Ils sont sept ce lundi matin dans la grande salle de l' « espace accueil insertion » de la ville de Nanterre (1). Sept titulaires du revenu minimum d'insertion (RMI) ou de l'allocation de parent isolé (API) à avoir suivi le stage de théâtre-forum « accès à la socialité » et à se retrouver, avec un bonheur évident, pour la réunion mensuelle de suivi. On prend des nouvelles des uns et des autres, on en donne de ceux qui sont absents aujourd'hui. Sarah Muller, la coordinatrice d'Arc-en-ciel théâtre-forum (2), propose tout d'abord une série de jeux de « mise en confiance » mettant les participants en interaction via le toucher et la parole, sur un mode ludique. Des regards amusés puis des éclats de rires finissent d'installer un climat complice, propice à des échanges plus personnels sur le thème de « la parentalité », sujet choisi par les participants comme support de travail de ces réunions de suivi.
Par groupes de trois, chacun livre un bout de son histoire en rapport avec « l'adolescence », la sienne ou celle de ses enfants, selon la consigne donnée aujourd'hui par Sarah Muller. La situation vécue est ensuite théâtralisée par les petits groupes en une courte saynète, significative du problème rencontré. Cette femme de 50 ans ne sait plus quelle attitude adopter devant ce grand adolescent qui refuse de se mettre à table avec elle, vient chercher son plateau pour dîner dans sa chambre en attendant un copain, répétition quotidienne d'un conflit qui dure, figé par la force de l'habitude. Mais comment rompre avec une attitude où la lassitude a pris le pas sur toute tentative de sortie de la crise ? Chaque participant est alors invité à intervenir et à proposer une alternative pour sortir de l'impasse en jouant l'un des protagonistes : négociation sur le mode conciliant ou mise en demeure autoritaire... De cette improvisation surgit un changement de réponse qui modifie le cours des choses. Pour le meilleur ou pour le pire...
Qu'importe, l'essentiel réside dans l'analyse en commun de la situation présentée, le croisement des points de vue, la possibilité d'explorer ensemble différents types de réponses et de les expérimenter ipso facto sur scène. « Il s'agit de redonner du possible », explique Yves Guerre, fondateur et directeur artistique d'Arc-en-ciel théâtre. L'objectif du stage « n'est ni de trouver des solutions, ni de passer un message, mais de mettre les bénéficiaires en condition, de les remotiver pour qu'ils redeviennent acteurs de leur destin et sortent de la plainte ».
Mais encore faut-il pouvoir exprimer ces difficultés, affrontées souvent dans la solitude et le silence, pour commencer à les envisager différemment. L'isolement vécu par les personnes en grande difficulté fait le lit de tous les abandons : un à un, les horizons professionnels, sociaux et familiaux se rétrécissent. « Notre travail se concentre sur le préalable à l'emploi. Il y a d'autres organismes qui s'occupent plus spécifiquement de l'insertion professionnelle. Avant de parler d'emploi, il faut d'abord permettre aux personnes de s'inscrire dans le lien social, au sein de leur quartier, de leur famille, Cela commence par leur redonner la parole », explique Michèle Duplaa, responsable de l'espace insertion de Nanterre, qui participe régulièrement aux réunions de suivi. D'autant que les échanges se réduisent au fil du temps comme peau de chagrin, jusqu'à parfois se limiter aux seuls rapports, souvent conflictuels, avec les intervenants sociaux. « Les situations des titulaires du RMI sont la plupart du temps complexes et les réponses que nous pouvons apporter leur apparaissent forcément insuffisantes », précise Michèle Duplaa.
De leur côté, « les travailleurs sociaux sont également soumis à une pression très forte. Ils assistent à une misère qui monte et face à laquelle ils semblent ne rien pouvoir faire », constate Sarah Muller. D'où l'intérêt et la particularité des stages de théâtre-forum qui ne se conçoivent qu'avec la participation de deux travailleurs sociaux exerçant dans les différents services sociaux du département. Ces derniers se retrouvent ainsi spectateurs ou acteurs, en situation d'intervenir au même titre que les bénéficiaires, en apportant leur propre expérience de situations rencontrées au quotidien. Pour Jacques Ladsous, vice- président des CEMEA, « une des dimensions fondamentales de ce travail est de libérer la parole. Les multiples expressions autorisent les débats et le jeu permet d'exprimer ce que l'on ne peut habituellement dire. »
La première semaine du stage, sous la houlette d'un comédien de la compagnie, est consacrée à dresser un état des lieux des obstacles et établir un diagnostic des symptômes que chacun rencontre dans sa vie, comme dans son parcours d'insertion. La théâtralisation des conflits et des tensions vécus par les stagiaires dans leurs rapports avec les organismes ou les travailleurs sociaux aide à dépassionner frustrations et colères. Grâce à la mise à distance propre à l'espace neutre du jeu, les conflits s'éclairent sous un jour nouveau. Au cours des séances, l'examen et l'analyse des contraintes qui pèsent, d'une part, sur les travailleurs sociaux et, d'autre part, sur les bénéficiaires permet d'accéder à une plus grande compréhension mutuelle.
« Il y a une grande peur, au départ, chez les intervenants sociaux de se retrouver confrontés aux allocataires, souligne Sarah Muller. Mais ils se rendent vite compte que leur perception change et chacun comprend mieux comment les uns et les autres vivent les carences et les difficultés réciproques. » « Les travailleurs sociaux du centre communal d'action sociale doivent participer à tour de rôle au stage, précise Michèle Duplaa . Vivre la même expérience humaine durant une semaine, en dehors du cadre administratif, permet de recevoir ensuite les personnes d'une autre façon, dans leur globalité et leur individualité. » Joëlle, jeune femme bénéficiaire de l'API, ajoute : « Nous aussi, on évolue et la relation qui a été créée au cours du stage avec les assistantes sociales ne s'efface pas. »
Les histoires de vie des participants sont ainsi mises en scène et l'utilisation du langage spécifique du théâtre-forum les amène à changer l'image qu'ils se font d'un problème. Par le travail d'analyse et la recherche en commun d'alternatives, ils parviennent à mettre en œuvre, sur scène tout d'abord, d'autres stratégies... avant de faire de même dans leur propre vie. « Pour redonner du possible, il faut se remettre en jeu », estime le directeur d'Arc-en-ciel. « Le théâtre-forum permet de répéter une action concrète sur scène avant de l'utiliser dans la vie. La scène permet d'examiner les conséquences de ses choix et de les développer sans risques, ni conflictualité. »
De plus, le partage d'expériences personnelles parfois douloureuses aide à sortir du sentiment d'isolement et l'expression théâtrale est un moyen efficace pour reprendre confiance en soi, pierre angulaire de toute démarche d'insertion. « Ce travail m'a permis de relativiser mes propres difficultés », confie cette jeune femme qui ne manque aucune des réunions de suivi. « C'est très complémentaire d'un suivi psychologique. De plus, nous sommes entre gens concernés. On ne juge pas ici », poursuit-elle. Bien au contraire, la dynamique collective permet de renforcer le sentiment de solidarité entre les participants.
A la fin de la première semaine, les élus et les partenaires institutionnels sont invités à une séance publique de théâtre-forum. « Vous, en tant qu'élus, que feriez-vous ? » est le mot d'ordre de cette action qui est aussi une autre façon de briser les représentations imaginaires que se font l'un de l'autre deux univers qui se côtoient souvent sans toujours bien se comprendre.
Au cours de la deuxième semaine, les travailleurs sociaux font appel aux interlocuteurs institutionnels, choisis selon ce qui s'est dégagé au cours du bilan de la première étape. Par demi-journée, ceux-ci expliquent le fonctionnement de la structure qu'ils représentent, informent les bénéficiaires de leurs droits et devoirs, répondent aux demandes. « Les questions portent sur des thématiques récurrentes telles que la couverture maladie universelle ou les stages. Mais cette semaine permet également de mettre un visage sur des noms. Les bénéficiaires ont par la suite moins de difficulté à pousser la porte d'un service d'autant qu'ils ont désormais identifié un interlocuteur », remarque Agnès Loisel, responsable du service insertion et chargée de communication au conseil général des Hauts-de-Seine. Le stage est aussi un moyen pour certains de reprendre contact avec les institutions. « Nous envoyons 300 courriers, sur les 3 000 bénéficiaires concernés, pour informer les gens de la tenue de ce stage et les inviter à la journée d'information. Nous les adressons en priorité aux personnes dont nous n'avons plus de nouvelles, mais également à celles qui sont entrées récemment dans le dispositif », explique Michel Brunet, responsable de la circonscription de la vie sociale de la ville de Nanterre.
« C'est un stage de redynamisation, insiste Sarah Muller, il faut profiter de cet élan pour passer le relais aux formateurs ou aux tuteurs. » En effet, après ces deux semaines au cours desquelles les bénéficiaires retrouvent une certaine confiance en eux et refont des projets, une action doit très vite prendre place. « On impulse mais le risque est qu'après ces deux semaines très intenses, les personnes se retrouvent encore plus désemparées s'il ne se passe ensuite rien de concret. Très rapidement, il faudrait que des choses leur soient proposées », nuance Agnès Loisel, pointant les limites de cette initiative.
C'est justement pour prévenir ce « vide de l'après » que Sarah Muller et Michèle Duplaa ont mis en place les réunions mensuelles de suivi. Elles permettent de maintenir des liens entre ceux qui ont partagé l'expérience du théâtre-forum et discutent aujourd'hui, à l'heure de la pause, de leur dernière sortie au théâtre Mogador. « On propose une continuité à travers toute une série d'activités, explique Michèle Duplaa . La deuxième semaine du stage nous donne l'occasion d'informer les personnes sur les possibilités qui leur sont offertes en fonction des sensibilités ou des besoins décelés la première semaine. Pour 1,5 € de participation, elles ont accès à des sorties culturelles (théâtre, expositions...) ou de loisir ». Au fil des sessions, d'autres sujets sont apparus comme devant faire l'objet d'une attention particulière. « L'image de soi est très importante lorsque l'on parle d'insertion, insiste Michèle Duplaa . On a donc mis en place un système de bons pour la coiffure mais aussi pour le relookage, des stages de relaxation ou encore des cours de diététique. Contribuer au bien-être fait pleinement partie de notre mission. Notre choix de travailler sur l'insertion sociale est parfaitement assumé. » Ainsi, confirme une jeune femme, le stage permet de « reprendre petit à petit confiance en soi » mais le plus important, pour tous ceux qui se retrouvent ce lundi, c'est « de voir et de rencontrer des gens ». Réintégrer les personnes dans le lien social, c'est leur redonner la parole et le goût de l'échange avec autrui. Comme l'exprime ce stagiaire : « Je peux à nouveau dire bonjour aux gens que je croise dans la rue. »
Corinne Zimmer
Le stage de théâtre-forum « accès à la socialité » s'inscrit dans le cadre du programme départemental d'insertion (PDI) des Hauts-de-Seine. Cette action, reconduite depuis 13 ans dans le cadre une convention passée entre le conseil général des Hauts-de-Seine et la compagnie Arc-en-ciel théâtre, doit sa pérennité au « bien-fondé d'une approche d'insertion qui, avant de parler d'emploi, réaffirme la primauté du lien social », indique Agnès Loisel, responsable du service insertion au conseil général. Au rythme de six sessions de 15 jours par an, chaque stage accueille une quinzaine de personnes. 90 personnes ont bénéficié de cette action en 2004 sur l'ensemble du département. Issu du Théâtre de l'Opprimé créé au Brésil par Augusto Boal dans les années 70, le théâtre-forum, tel que le pratique la compagnie Arc-en-ciel, s'inspire de la devise des origines : « Si vous voulez que votre vie change, c'est possible », pour accompagner les titulaires de minima sociaux dans leur parcours. L'analyse collective des situations et les propositions de solutions sur le mode théâtral faites par les participants permettent, comme le souligne Jacques Ladsous, vice-président des CEMEA, « le croisement des savoirs. Les gens se donnent des idées les uns aux autres, quel que soit leur statut. Jouer ensemble, c'est sortir de l'isolement et découvrir l'autre. Aux CEMEA, nous avons également utilisé le jeu dramatique. Le jeu collectif est toujours créateur de liens. »
(1) Espace accueil insertion de la ville de Nanterre : 44, rue Salvador-Allende - 92000 Nanterre - Tél. 01 55 69 20 90.
(2) Arc-en-ciel théâtre forum - Association nationale d'action théâtrale et d'éducation populaire : 110 ter, rue Marcadet - 75018 Paris - Tél. 01 42 23 40 30.