Recevoir la newsletter

Les évitables dérives instrumentales du développement social

Article réservé aux abonnés

L'action sociale ne doit pas confondre « son » projet avec le projet de développement du territoire dans lequel elle s'inscrit et ainsi sacrifier le sens à l'outil, met en garde Jean-François Bernoux, sociologue des organisations et consultant en stratégie de l'action sociale (1).

« Une expérimentation nationale de "projets sociaux de territoire" qui néglige la participation des habitants (2), un conseil général qui fixe des quotas de temps de travail à ses assistantes sociales pour "faire du développement ", des caisses d'allocations familiales qui réalisent l'intérêt de l'approche territoriale pour décliner leur politique sociale départementale, des professionnels de terrain qui découvrent le diagnostic partagé comme révélateur de l'existence des acteurs d'un territoire (3), des sociologues qui définissent les enjeux du développement social en termes de pérennisation du métier de travailleur social (4) et un colloque de formateurs en travail social qui s'enthousiasme pour l'immersion des étudiants dans la réalité des populations (5) ! Décidément l'action sociale sous toutes ses formes n'en finit pas de se chercher, repoussant sans cesse le moment d'afficher ses finalités.

"Le développement social n'est pas une finalité mais un outil au service de notre projet ", confirme un responsable institutionnel. En admettant que les populations y trouvent de la plus-value sociale, il n'est pas sûr que l'action sociale gagne en lisibilité et en perspective lorsqu'elle confond "son" projet avec le projet de développement du territoire et lorsqu'elle substitue pour cela l'outil au sens. Car là se trouve bien le problème : si le recours aux principes d'action du développement social - partage de la connaissance sociale, participation, partenariat, projet multi-acteurs - ne vise pas autre chose que l'acclimatation des territoires à l'intervention renforcée des institutions et au déversement des dispositifs publics, il ne faut pas s'étonner du recul de la démocratie participative ni de l'inquiétude des travailleurs sociaux pour leur avenir. "N'y a-t-il pas une coïncidence troublante entre la restriction de nos budgets d'action sociale et l'orientation de notre employeur en faveur du développement social local ? », interrogent ces agents d'une caisse d'allocations familiales, qui ajoutent : "un peu comme si le développement social local était la dernière trouvaille pour faire plus maintenant mais avec moins de moyens ! " La forme, en effet, ne fait pas le fond : la territorialisation de l'action sociale, il y a peu, a montré qu'elle n'est pas l'action sociale territorialisée, pas plus que la proximité optimisée de l'offre institutionnelle et de l'accès aux droits ne font des "bénéficiaires ayants droit" les acteurs des projets qui les concernent.

Quant aux outils du développement social, ils ne créent les dynamiques d'acteurs indispensables aux transformations sociales qu'à la condition d'être effectivement placés au service d'un projet social habité, ce que l'on pourrait appeler en somme un "projet de société ". Mais lequel ? Le débat serait à ouvrir en amont des définitions de schémas directeurs d'action sociale (SDAS) par exemple et autour de la place centrale ou secondaire que l'action sociale prévoit d'accorder aux territoires et à leurs populations... dans une logique bien comprise de "développement social" !

Défi social

Sans doute faudrait-il pour cela regarder la réalité comme un défi social à relever. Nombreux sont en effet les motifs de ré-interrogation du rôle et des pratiques de l'action sociale dans la société actuelle :

 précarité, pauvreté, exclusion, délitement du lien social, qui pointent les limites d'un modèle d'action sociale assistanciel ou de réparation, stigmatisant de surcroît dans un environnement où ne cessent de se creuser les écarts et les déséquilibres ;

 complexité grandissante des problématiques sociales qui oblige à raisonner dans une logique de système qui inclut les habitants ;

 lois de décentralisation et d'aménagement du territoire qui invitent à placer l'action à l'échelle politique et territoriale, intercommunale, communautaire et/ou de pays.

Dans ce contexte, pour les acteurs du social, dont les travailleurs sociaux évidemment, l'enjeu est politique et institutionnel. Le temps est venu pour eux de revisiter le sens et la forme de leur contribution à la cohésion sociale. Et de promouvoir des politiques et des actions :

 de changement et pas seulement de reproduction ;

 de participation et pas seulement de distribution ;

 d'anticipation et pas seulement de réaction ;

 de développement et pas seulement d'enveloppement ou d'aménagement.

Cette nouvelle vision du "travail social" réclame des opérateurs sociaux :

 qu'ils modifient leur conception de la politique sociale et de l'action. Il ne s'agit pas seulement d'intervenir de façon fragmentée et descendante sur publics-cibles mais d'innover selon des principes éthiques et méthodologiques de participation, de négociation, de valorisation et d'évaluation. Le territoire n'est pas le seul objet du développement des politiques sociales mais il est entité-ressource de la production de projet et de la confrontation de tous les acteurs ;

 qu'ils pensent autrement leurs stratégies : le social ne doit plus être découpé en politiques sectorielles et en thématiques cloisonnées mais les projets de développement doivent être définis selon une approche globale, territoriale et partenariale de la réalité sociale.

Prendre cette orientation doit se concevoir comme une exigence méthodologique et stratégique. Elle suppose un travail de repositionnement et l'apprentissage de méthodes pour :

 clarifier les finalités de l'action sociale, afin de rendre lisible le sens de l'action et pertinents les outils ;

 afficher une posture politique de tiers acteur, afin de se placer comme acteur apte à faire valoir une éthique et un projet et à peser ;

 définir des stratégies d'inscription territoriale, afin d'intégrer l'histoire du territoire, les rythmes, les aspirations et les initiatives de ses populations ;

 mettre en œuvre des diagnostics partagés, afin d'instaurer les dynamiques sans lesquelles le changement est illusoire ;

 animer des projets concertés de développement, afin de décloisonner les domaines de compétences par acteurs spécialisés ;

 initier l'évaluation participative des effets sociaux produits ou souhaités, afin de créer une culture de l'intelligence collective pour la compréhension des conditions du changement social.

Il devrait être possible ainsi d'assurer aux méthodologies et aux outils du développement social territorial la juste place qui leur revient tout en préservant le processus lui-même de ses dérives instrumentales. »

Jean-François Bernoux Contact : 39, boulevard de la Liberté - 35000 Rennes - Tél.06 07 94 16 75 - E-mail :consultant-bernoux@worldonline.fr

Notes

(1)  Il enseigne également, notamment dans le réseau des CAF, de la MSA et des centres sociaux, les sciences sociales appliquées aux méthodologies du développement social. Il est aussi l'auteur de Mettre en œuvre le développement social territorial, méthodologies, outils, pratiques - 2e édition - Dunod, 2005 et de L'évaluation participative au service du développement social - Dunod, 2004.

(2)  Voir ASH n° 2410 du 3-06-05.

(3)  Voir ASH n° 2421 du 16-09-05.

(4)  Voir ASH n° 2421 du 16-09-05.

(5)  Voir ASH n° 2419 du 2-09-05.

TRIBUNE LIBRE

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur