« Depuis la création du Comité de mendicité en 1790, l'Etat s'est officiellement saisi de la question de la pauvreté. Durant les 215 années qui ont suivi, le sujet a donné lieu à de multiples débats et dispositions sociales. Nonobstant, le risque de pauvreté reste bel et bien présent pour une partie non négligeable de nos concitoyens : en 2001, plus de 12 % de la population, soit environ 7,2 millions de personnes, vivaient avec des revenus inférieurs au seuil de pauvreté (60 % du revenu médian, soit 720 € environ pour une personne seule). L'ensemble des observateurs dénombre plus de trois millions de personnes mal logées. Près de 200 000 personnes seraient sans domicile fixe. Etablies au début des années 2000, ces estimations sous-évaluent probablement l'ampleur actuelle de la pauvreté.
De toute évidence, les politiques solidaires mises en œuvre ont été d'une efficacité toute relative. Pour peu que la puissance publique entende encore se préoccuper de ce problème, il serait grand temps de reconsidérer les choix opérés.
A la condition que le travail soit suffisamment rémunérateur et protecteur, le retour au plein emploi permettrait sans aucun doute de réduire de manière notable la "misère du monde ". Cependant, cette évolution ne changerait en rien la condition de ceux qui, du fait de l'âge ou de problèmes de santé (physique ou psychique), ne sont plus en capacité de travailler et ne peuvent prétendre aux prestations assurantielles. Par ailleurs, il est probable que l'éradication du chômage, promise par les politiques depuis près de 30 ans, prenne un temps certain. Aussi, et dans l'attente de ces lendemains laborieux espérés par plus de trois millions de chômeurs, deux mesures d'urgence relevant de la compétence de l'Etat semblent s'imposer : d'une part, la revalorisation des minima sociaux, d'autre part, l'instauration effective du droit au logement.
Les politiques aux affaires ne manquent pas de rappeler l'existence des minima sociaux censés constituer un ultime filet de protection sociale. Au 31 décembre 2004, 3, 4 millions d'allocataires percevaient l'un d'entre eux (1). Si l'on considère les familles des bénéficiaires (enfants et conjoints), plus de six millions de personnes vivraient avec ces ressources. Les estimations récentes autorisent à penser que leur nombre a augmenté au cours des 12 derniers mois.
L'instauration des minima sociaux, et en particulier du revenu minimum d'insertion (RMI) qui concerne actuellement plus de 1,2 million d'allocataires, a permis de prévenir la misère. La "bouffée d'oxygène" paraît cependant bien insuffisante : inférieures au seuil de pauvreté, les allocations versées autorisent tout juste la survie. Comment en effet boucler le mois avec 433,06 € de RMI (381,09 € après abattement du forfait logement) ?
Le dernier rapport du Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées (2) souligne notamment les conséquences de la pauvreté en matière d'accès au logement : "Si la pauvreté n'est pas à elle seule'la cause', elle constitue le premier facteur d'exposition au risque de l'exclusion du logement. " Il est probable que cette remarque s'applique aussi aux autres aspects de la vie quotidienne, et en particulier à la santé, à l'éducation et à la culture.
En matière de solidarité, éviter le pire ne peut constituer un objectif suffisant et socialement satisfaisant. Et, à l'avenir, il conviendrait que la "haute noblesse d'Etat" expérimente ce périlleux exercice de style consistant à vivre avec un des minima sociaux avant de proposer des dispositions indécentes qui ne réduisent qu'à la marge l'insécurité sociale dominante.
Dans le courant de l'année 2005, la fondation Copernic a diffusé une pétition intitulée « Personne ne peut vivre à moins de 1 200 € par mois ». Considérant que l'autorité publique devait se préoccuper des personnes privées des moyens de vivre décemment, les auteurs de la pétition ont exigé une revalorisation des minima sociaux à hauteur de 1 200 €. Le coût de cette revalorisation est évalué à 20 milliards d'euros, soit moins de 1,5 % du PIB national. Instituer cette disposition permettrait de garantir à plus de six millions de personnes un niveau de revenu décent. Au regard de la situation actuelle, fortement marquée par la probabilité de perte d'emploi durable, cette proposition paraît pleinement pertinente et s'inscrit dans la continuité des principes énoncés par les promoteurs d'un système de sécurité sociale universelle.
Majeurs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les problèmes d'accès au logement perdurent depuis plus de 60 ans. Au cours de la période 1950-1975, l'effort de construction de logements sociaux avait contribué à atténuer la crise sans pour autant la résoudre de manière définitive. Par la suite, le désengagement de l'Etat en matière d'aide à la pierre ainsi que la hausse massive du prix du foncier et de l'immobilier privé ont réactivé les difficultés.
Suite à la flambée des prix, les personnes et les familles modestes sont exclues de fait du parc privé, tant en matière d'accession à la propriété que de location. Par ailleurs, plus de un million de demandes de logement social restent en souffrance. Cette configuration du marché fait le bonheur et la prospérité des vendeurs de sommeil qui n'hésitent pas à proposer la moindre parcelle d'habitat insalubre ou indécent. Phénomènes plus récents, bidonvilles, taudis et campements de fortune réapparaissent à la périphérie des agglomérations urbaines.
La situation est d'autant plus paradoxale qu'en théorie, le droit au logement a été instauré par la loi Mermaz du 6 juillet 1989. Par la suite, la loi Besson du 31 mai 1990 ainsi que la loi de lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998 ont confirmé cette disposition. Enfin, le Conseil constitutionnel a précisé que le droit au logement relevait d'un objectif à valeur constitutionnelle (décision du 19 janvier 1995).
Afin que ce droit théorique devienne effectif, des solutions ont été avancées : l'ensemble des acteurs mobilisés s'accorde sur la nécessité d'un programme de construction massive de logements sociaux, de l'arrêt des expulsions locatives et de la revalorisation des aides personnelles au logement. En 2003, le Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées et une cinquantaine d'associations ont préconisé l'instauration d'un droit au logement opposable et la mise en place d'instances de recours amiables et juridictionnelles ad hoc. Fin 2004, les députés communistes ont déposé une proposition de loi portant création d'un service public du logement et de l'habitat. Fin 2005, plus de 50 organisations ont signé un appel intitulé "Pour le droit au logement pour tous et sans discrimination" intégrant ces propositions et exigeant une régulation du marché foncier et immobilier (3).
Sans constituer la réponse définitive aux questions de pauvreté, les perspectives évoquées ci-dessus contribueraient sans aucun doute à réduire la vulnérabilité des personnes et des familles modestes qui généralement ne disposent que de leur force de travail pour assurer leur autonomie. Ces choix impliqueraient que la puissance publique affirme sans ambiguïté son rôle de réducteur des risques sociaux et économiques, instaure des droits en conformité avec ces engagements et modifie sa stratégie en matière d'impôt. Faut-il le rappeler, la démarche consistant à prélever aux riches pour redistribuer aux plus modestes reste au fondement des processus de solidarité, pratique qui d'ailleurs mériterait d'être développée tant à l'échelon national qu'européen. Le financement des minima sociaux et de la politique du logement passe inévitablement par un accroissement des prélèvements portant sur la richesse produite et le patrimoine. Investisseurs institutionnels, grandes entreprises et ménages aisés pourraient faire face à une augmentation de la pression fiscale sans pour autant connaître la faillite ou des fins de mois difficiles. Enfin, il est à souligner que la revalorisation des minima sociaux et l'instauration du droit au logement pour tous n'engendreraient pas que des dépenses supplémentaires : la construction de logements créerait des emplois ;l'augmentation du niveau de vie des ménages les plus pauvres relancerait la consommation et, par voie de conséquence, contribuerait de façon indirecte à la lutte contre le chômage. »
Jean-Jacques Deluchey Contact :
(1) Voir ASH n° 2435 du 23-12-05.
(2) Voir ASH n° 2434 du 16-12-05.
(3) Voir ASH n°2433 du 9-12-05.