de venir avec eux à la comptabilité. Si le geste, voire la présence, de la personne âgée peut paraître parfois symbolique, celle-ci se retrouve néanmoins en situation de consommateur et non d'assisté. D'ailleurs, toute demande des familles de virement direct de la somme à payer sur le compte de l'établissement est systématiquement refusée.

Une facture mensuelle (comportant le prix de journée hébergement de 45,50 € et le montant des diverses prestations), simplifiée et rendue lisible pour tous, échue en début du mois suivant (et non en début de mois) par souci de transparence, est donc établie pour chaque résident. Y compris pour les personnes sous tutelle. Dans ce cas, la facture est envoyée au tuteur et une copie est systématiquement remise au majeur protégé. « Ce n'est pas parce qu'une personne n'a pas la capacité de signer un chèque qu'elle ne sait pas lire une facture, souligne la directrice. Nos clients ne sont pas des assistés. Par ce biais, nous leur expliquons qu'ils ne nous doivent rien et ils peuvent se plaindre du personnel si besoin est. »

Ce fonctionnement, qui s'est vu récompensé en 2000 par le grand prix du Jury décerné par la Fondation de France, complique, bien évidemment, la tâche de la comptable de l'établissement, Christelle Deshayes. A chaque résident qui vient la payer au début du mois, elle commente la facture, la vérifie avec lui, puis l'aide, s'il le faut, à remplir son chèque. « Pour ceux qui ont du mal à se déplacer, nous avons mis sur pied un système d'accompagnement au bureau de poste de Larajasse où beaucoup ont ouvert un compte ou un livret de caisse d'épargne. Même les personnes sous tutelle surveillent leur compte et nous demandent si leur tuteur nous a bien réglés. Une façon d'échanger, de parler », souligne Christelle Deshayes. « Disposer de leur argent fait aussi que les pensionnaires peuvent, sans attendre leurs enfants, aller racheter un réveil cassé ou prendre un taxi pour se rendre chez le dentiste. »

Du temps et de la disponibilité

Au travail de comptable stricto sensu s'ajoute donc tout un travail d'accompagnement et de pédagogie, qui demande du temps et de la disponibilité. Mais celui-ci fait partie du projet d'établissement, qui s'appuie sur le droit des personnes de disposer de leur argent et de le dépenser. Toute l'équipe - des agents de service aux personnels éducatifs et soignants - a été impliquée dans un questionnement critique sur ses pratiques vis-à-vis de l'argent. Elle facilite le contact des personnes âgées avec les commerçants du village : boulanger, café, petite épicerie, coiffeur, marchand de journaux. Celles qui le peuvent s'y rendent seules. Pour acheter un croissant, un journal, boire un verre. Les autres, en fauteuil roulant, sont accompagnées par un autre résident ou par un membre du personnel.

« Ce n'est pas parce qu'une personne n'arrive plus à s'habiller qu'elle n'est plus capable de choisir une robe », s'insurge Monique Schmidt-Wagner, qui explique que l'équipe travaille beaucoup sur le choix et le désir des résidents. « Pour cette génération qui n'a jamais acheté à crédit, pouvoir payer avec son propre argent, c'est rester profondément digne, même si on ne peut plus se déplacer. »

Olivier Busset est animateur depuis 10 ans à La Passerelle. Il organise réunions, jeux, fêtes, sorties, où l'argent joue un rôle. Exemple, la sortie au marché toutes les trois semaines : départ en mini-bus, direction Saint-Symphorien-sur-Coise ou Chazelles, à quelques kilomètres du village. Les valides poussent les invalides. « Je propose toujours un arrêt au marché, dit-il. Certains veulent acheter une paire de chaussures, des sous-vêtements, un cadeau pour des petits-enfants qui doivent venir. L'argent est le moyen d'acheter le petit "truc" en plus, de rester en prise avec le coût de la vie. De réaliser que rien n'est gratuit. » Certaines manifestations ou événements dans la vie des résidents donnent lieu à une quête à laquelle chacun est libre de participer. « Cela permet aux personnes de faire un cadeau, un extra. En cas de naissance, pour un malade hospitalisé, pour acheter des bonbons pour les enfants des écoles qui viennent régulièrement. » « Ce nouveau rapport à l'argent a fédéré quelque chose au niveau du groupe, ajoute Monique Schmidt-Wagner. Quand il y a un invité, les résidents choisissent le fromage. Le groupe descend alors au marché l'acheter avec le porte-monnaie de l'institution. Et lorsqu'il y a un décès, chacun participe à l'achat de fleurs. L'argent permet de donner une place à chacun. »

Sa réhabilitation au sein de l'établissement s'accompagne donc de la liberté d'aller et venir des résidents à l'intérieur, mais aussi à l'extérieur des murs. Ce qui suppose l'acceptation par l'institution des risques de chutes ou d'accidents éventuels. Voire d'une mise en cause de sa responsabilité, si des procès étaient intentés par les familles. « Pour nous, la vie est faite de risques et il n'est pas question d'enfermer les personnes ou de les mettre dans du coton au nom d'un principe de précaution ou d'une vision sécuritaire », défend la directrice. Laquelle souligne que bien souvent une personne attachée courra plus de risques d'avoir un accident en marchant que celle qui a pris l'habitude de se déplacer et de prévenir ses chutes. En outre, les familles sont averties : « Lors de l'admission, elles se voient clairement expliquer notre fonctionnement basé sur la liberté et l'autonomie accordée aux résidents. Maintenant, je suis bien consciente que, même si nous faisons très attention aux personnes désorientées, un accident peut toujours survenir. Mais s'il arrivait que je me retrouve devant le tribunal, j'irai m'expliquer. Je suis décidée à aller jusqu'au bout de ce qui pour moi fait sens. »

Convaincre, expliquer..., c'est ce que Monique Schmidt-Wagner aura également dû faire auprès du conseil général. Surtout au début. En effet l'implication des bénéficiaires de l'aide sociale dans le paiement de leur facture générait des retards dans le reversement par l'établissement des 90 % de leur retraite. « Il fallait attendre que les personnes âgées aient leur relevé de compte, ce qui demandait facilement 15 jours, voire trois semaines de plus. Et le conseil général nous relançait régulièrement », souligne-t-elle. « Heureusement il ne nous a jamais mis le couteau sous la gorge et nous avons tenu bon. » Depuis, le département a changé ses modalités de paiement et les soucis se sont aplanis. Il n'attend plus le reversement des 90 % de la retraite pour régler le prix de journée.

Reste, néanmoins, à convaincre les familles qui, pour beaucoup, n'aiment guère évoquer l'argent. Il y a tout un travail pédagogique à mener avec elles pour leur faire comprendre que celui-ci permet à leur parent de s'octroyer un espace de liberté et de plaisir. Et qu'il a des conséquences bénéfiques sur leurs capacités. « Mais avec le temps, des rencontres et de l'humour, tout s'arrange », souligne, confiante, Monique Schmidt-Wagner.

Encore faut-il, au quotidien, garder le cap de la démarche, ce qui ne va pas toujours de soi. C'est pourquoi la directrice maintient des réunions régulières avec son équipe. Réexplication permanente sur le sens du projet, reprise et analyse des situations qui ont pu poser problème..., il s'agit de maintenir jour après jour la motivation et la vigilance du personnel, qui lui-même se renouvelle. Il peut en effet être surprenant pour un nouvel embauché qui doit prendre en charge une personne désorientée de voir que les portes de l'établissement sont ouvertes et que les résidents peuvent librement sortir faire leurs courses.

Danièle Grobsheiser

UN ÉTABLISSEMENT À STATUT ASSOCIATIF

L'établissement a été créé en 1820 par des religieuses de la Congrégation du Sacré-cœur et de l'Adoration. La maison qu'elles ont fondée est vite devenue un lieu d'accueil pour personnes vieillissantes. En 1982, une association rassemblant des personnalités locales a été créée pour assurer la gestion de la maison de retraite. Jusqu'en 1990, celle-ci a accueilli 40 pensionnaires. Afin de la rendre conforme aux nouvelles normes de sécurité, un nouveau bâtiment de 50 chambres a ensuite été construit dans le parc. S'y ajoutent, dans l'ancienne maison, 15 chambres d'accueil temporaire.

Notes

(1)  Maison de retraite La Passerelle - 69590 Larajasse - Tél. 04 78 44 38 44.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur