« Le contexte actuel d'exercice de leur métier oblige les travailleurs sociaux à faire preuve d'inventivité au quotidien pour assumer leurs fonctions et poursuivre dans leur engagement : le phénomène de turn over est aujourd'hui révélateur d'un "grand chambardement" (2) dans le champ du travail social et d'un mal-être des professionnels qui ont du mal à "gérer" les situations complexes qui s'imposent à eux, à s'approprier les dispositifs multiples d'action sociale, et surtout à accompagner des populations en grande précarité économique, mais aussi affective et psychique.
Pour faire face à ce qu'est le travail social aujourd'hui, le professionnel a besoin de trouver en lui les ressources nécessaires, de puiser dans ses habiletés. Certes, permettre que se libère la parole d'autrui est essentiel tant sur un plan individuel que collectif : "les outils du travailleur social sont les outils de la parole : écouter, accueillir, aider à s'exprimer, à redevenir sujet, communiquer, négocier [...] ", comme le souligne le sociologue Michel Autès (3). Encore faut-il que le travailleur social dispose pour lui-même de lieux et de temps d'expression.
Les solutions aux problèmes rencontrés ne sont jamais données, il n'y a pas de mode d'emploi pour penser et agir la pratique professionnelle. Le principal outil du travailleur social, c'est lui, avec ce qu'il est dans l'instant de la rencontre avec l'autre, avec son histoire et ses expériences tant personnelles que professionnelles. Il n'est pas clivé, séparé en deux parties, d'un côté le professionnel et de l'autre le personnel. Il est un et unique, avec sa personnalité, son identité, son éthique, quand bien même il est un sujet pris entre différentes logiques. D'un côté, accueillir la souffrance de l'autre, travailler avec lui sur ses difficultés, mettre en place avec lui des projets, le motiver, le soutenir nécessite toujours plus d'inventivité (4). Mais, d'un autre côté, se positionner dans un fonctionnement institutionnel, intégrer ses règles et ses contraintes, les articuler avec les besoins parfois contradictoires des personnes nécessite aussi de puiser en soi pour trouver les stratégies qui vont permettre un déblocage de la situation, un dépassement de la crise. "C'est par la crise que l'homme se crée homme, et son histoire transite entre crise et résolution, entre ruptures et sutures ", écrivait en 1979 le professeur de psychologie René Kaës (5). En tant qu'êtres humains nous avons au quotidien à faire avec les événements, les imprévus, l'aléatoire.
Ainsi, pour appréhender des situations difficiles, pour assumer des relations conflictuelles, le travailleur social lui-même doit avoir un potentiel à la fois d'adaptabilité et de réactivité. S'il peut et doit se référer en permanence à la déontologie de la profession et s'appuyer sur les valeurs du travail social - valeurs humanistes qui placent l'homme et son devenir au centre des préoccupations -, il est amené dans certaines situations à poser des actes qui l'engagent en tant que professionnel qualifié et être humain responsable. Dans les codes de déontologie ou les règlements intérieurs, tous les cas de figure ne seront jamais envisagés. Toute rencontre avec autrui restera singulière. Il est alors question d'éthique... mais aussi de créativité (6) !
La créativité est de rigueur pour animer des groupes, des ateliers auprès des jeunes dans une perspective éducative, des moins jeunes dans une perspective d'intégration, des personnes âgées dans une perspective d'animation en maison de retraite par exemple... A chaque population son type d'activités, à chaque âge ses possibilités. Nous considérons en effet que la créativité est un support vital à l'existence de chacun, la manifestation d'un désir de vie et qu'il est du rôle du travailleur social d'animer, au sens étymologique du latin anima, "âme ", de donner souffle de vie. L'intervention sociale et éducative ne relève pas seulement d'une technique mais aussi d'un art de la relation à soi et aux autres.
C'est pour ces raisons rapidement évoquées que nous pensons incontournable pour le travailleur social d'être formé à l'expression de sa propre créativité dès la formation initiale. C'est probablement pour ces mêmes raisons que figurent dans certains centres de formation des épreuves de créativité lors des sélections écrites et/ou orales. L'évaluation globale des prestations des candidats s'en trouve plus équitable, laissant une part aux savoirs cognitifs et scolaires, et une autre à un certain savoir-faire en situation, un "savoir s'exprimer" alors mis à l'épreuve. Les potentialités à la créativité ainsi évaluées devraient ensuite pouvoir s'épanouir dans des dispositifs pédagogiques prévus à cet effet et, après la formation initiale, sur le terrain professionnel. S'il est indispensable de composer avec les réglementations en vigueur, il l'est tout autant de les interpréter et de les adapter aux réalités du terrain. Il est de la responsabilité des centres de formation de former les futurs travailleurs sociaux à un regard critique et distancié car "il y a des normes, mais professionnaliser, ce n'est pas simplement faire intégrer les normes, c'est d'abord permettre de les apprivoiser, de les évaluer, de faire le lien entre soi et les normes " (7).
Les ateliers de créativité, que celle-ci soit plastique, corporelle, théâtrale, musicale ou autre, autorisent au sujet en formation un dépassement cathartique, développent une compréhension de soi et des autres et favorisent le mieux-être individuel, groupal et sociétal. Alors pourquoi continuer à réduire ces temps de rencontre et de travail sur soi comme une peau de chagrin, pour des raisons économiques, mais peut-être aussi stratégiques et/ou idéologiques ? La gestion de dispositifs pédagogiques de créativité, en effet, est coûteuse. Il faut souvent faire appel à des vacataires, à des "experts "... Mais plus encore est coûteux, symboliquement parlant, le dérangement causé par l'émancipation des étudiants qui apprennent alors à se positionner autrement dans l'institution à partir de la simple expression de leur ressenti, de leur expérience de sujet en formation. Ils acquièrent le droit à la parole le temps d'un exercice... et ils s'imaginent pouvoir le conserver au-delà du temps imparti. "Libérez-vous par la créativité "devient très vite une injonction paradoxale, laquelle, plus encore que l'absence de dispositifs de créativité, devient pathogène car elle autorise chez le sujet l'expression d'un désir qui sera réprimé aussitôt l'espace de cet atelier franchi !
Il est nécessaire qu'une certaine cohérence soit mise en œuvre entre ces ateliers et le reste du fonctionnement institutionnel, lequel se doit alors d'être démocratique à ses différents niveaux :il est inutile de prendre en considération la parole de l'étudiant dans ces ateliers et de ne pas donner suite à sa parole dans d'autres instances de formation... D'où la nécessité d'une rupture épistémologique. Penser la créativité comme condition sine qua non de la formation en travail social mais aussi de l'acte professionnel et de la professionnalité. Penser la créativité comme participant d'un processus instituant qui réveille le désir enfoui sous des couches de référentiels, de genres et de gestes d'experts. Penser autrement la formation et, plus largement, l'éducation, comme Jacques Ardoino, professeur émérite en sciences de l'éducation à l'université de Paris-VIII, l'a de multiples fois préconisé. L'éducation, écrit-il, "est un travail d'acculturation, d'intégration et d'adaptation à une société donnée ; comme telle, elle est déchirée entre le phénomène d'une inévitable reproduction, qui, trop souvent, se fera justification d'une aliénation, hâtivement décrétée comme inévitable, parce que censée naturelle, et l'idéal d'une maîtrise croissante de l'homme sur la nature, comme sur sa nature, c'est-à-dire la conquête d'une autonomie. Mais, dans le prolongement de cette dernière perspective, répétons-le, inséparable de la précédente, le développement de l'esprit critique c'est-à-dire d'une conscientisation, d'une capacité de la transgression de l'ordre établi, d'un pouvoir instituant de contestation et de remise en cause, d'invention de ce qui n'est pas encore, est tout aussi fondamental " (8). Penser alors ces ateliers comme des espaces-temps de créativité où le travail sur soi est permis par le travail du groupe, comme des espaces-temps essentiels de formation, et non pas comme des exutoires mis en place afin de maintenir la stabilité de l'ensemble du dispositif dans une fonction homéostatique et dans une logique de contrôle qui tend à étouffer dans l'œuf tout ce qui pourrait être novateur, émancipateur, signifiant. Sinon, il ne sert plus à rien de dénoncer qu'aujourd'hui les travailleurs sociaux sont en mal de symbolique... »
Evelyne Simondi Contact : 463, chemin du Château - 13119 Saint-Savournin - E-mail :
(1) La thèse qu'elle prépare porte sur l'accompagnement à la professionnalisation des travailleurs sociaux par le travail sur soi et la créativité dans les groupes de clinique des pratiques.
(2) Pour reprendre l'intitulé du dernier congrès de l'Association nationale des assistants de service social à Angers en janvier 2003.
(3) In « Le travail social indéfini » - Recherches et prévisions n° 44 - Juin1996 - CNAF.
(4) Du latin inventor : celui qui crée le premier quelque chose qui n'existait pas encore et dont personne n'avait eu l'idée. L'inventivité renvoie à une ingéniosité.
(5) Dans l'ouvrage collectif Crise, rupture et dépassement - Ed. Dunod - 1979 - 2e édition en 2004.
(6) Du latin creare : créer, engendrer, produire, nommer, faire quelque chose de rien, donner l'existence. La créativité renvoie à un pouvoir créateur.
(7) Le travail en projets - Michel Vial - Voies livres, hors série - Lyon - 1995.
(8) In Education et politique, pour un projet d'éducation dans une perspective socialiste - Ed. Bordas - 1977.