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POUR UNE REPRISE EN MAIN DE L'INTERVENTION SOCIALE

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Recadrer les interventions par des objectifs clairs et des évaluations, cibler les publics prioritaires, développer le travail collectif et mener la décentralisation jusqu'au bout. Telles sont les voies à suivre, selon l'inspection générale des affaires sociales, pour redonner du sens et de l'efficacité au travail social.

Mise sur la sellette à chaque événement social médiatique, maltraitance ou « crise des banlieues », l'intervention sociale est le sujet du rapport 2005 de l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) (1), rendu public le 30 janvier. L'instance, qui n'avait pas consacré de recherche annuelle aux métiers sociaux depuis 1979, a centré son analyse sur les services sociaux des départements, des centres communaux d'action sociale et des caisses d'allocations familiales. Néanmoins, l'inspection, qui préfère la notion d'intervention sociale à celle de travail social, a choisi de dépasser une approche centrée sur les professions certifiées et opte pour une logique fondée sur les activités et les pratiques. A partir de quatre enquêtes thématiques préparatoires (2) et d'une méthode d'investigation basée sur des études de cas, elle a cherché à pointer les forces, les nombreuses expériences positives, mais aussi les faiblesses d'un secteur mis en difficulté, moins par ses compétences que par le cadre institutionnel et politique dans lequel il évolue. Pour autant, l'inspection formule une série de constats et de propositions relatives aux pratiques professionnelles qui pourraient faire réagir.

Ces 30 dernières années, l'accumulation des facteurs de précarité, l'effet « excluant » et de bureaucratisation des dispositifs, la saturation des outils d'insertion et l'apparition d' « injonctions contradictoires » ont largement percuté les fondements du travail social. Lequel a également dû s'adapter aux mutations des institutions entraînées par la décentralisation de l'action sociale. Un transfert de compétences largement approuvé par l'inspection, même si, « d'une manière générale, le social n'est pas encore reconnu au sein des assemblées départementales à la hauteur du budget qui lui est affecté ». Depuis 20 ans, tempère-t-elle, le travail en commun « commence à produire des fruits en termes de connaissance des contraintes respectives ». « Faute d'études d'impact et d'évaluation dont on ne peut que regretter l'absence », l'inspection ne porte pas de jugement sur les différents modèles de réorganisation -spécialisation ou désectorisation - adoptés par les conseils généraux. Mais elle pointe des incohérences entraînées par la répartition des tâches entre le département et les services sociaux des caisses d'allocations familiales et des centres communaux d'action sociale. Ou encore les conséquences des efforts de rationalisation des coûts. Ainsi, les départements recourent parfois à la sous-traitance. Certains s'évertuent à quantifier les charges de travail et à en déduire une répartition des personnels, sans avoir fixé les limites des interventions individuelles. Ce qui « expose les travailleurs sociaux à devoir gérer un écart intenable entre la demande locale, par nature infinie, et leur propre disponibilité ». Et risque « de se traduire finalement par une demande de moyens supplémentaires ».

Au-delà, l'IGAS n'hésite pas à remettre en cause les modalités de mise en œuvre de l'intervention sociale « traditionnelle ». Sur ce point, les professionnels sont à plusieurs endroits pointés du doigt, au même titre que les institutions. La question est clairement posée : une partie d'entre eux ne se réfugie-t-elle pas derrière une conception passéiste du métier ? « Certains mouvements de revendication - résultats de la conjonction de craintes et d'une idéologie vieillissante - adoptent une position qui ne va pas dans le sens d'une réflexion de fond sur les possibilités d'évolution de l'intervention sociale », estime pour sa part Hélène Strohl, rapporteure générale.

La « crise du sens » ressentie dans les rangs des travailleurs sociaux tient davantage, selon l'inspection, « à l'évolution des modes d'intervention plus qu'à celle des valeurs ». Globalement, le travail social « manque d'outils et d'un cadre organisationnel adaptés à une prise en charge globale et continue ». Les décideurs, élus locaux et nationaux, peinent à définir des objectifs et des priorités en matière d'intervention sociale. A sa décharge, le professionnel, mal soutenu et isolé, se trouve alors « dans une posture inconfortable, son intervention n'étant ni ordonnée, ni prescriptrice ». Etablissant une comparaison avec le domaine médical, l'inspection déplore des fondements « flous » et une évaluation des situations qui manque de critères objectifs.

Autre critique déjà connue : la relation individuelle l'emporte sur les approches collectives. Le travail social d'intérêt collectif - travail social de groupe, communautaire ou développement social local - n'est évoqué « que par défaut et rarement de façon spontanée, comme si cette forme de travail social était secondaire ou perdue de vue », hormis dans le cadre de la politique de la ville ou d'actions menées par les CAF ou la mutualité sociale agricole. La réticence à se défaire d'une culture professionnelle strictement basée sur la relation individuelle et les malentendus que peut véhiculer la notion de « communautaire » freinent les initiatives. « Le travail social d'intérêt collectif obéit à des techniques bien précises et ne doit pas être assimilé aux actions menées dans le cadre de la politique de la ville, souligne Hélène Strohl. Mais pour les mettre en œuvre, il faut des employeurs qui soient d'accord et des travailleurs sociaux qui soient prêts et formés. » Une priorité, selon les rapporteurs, car le travail social collectif peut renforcer les liens de solidarité et de réciprocité « plutôt que de traiter les personnes, une à une de manière atomisée », permettre des contacts entre les travailleurs sociaux et les réseaux de soutien et travailler sur la mobilisation des personnes. En bref, participer activement à la cohésion sociale au lieu d'être une solution de dernier recours.

L'intervention sociale n'est pas non plus assez préventive, limitée par les structures d'offres en matière de formation ou de logement, et par la « nature inflationniste » des actions de réparation. Débat d'actualité puisque abordé par le ministère de l'Intérieur dans le cadre de son projet de loi sur la prévention de la délinquance : la prévention « secondaire », qui consiste à repérer précocement les difficultés au sein de populations-cibles, se heurte au risque de contrôle social et de stigmatisation. « Ainsi les intervenants de PMI hésitent-ils souvent à réserver les visites médicales en milieu scolaire aux enfants qui leur seraient signalés comme ne bénéficiant pas d'un bon suivi, notamment pour des raisons sociales. » Sur ce terrain sensible, l'IGAS fait le choix de reconnaître à la fois la pertinence d'un travail « ciblé », respectueux des personnes, pour détecter des difficultés avérées, et celle d'une action collective en milieu ordinaire, qui bénéficie également aux populations en difficulté. Dénonçant l'utilisation « à mauvais escient » du respect du secret professionnel ou des libertés individuelles, elle juge que « refuser l'intrusion dans l'intimité des personnes devrait au contraire permettre une approche rigoureuse et objective des situations de chacun, dans la limite des nécessités de l'intervention globale ».

L'augmentation du nombre de personnes à prendre en charge et la mise en œuvre de mesures « calibrées » nuit par ailleurs aux interventions « intensives » nécessaires pour les situations les plus préoccupantes. Les réalités sont connues : comment réussir une action éducative en milieu ouvert en ne consacrant que trois heures par mois au jeune ? Accompagner un allocataire du revenu minimum d'insertion avec un rendez-vous biannuel ? S'appuyant sur des expériences de plusieurs services départementaux, l'IGAS, plutôt que de déplorer un manque global de moyens, plaide pour une « modulation de l'intervention sociale » et pour son « ciblage », après évaluation approfondie des situations et décision discutée en équipe, « pour conserver une approche équitable et le recul par rapport à des jugements individuels ».

Les résultats de l'intervention sociale, constate encore l'inspection, ne sont pas suffisamment évalués. Sans ménagement, elle estime que « la culture de l'évaluation est encore peu répandue dans un secteur qui s'est toujours abrité derrière l'aspect qualitatif de ses tâches pour dénier toute possibilité d'évaluation ». L'évaluation répond pourtant à une exigence démocratique et de transparence et pourrait contribuer selon l'IGAS à relégitimer le travail social, à condition qu'elle repose sur une appropriation de la démarche par les acteurs eux-mêmes et non sur un dispositif qui fige les procédures. Autre faille : le défaut de coordination des interventions. Alors que la loi de juillet 1998 de lutte contre les exclusions prévoit une procédure de coordination institutionnelle, les conventions conclues entre les collectivités territoriales et les organismes dans ce cadre « sont élaborées selon une procédure hiérarchique, de haut en bas, sans y avoir associé les travailleurs sociaux », vouant l'outil à un usage purement bureaucratique.

Des schémas départementaux d'intervention sociale

Dans son train de propositions, l'IGAS n'omet pas de demander l'amélioration du contexte dans lequel évolue l'intervention sociale. Ainsi, elle suggère de « prendre la mesure des coûts du traitement par l'intervention sociale des conséquences de certains choix économiques et sociaux ». Soucieuse de mieux faire reconnaître la légitimité et l'expertise des travailleurs sociaux, elle propose d'associer, comme le demandent les réseaux associatifs, les intervenants sociaux à la définition des politiques publiques et de développer la participation des usagers. Pour le reste, rendre le travail social « plus global, plus ciblé et intensif, plus collectif et plus préventif » nécessite-t-il une réforme de grande ampleur ? « Nos propositions sont cohérentes avec le contexte de la décentralisation, commente Hélène Strohl. Plutôt qu'une énième loi, nous préconisons la mise en place de schémas départementaux de l'intervention sociale. Les partenariats ne doivent pas non plus se jouer au niveau des institutions, mais au niveau des professionnels. Nous donnons pour exemple une méthode utilisée par le service de l'aide sociale à l'enfance de l'Essonne, où un groupe d'étude de cas réfléchit à l'amélioration des pratiques. » Les schémas préconisés, juridiquement opposables, matérialiseraient le rôle de chef de file du conseil général en matière d'action sociale, exposeraient les besoins et les objectifs, l'organisation des interventions, et définiraient les droits garantis aux usagers. Alors que l'expérimentation des départements en matière d'extension des compétences aux mesures civiles de protection de la jeunesse peine à démarrer, le rapport propose que les équipes de l'aide sociale à l'enfance aient, même dans le cas d'une ordonnance de placement du juge, la capacité d'ajuster les différents modes d'accueil et de traitement des jeunes. Ce qui impliquerait nécessairement « une révision du fonctionnement institutionnel actuel, peut-être un ajustement de la répartition des pouvoirs entre le juge et les équipes éducatives ».

Contrôler les obligations légales

Si l'Etat, précisent les inspecteurs, doit rester garant de l'intervention sociale, il faudrait, selon eux, aller « au bout de la logique de décentralisation » en transférant les compétences résiduelles de l'Etat au département. Ce mouvement irait de pair avec le contrôle de l'application des obligations légales des collectivités (soit par l'IGAS, qui verrait ses modes de saisine étendus, soit par une nouvelle autorité indépendante) et l'élaboration d'indicateurs de suivi et de résultat, rendus publics. Insistant sur la nécessité de développer l'intervention sociale collective et en réseau, l'inspection souhaite que l'usager soit « replacé au centre des réflexions et pratiques en matière de secret professionnel ». Elle préconise sur ce point « d'approfondir l'interprétation des textes juridiques en ce sens, d'établir les règles pratiques qui en découlent et de les diffuser ». Sans évoquer l'opportunité d'un nouveau texte législatif, elle préconise de rédiger des cahiers d'interprétation des textes existants et d'élaborer des exemples de pratiques de partage « selon le contenu du secret, l'information et le consentement au partage de l'usager, les professionnels visés ».

Afin de développer l'intervention précoce, elle propose d'établir des référentiels reconnus par l'ensemble des intervenants, en s'appuyant sur les travaux de recherche. L'intervention « intensive », qui ne serait pas pour autant réservée aux situations d'échec, devrait être développée. Elle comprendrait d'ailleurs des phases « d'observation intensive » avant certaines prises de décision. Pour améliorer les pratiques et diffuser les expériences, l'IGAS préconise de faire évoluer les formations, qui devraient être ouvertes à d'autres professions, à l'université et à l'Europe. Elle demande également l'installation d'une agence indépendante de l'Etat et des collectivités territoriales, qui serait un lieu de référence d'expertise, de fédération des initiatives et d'organisation des débats techniques et publics. Le Conseil supérieur du travail social, qui, il est vrai, peine à développer ses missions, faute de moyens, n'aurait-il pas pu assumer ce rôle ? « Nous ne recommandons pas un lieu politique, mais un lieu technique, comme l'Agence française de sécurité sanitaire environnementale, qui puisse rassembler les évaluations, organiser des séminaires, venir en appui technique à des expériences », argumente Hélène Strohl. Le développement de la recherche devrait par ailleurs permettre une culture de l'évaluation sur le long terme, en mettant au jour « des problématiques d'observation des besoins et des évolutions, de comparaison des pratiques qui seules innerveront une évaluation non technocratique ». Vaste chantier...

Maryannick Le Bris

Les limites de l'intervention auprès des jeunes

Selon la mission préparatoire sur « le travail social auprès des jeunes en difficulté, dans leur environnement », entre 2 % et 5 % des jeunes d'une classe d'âge donnée font l'objet d'une intervention des juges et des services sociaux. Environ un pour mille d'une classe d'âge présente des difficultés particulièrement graves. Malgré une forte concentration des moyens sur ces cas les plus lourds, l'efficacité des prises en charge est affectée par des discontinuités, et même des ruptures. Ainsi, sur 40 trajectoires d'enfants de 3 à 21 ans suivis dans les Hauts-de-Seine, un tiers a connu de 5 à 12 lieux d'accueil différents. Dans certains cas, c'est le franchissement d'un seuil d'âge qui entraîne la fin de la prise en charge. Mais les situations d'échec peuvent aussi conduire à des placements multiples, tout comme l'inadaptation de l'offre locale aux besoins. L'émiettement des dispositifs, leur spécialisation et leur caractère limité dans le temps freinent l'efficacité de la prise en charge. La mission évoque également la réticence des travailleurs sociaux, notamment au sein de l'Education nationale, à partager leurs informations. Les institutions ne sont pas exemptes de critiques : « Dans la pratique, on constate souvent une difficulté à engager le travail social sur la base d'un diagnostic approfondi et à définir des objectifs précis et partagés, inscrits dans un plan d'action formalisé ».

« La culture de l'évaluation est encore peu répandue dans un secteur qui s'est toujours abrité derrière l'aspect qualitatif de ses tâches »

« Le rapport annuel insistant sur une intervention sociale centrée sur l'usager, il est logique que nous nous soyons intéressés à ceux qui ne formulent pas de demande », explique Pierre Naves, co-auteur, avec Mikaël Hautchamp et Dominique Tricard, du rapport de la mission préparatoire sur le thème « quelle intervention sociale pour ceux qui ne demandent rien ? ». Après le Conseil de l'Europe, la caisse nationale des allocations familiales (CNAF) et un observatoire universitaire à Grenoble, l'IGAS a donc mené, pour la première fois à l'échelle nationale, une étude d'ampleur sur le sujet. Et a cherché à estimer le nombre de personnes concernées : plusieurs millions, conclut-elle en croisant plusieurs chiffres pouvant révéler la « non demande » (deux millions de femmes victimes de violences, plus de 30 000 personnes recourant aux centres d'accueil de Médecins du monde non bénéficiaires de la couverture maladie universelle, 30 000 jeunes de 15-24 ans hospitalisés chaque année à la suite d'une tentative de suicide...). Un chiffrage qui conduit à questionner les politiques publiques et à interroger les perspectives d'évolution de l'action sociale. Car, autant que les facteurs psychologiques et socio-culturels, le manque de lisibilité des politiques publiques, l'écart entre les besoins et les réponses possibles, la perte de confiance dans les institutions et les carences organisationnelles expliquent ces situations. Certains organismes, néanmoins, ont développé des stratégies de détection de la non-demande. Intermédiation associative, mise en place de personnes-relais par la mutualité sociale agricole, renforcement de l'accès aux droits par la CNAF, mobilisation des allocataires du revenu minimum d'insertion dans un centre communal d'action sociale... Ces actions reposent toutes sur l'émergence de l'expression du besoin, par le travail collectif, le partage d'informations et la prise en compte de l'usager comme acteur. « Dans les territoires étudiés, les démarches de détection ont permis d'objectiver les difficultés réelles et de mettre en place des interventions sociales adaptées aux besoins et aux attentes des personnes », commente Pierre Naves. Encore une fois, l'enjeu dépasse donc largement le seul traitement individuel des situations.

Notes

(1)   « L'intervention sociale, un travail de proximité » - Rapporteures générales : Hélène Strohl et Claire Aubin - Disponible à La Documentation française - 26 € - Consultable sur www.ladocumentationfrancaise.fr à partir du 20 février.

(2)   « Le travail social auprès des jeunes en difficulté, dans leur environnement » - Sylvie Boutereau-Tichet, Danièle Jourdain-Menninger et Christophe Lannelongue ; « Quelle intervention sociale pour ceux qui ne demandent rien ? » - Mikaël Hautchamp, Pierre Naves et Dominique Tricard ; « Intervention sociale de proximité et territoire » - Jean-François Benevise, Anne-Marie Léger et Henri Moyen ; « Suivi, contrôle et évaluation du travail social et de l'intervention sociale » - Françoise Bas-Théron, Stéphane Paul et Yves Rousset.

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