Des bâtiments à taille humaine nichés en pleine verdure. Les services de psychiatrie de l'arrondissement de Lunéville, en Meurthe-et-Moselle, respirent la sérénité. C'est au sein du troisième secteur de psychiatrie générale (1), qui dispose d'une trentaine de lits d'hospitalisation, qu'est née l'initiative de créer un réseau d'alerte pluri-professionnel (RAPP) (2). Ce dispositif, capable de réunir rapidement autour d'une table une série de spécialistes d'univers différents, est sollicité dès lors que le comportement d'une personne met sa liberté ou sa santé en question, voire menace la sécurité d'autrui. Tout professionnel confronté à une situation particulièrement difficile « car dépassant ses possibilités d'action et ne pouvant être résolue par les réseaux habituels de fonctionnement » (3) peut prendre contact avec le réseau, même si ce cas ne revêt pas encore un caractère d'urgence. Opérationnel depuis le début de l'année 2004, le RAPP s'est notamment fait connaître grâce à l'envoi massif de plaquettes de présentation auprès des maires, médecins généralistes, représentants de la justice, de l'Education nationale, de la police...
Pour mettre en place ce dispositif innovant, le service de psychiatrie de l'adulte s'est inspiré de la « cellule d'alerte » du centre de santé d'Evry, qui fonctionne depuis 1998 (voir encadré ci-dessous). « L'idée ne vient pas de nous mais nous l'avons conceptualisée à notre façon, précise Claude Demogeot, médecin chef de service du troisième secteur de psychiatrie générale de Meurthe-et-Moselle. Nous nous situons dans une perspective plus large car nous sommes ouverts aux problèmes médico-sociaux. Nous nous penchons sur des situations qui ne sont pas encore en crise. Il s'agit plutôt de faciliter l'accès aux soins et de faire de la prévention. » L'idée part d'un constat simple : « Nous avons remarqué dans nos secteurs d'intervention - psychiatrie, conseil général, municipalités, médecins généralistes, Education nationale... - qu'il existait des situations difficiles à haut pouvoir d'évolution. Or les mesures pour y répondre lorsque l'urgence est déclarée sont généralement agressives et coercitives. » Les troubles se produisant généralement tard dans la soirée, ce sont le plus souvent les forces de l'ordre qui interviennent pour procéder à une hospitalisation sous contrainte. « C'est alors une mesure de police et non pas de santé », ajoute le psychiatre. Appréhendées en amont, toutes les situations ne mériteraient pas forcément une hospitalisation sous contrainte. Et si celle-ci s'avère nécessaire, il faut pouvoir « mieux la préparer », estime le chef de service.
Le réseau permet ainsi à des professionnels (maires, policiers, médecins, services sociaux et psychiatriques) de se réunir très rapidement pour évaluer une situation et réfléchir ensemble aux origines des troubles. La solution est ensuite trouvée en commun pour décider si la prise en charge doit plutôt relever des services sociaux, psychiatriques ou de la police, le tout de manière efficace et rapide, les professionnels se rencontrant en moyenne en moins de six jours. Les participants - la personne ayant fait appel au réseau, un psychiatre de secteur, le maire de la commune concernée, une représentante du territoire d'action médico-sociale (TAMS) (4) et la coordinatrice du programme de prévention et de promotion de la santé mentale du Lunévillois - sont alors chargés d'accorder leurs agendas.
Quelques règles de fonctionnement ont par ailleurs été établies afin de respecter le secret professionnel et le secret médical. Lors des échanges, les partenaires dévoilent seulement ce qui est utile à la discussion : le nom de la personne en cause n'est évoqué qu'une seule fois et les conversations ne donnent pas lieu à un rapport écrit et ne sont pas divulguées. Chaque réunion se déroule selon le schéma suivant : un des membres rappelle les règles éthiques du réseau, le professionnel ayant fait appel à celui-ci expose la situation avant de laisser la parole à ceux qui en ont déjà eu connaissance, puis une synthèse est établie en commun. « On prend notre décision d'une façon posée, réfléchie, organisée, insiste Claude Demogeot. Pas dans l'urgence et la violence. » « Tout le monde échange autour de la table et a le même objectif de prise en charge, renchérit Martine Leclerc, coordinatrice du programme de prévention et de promotion de la santé mentale du Lunévillois. Sans cette réunion, les avis pourraient diverger. Là, une dynamique s'instaure : on va tous dans le même sens. »
Depuis sa mise en œuvre, le RAPP a permis de dénouer des situations complexes sans recourir systématiquement à l'hospitalisation sous contrainte. « Ce travail de prévention permet à notre service d'avoir des lits vacants, s'enorgueillit le psychiatre. Le fait de pouvoir éviter 12 hospitalisations sous contrainte sur un seul secteur de psychiatrie [voir encadré ci-dessous] devrait faire réfléchir. » La prise en charge des personnes en amont, bien avant d'aboutir à une situation d'urgence, permet ainsi de proposer un éventail de services différents : rompre la solitude des personnes en effectuant des visites à domicile, proposer des activités au centre d'accueil thérapeutique à temps partiel... (5). « Cela nous force à innover, apprécie Fabienne Boiteux, cadre supérieur de santé au centre médico-psychologique infanto-juvénile de Lunéville.
La décision prise à propos d'un homme de 75 ans vivant dans l'insalubrité depuis le placement de sa mère en hospice est à ce titre exemplaire. « Tout seul, il ne fait face à rien du tout, explique Claude Demogeot. Face à cette situation, que faire ? Le mettre dans une bonne maison, l'extraire de son milieu, l'aseptiser et le rendre malade et fou ? On a estimé ensemble qu'il valait mieux le laisser là où il était. Mais prescrire une tutelle permettra de minimiser les risques. Je peux vous dire qu'après cette décision, tout le monde s'est senti apaisé. » Carole Larique, assistante sociale au conseil général, qui avait déjà eu l'occasion d'effectuer une évaluation au domicile du vieil homme, a vécu la réunion comme un soulagement : « Je pouvais pressentir une mesure de protection mais je cherchais un équilibre entre le risque de non-assistance à personne en danger et la volonté de ne pas aggraver la situation. Seule, je ne pouvais pas être sûre de ma décision. Le RAPP a permis de mutualiser les informations et de construire quelque chose. Si son état se dégrade, le réseau sera déjà construit et toute décision pourra être prise plus rapidement. »
Le partenariat entre les services psychiatriques et les services sociaux s'avère ainsi fructueux, d'autant qu'il s'inscrit dans un contexte favorable. « Pour avoir exercé ailleurs, cette proximité entre conseil général et psychiatrie est vivante, dynamique », souligne Claude Demogeot. La confrontation des points de vues professionnels et le partage des informations permettent d'agir en toute sérénité. « Nous n'avons pas toujours toutes les données », souligne Dominique Feuerstein, responsable du service social du TAMS. L'échange des informations permet d'éviter les renvois des uns vers les autres et de partager la responsabilité de la décision. « Avant, chacun faisait un petit bout de chemin de son côté mais on n'allait pas bien loin », estime Carole Larique, assistante sociale. Pour Martine Leclerc, la psychiatrie apporte aux travailleurs sociaux son habitude de la codécision. « Nous avons l'avantage de travailler systématiquement en équipe, tandis que les services sociaux, les maires ou les médecins généralistes agissent plus souvent seuls. Ce qui est moins rassurant pour prendre une décision. » A l'inverse, la connaissance qu'ont les travailleurs sociaux des situations individuelles permet à la psychiatrie d'agir plus en amont. « En psychiatrie seule, on n'aurait connu que des situations entrant dans le cadre de l'hospitalisation sous contrainte, et donc dans le cadre d'une intervention beaucoup plus tardive », explique Claude Demogeot. De fait, plus de la moitié des personnes pour lesquelles le RAPP a été activé n'étaient pas connues des professionnels de la psychiatrie. « Tous présentaient pourtant une souffrance psychique », précise Martine Leclerc.
Enfin, le réseau a permis aux services psychiatriques de gagner en reconnaissance. « On nous prend souvent pour des tortionnaires capables de n'administrer que des piqûres ou des neuroleptiques, remarque Claude Demogeot. Avant la mise en place du RAPP, beaucoup de gens ignoraient la façon dont fonctionne la psychiatrie, même les médecins généralistes. Le réseau a permis de mieux nous faire connaître, notamment auprès des élus. » Au moment de la mise en place du dispositif, les membres du service de psychiatrie ont ainsi écumé les réunions cantonales, afin d'aller à la rencontre des responsables des 163 communes du territoire lunévillois. Une collaboration renforcée avec les services de police s'est également révélée utile : « Il leur arrive désormais de nous téléphoner pour évoquer une situation délicate ou pour nous demander conseil après le dépôt d'une plainte », explique Claude Demogeot. « Le RAPP a facilité la communication avec l'ensemble des professionnels. On s'appelle désormais plus facilement sans forcément solliciter le réseau d'alerte », résume Fabienne Boiteux.
Florence Pagneux
A Evry (Essonne), la « cellule d'alerte » est constituée de sept membres permanents : le directeur des solidarités et de la santé du centre municipal de santé, un responsable du service social de la mairie, le responsable de la police municipale, deux psychiatres, le médecin coordinateur et un secrétaire. Elle intervient auprès « des personnes adultes ayant besoin de soins psychiatriques plus ou moins associés à des troubles médicaux et sociaux, avec des troubles du comportement mettant en danger autrui ou elles-mêmes, et refusant ces soins ». Son rôle : évaluer la pertinence d'une hospitalisation sans consentement, décider du type d'hospitalisation (d'office ou à la demande d'un tiers) et coordonner les interventions. Elle peut être réunie par un de ses membres permanents, après un signalement écrit envoyé au maire ou à la demande de médecins traitants, responsables de structures institutionnelles ou associatives, dans le cadre d'une assistance à personne en danger. La cellule se réunit les mardis en mairie d'Evry à la demande du coordinateur. Contact : Philippe Lefèvre - Tél.01 60 79 22 22.
Selon le bilan d'étape réalisé en avril 2005, le RAPP est sollicité essentiellement pour des personnes isolées, majoritairement des hommes âgés de 40 à 60 ans. Sur les 26 situations évoquées, 10 ont trouvé une autre solution que l'hospitalisation en psychiatrie (hôpital général, consultation, intervention à domicile, demande de mise sous tutelle...). Les responsables du RAPP estiment à 12 le nombre d'hospitalisations sous contrainte évitées. Les problèmes évoqués : insalubrité et misère sociale et psychologique, alcoolisme, trouble psychiatrique avéré, agressivité, maltraitance psychologique, « étrangeté » et toxicomanie.
(1) Le troisième secteur de psychiatrie générale de Meurthe-et-Moselle se compose de plusieurs structures d'accueil et de soins - dont le centre médico-psychologique de Lunéville - et de deux unités d'hospitalisation (à Lunéville et à Laxou).
(2) Contact : Fabienne Xemar ou Jean-Pascal Pareja du CMP de Lunéville au 03 83 73 52 99 ou Dominique Feuerstein du TAMS au 03 83 74 45 06.
(3) Expression utilisée dans la plaquette de présentation du réseau.
(4) Le département de Meurthe-et-Moselle a été découpé par le conseil général en six territoires d'action médico-sociale, dont celui du Lunévillois, dirigé par Caroline Geny.
(5) Le centre d'accueil thérapeutique à temps partiel de Lunéville propose des « activités d'expression, de création et de développement personnel » : théâtre, écriture, jardinage, musique, photo...