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Protection de l'enfance : une réforme au risque d'enfermer l'enfant dans sa famille ?

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Derrière l'objectif affiché de « placer l'enfant au cœur du dispositif », la réforme de la protection de l'enfance attendue prochainement ne risque-t-elle pas de rendre plus difficile la défense des intérêts des mineurs ? C'est le danger que perçoit Charles Ségalen, éducateur spécialisé dans un service d'investigation et d'orientation éducative à Paris, à la lecture des nombreux rapports qui nourrissent la réflexion du gouvernement.

« Plusieurs rapports (1) publiés récemment invitent au débat sur la réforme de la protection de l'enfance. Un projet de loi est attendu au printemps. Cette réforme, selon Philippe Bas, ministre délégué à la famille, entend "placer l'enfant au cœur du dispositif ".

Qu'observent ces documents ? Avec le rappel des affaires de Drancy, d'Outreau et d'Angers, il est question de stratégies d'évitement des familles, de cloisonnements administratifs, de lenteurs de la justice. Plus généralement, l'Observatoire nationale de l'action sociale décentralisée (ODAS) parle de situation inquiétante au vu de la progression du nombre d'enfants en danger signalés aux conseils généraux :95 000 en 2004, 6, 7 % de plus en un an. Sur le nombre, 57 000 dossiers ont été transmis à la justice : 19 000 concernant des "enfants maltraités" et 38 000 des "enfants en risque" (2).

Michel Dinet, président de l'ODAS et président (PS) du conseil général de Meurthe-et-Moselle, déplore une judiciarisation croissante : "ce qui devrait rester l'exception devient l'usage majoritaire ", traduction, selon lui, du "désarroi croissant des travailleurs sociaux ". Valérie Pécresse, députée (UMP) des Yvelines, et Patrick Bloche, député (PS) de Paris, notent que "la double tutelle (celle du conseil général d'une part, celle du juge des enfants d'autre part) sous laquelle la décentralisation a placé la protection de l'enfance aboutit à une dilution des responsabilités ". Louis de Broissia, vice-président de l'ODAS, sénateur (UMP) et président du conseil général de la Côte-d'Or, déplore que les mesures d'action éducative en milieu ouvert soient ordonnées par le juge "hors de toute saisine de l'aide sociale à l'enfance, qui aura pourtant à en assumer le financement ".

Parallèlement, le ministre délégué à la famille pointe un déficit de transmission de la fonction parentale, conséquence, estime-t-il, de la défail-lance du modèle familial, illustrée par les "40 % d'enfants qui naissent aujourd'hui hors mariage "ou ces familles recomposées dont "le père a souvent disparu ".

Consensus pour renforcer le rôle des conseils généraux

Que préconisent-ils ? Concernant les signalements, Philippe Bas pense que "la manière dont on les traite, dont on évalue la gravité des risques ou du danger, dont on décide la saisine ou pas du parquet, doit être fixée avec plus de netteté ". Ce à quoi remédierait le fait de "privilégier la voie préventive de l'action sociale plutôt que la voie contraignante des décisions de justice. Le recours à la justice ne doit avoir lieu que lorsque le travail avec les familles se révèle impossible. " Par ailleurs, s'agissant des délais de jugement pour le traitement de l'enfance en danger, Patrick Bloche et Valérie Pécresse recommandent "de se donner pour objectif de les réduire à trois mois ".

Concernant le démarquage entre les interventions judiciaires et administratives, le ministre estime que "le rôle de coordination des conseils généraux doit être réaffirmé et renforcé ". Patrick Bloche et Valérie Pécresse proposent une "simplification radicale " consistant à confier au conseil général une "compétence générale " en la matière. En effet, estiment les deux députés, la judiciarisation de la prise en charge des enfants en danger a un "effet déresponsabilisant ". C'est pourquoi le rôle des juges pour enfants doit être "mieux ciblé. Ainsi, l'aide sociale à l'enfance interviendrait [déciderait, faut-il entendre] pour les situations mettant en danger la santé, la sécurité, la moralité ou l'éducation de l'enfant ", à savoir l' "enfant en risque ". Quant à l'ODAS, il recommande de renforcer les attributions du département, qui centraliserait les informations sur les situations de danger ou assumerait la pleine responsabilité des mesures d'assistance éducative. Autrement dit, la maîtrise des signalements à la justice ou, ce qui revient au même, la maîtrise des décisions.

Le développement du soutien à la parentalité, du diagnostic précoce des facteurs de risque, des actions collectives, des accueils temporaires, des relais parentaux est bienvenu. Cependant, la prévention ne remplace par avance aucun traitement. Quant à solliciter la justice seulement si nécessaire, sauf à imaginer que la profession ait attendu que le politique y pense pour s'en soucier à son tour, c'est la ligne de conduite qui, de longue date, préside aux signalements. S'il arrive que le parquet soit saisi de situations qui pourraient manifestement être résolues par la voie administrative, il en est autant, sinon davantage, qui parviennent tardivement, voire pas du tout, au juge des enfants. La prétendue croissance de la judiciarisation - démentie par les chiffres (3) - ignore au moins autant de besoins qu'elle en surestime. Enfin, sachant que la demande de protection évolue avec l'insécurité sociale, il est des diagnostics plus précoces à faire que le "désarroi croissant des travailleurs sociaux ".

Le "secret professionnel partagé" dépasse le seul souci de favoriser la circulation des informations quand il tend à instituer, observe le Syndicat national des médecins de protection maternelle et infantile, un "casier sanitaire et social qui, contrairement au casier judiciaire, ne comporterait aucune des garanties de droit qui encadrent ce dernier " (4). Avec la visite à domicile obligatoire, "mouvement à rebours "vers "la situation qui prévalait jusqu'aux années 1960 " et le risque de "conduire à un abord redoutablement prédictif plutôt que préventif de la prise en charge de la maltraitance ", le drainage de l'information vers l'élu entretient une confusion entre son partage et son arrimage aux choix politiques locaux.

Enfin, la proposition de réduire à trois mois, au lieu de six actuellement, le délai précédant les jugements d'assistance éducative, pour louable qu'elle soit, suppose soit de doubler les moyens d'investigation, soit d'en réduire de moitié le contenu. Quelle est l'option retenue ?

En clair, les différents rapports expriment une même volonté de "réformer" - au sens de retirer du service - la compétence du juge des enfants concernant l'enfant dit "en risque ", catégorie apparue récemment pour laisser entendre qu'il ne serait plus ou pas assez en danger pour bénéficier d'une protection indépendante du bon vouloir local. Cette "dé-mission" de la justice civile, pressentie depuis le rapport Naves-Cathala (5), éclaire ce qui est entendu par "enfant au cœur du dispositif ". Il s'agit du dispositif qui a précédé l'instauration de la double compétence (civile et pénale) du juge des enfants, laquelle a fait date dans le droit des mineurs en rendant l'intérêt de l'enfant distinct de celui des parents et, au besoin, opposable à ce dernier. C'est l'enjeu de la réforme. Ségolène Royal, ministre déléguée à la famille, disait déjà en 2000 qu' "il est vain d'opposer droit de l'enfant et [droit] des parents, sauf cas de délit, crime, abus sexuel " (6). Comme d'opposer droit du travail et droit des affaires... L'opération qui consiste à dissoudre l'intérêt de l'enfant dans celui des parents au nom de la famille est la même que celle qui entend ranger l'intérêt de l'employé dans celui de l'employeur au nom de la liberté d'entreprise.

Traduire en termes clairs cette volonté de réforme

Il est encore temps de traduire en termes clairs cette volonté de "réformer" la protection de l'enfance : elle vise la mainlevée des 38 000 saisines d'enfants "en risque" de 2004. Le ministre délégué à la famille va-t-il l'annoncer ? A qui ou à quoi servirait-il de le taire, à qui profiterait, autrement dit, ce passage à l'acte ? Existerait-il un clivage entre la représentation des besoins selon qu'ils sont identifiés par les professionnels ou par le politique ?Pourquoi pas, mais, dans ce cas, pourquoi ne pas le quantifier ? Pour l (e faire) ignorer ? En faire un "secret partagé " ?

Ce qui est sûr, c'est que de ne pas présenter à l'opinion l'économie de ces 38 000 enfants en danger laisse augurer bien des pseudo-débats techniques et politiques dans les mois à venir. Avec, à la clé, un "rapt" d'enfant d'une autre envergure que celui imputé à l'aide sociale à l'enfance par ceux-là qui, dès 2001, initiaient cette réforme aux allures d'enfermement de l'enfant dans sa propre famille. »

Charles Ségalen 1, rue de l'Aqueduc - 78170 La Celle-Saint-Cloud E-mail : meilavern@club.fr.

Notes

(1)  Ceux de Louis de Broissia et de Philippe Nogrix (voir ASH n° 2415 du 8-07-05), celui que la mission d'information de l'Assemblée nationale sur la famille et les droits de l'enfant a consacré à la protection de l'enfance (voir ASH n° 2414 du 1-07-05), celui de l'Observatoire national de l'enfance en danger (ONED) (voir ASH n° 2420 du 9-09-05) et celui de l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (ODAS) (voir ASH n° 2428-2429 du 11-11-05).

(2)  Depuis 2001, le guide méthodologique de l'ODAS distingue, parmi les enfants en danger, les « enfants maltraités », victimes de violences physiques, sexuelles, psychologiques ou de négligences lourdes, et les « enfants en risque », dont les conditions d'existence compromettent la santé, la sécurité, la moralité ou l'éducation.

(3)  Sur les dix dernières années, le pourcentage d'enfants en danger signalés au parquet est respectivement de 55, 57, 60, 59, 57, 57, 56, 57,58 et 60 % (source ODAS).

(4)  Voir ASH n° 2430 du 18-11-05.

(5)  Voir ASH n° 2231 du 5-10-01.

(6)  Libération, 27 juillet 2000.

TRIBUNE LIBRE

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