Voilà un ouvrage qui met en lumière les préoccupations démographiques, politiques et professionnelles qui ont traversé l'un des secteurs les plus anciens de la protection de l'enfance. En créant l'association Œuvre de préservation de l'enfance contre la tuberculose en 1903, le professeur Joseph Grancher (1843-1907), spécialiste des maladies respiratoires, va transposer la méthode de Pasteur pour résoudre une épidémie ruinant l'industrie des vers à soie : « trier la graine saine et sauver la race en sauvant la graine ». Il s'agira donc de soustraire les enfants (de 5 à 13 ans) « encore sains aux milieux familiaux dans lesquels ils sont exposés à la contagion de la tuberculose » en les plaçant en nourrice à la campagne. Il n'existe alors pas de traitement efficace contre la maladie, qui sévit principalement dans les quartiers pauvres des grandes villes, ni de dispositions légales autorisant le placement sanitaire préventif. Aussi faut-il convaincre les familles ouvrières parisiennes malades de se séparer de leurs enfants pour des durées éventuellement très longues, car l'idée est aussi de repeupler les campagnes. S'appuyant sur l'élite politico-philanthropique de l'époque et sur un réseau de médecins parisiens et de campagne, ce « chantage à l'enfant, ancré dans la peur du fléau », fonctionne bien, explique Michèle Becquemin. Le nombre des « pupilles » accueillis par les foyers solognots de l'Œuvre et de ses filiales départementales s'accroît jusqu'en 1914 : 821 enfants sont alors pris en charge. Par la suite, les effectifs de la maison-mère stagnent, cependant que ceux de ses filiales, devenues autonomes, continuent à se multiplier. Mais ces dernières ne survivront pas à l'éradication du mal, alors que la maison-mère connaît un nouveau pic de développement dans les années 1950, lié aux campagnes de vaccination obligatoire par le BCG : en effet, pendant le temps d'incubation du vaccin, il est préconisé de tenir les enfants éloignés de leurs parents atteints.
Cependant, l'Œuvre Grancher devra amorcer sa reconversion quand, au milieu des années 60, la bataille contre la tuberculose semble gagnée. Cette mutation a lieu sous la houlette d'une jeune pédopsychiatre, Françoise Jardin, qui s'inspire largement des idées de Myriam David. A partir de 1970, l'institution inscrira son action dans le registre psycho-éducatif de la protection de l'enfance en danger. La suppléance familiale organisée autour de la prise en charge d'enfants victimes de carences ou de défaillances parentales est désormais confiée à une équipe pluridisciplinaire d'experts avec des nourrices formées et surpervisées. Devenue fondation d'utilité publique en 2001, l'Œuvre Grancher reçoit aujourd'hui 230 enfants dans ses services de placement familial situés en Sologne et à Chartres et, depuis 1985, à Paris : car, faute d'avoir pu trouver des assistantes maternelles solognotes volontaires, un pôle d'accueil a été créé dans la capitale, dédié, au départ, à la prise en charge d'enfants séropositifs. Parallèlement, la fondation a investi le champ de la formation des assistantes maternelles et, à l'instar de ses premiers administrateurs, qui ont joué un rôle politique moteur dans la première moitié du XXe siècle, elle est à nouveau engagée sur le terrain de l'action publique en faveur de la protection de l'enfance.
Protection de l'enfance et placement familial. La Fondation Grancher. De l'hygiénisme à la suppléance parentale - Michèle Becquemin - Ed. Petra- 22 €.