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Les enjeux de l'évaluation dans le secteur social et médico-social

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C'est une tâche complexe et risquée que l'évaluation du « travail sur l'humain avec de l'humain », caractéristique du secteur, souligne Marie-France Custos-Lucidi, psychologue spécialisée dans la clinique du travail. Mais elle permet, dans le même temps, de mettre des mots sur les souffrances souvent engendrées par les métiers du social et d'approfondir la réflexion éthique.

« L'évaluation du travail s'impose désormais à l'ensemble du secteur médico-social et éducatif à travers la mise en œuvre de la démarche qualité inscrite dans la loi du 2 janvier 2002. Mais cette idée n'est pas nouvelle, on a toujours cherché à évaluer le travail.

D'abord par l'évaluation du temps de travail, laquelle s'est révélée rapidement inadaptée. Comme le souligne le courant ergonomique, l'engagement de soi dans le travail dépasse largement le temps comptabilisé comme temps de travail, les agents y pensent encore chez eux, et c'est d'ailleurs ce qui permet de maintenir leur mobilisation subjective.

Puis, par l'évaluation des performances. Rappelons que la performance mesure le résultat du travail, autrement dit la partie visible, observable, quantifiable du travail traduit en termes statistiques : nombres de patients, d'enfants, de jeunes, de familles vus, d'actes réalisés, de consultations, de projets individuels ou collectifs mis en place, etc. Outre le fait que cette évaluation ne renseigne en rien sur l'investissement subjectif, la qualité du travail, l'effort déployé et l'adaptation de chacun à l'épreuve des situations singulières, elle renvoie indubitablement à la question de la norme. Quid de la norme dans le secteur de l'humain ?

Ensuite, par l'évaluation des compétences. Mais la compétence étant "ce qui advient au cours de l'action ", elle ne peut s'évaluer à distance du travail. Et, qui plus est, encore faut-il, pour procéder à l'évaluation des compétences, connaître le travail que l'on souhaite évaluer. Or, dans les secteurs médico-social et éducatif, la nature et les modalités du travail des personnels sont si peu connues que l'évaluation dérive inévitablement du "faire" vers l' "être ".

Enfin, aujourd'hui, par l'évaluation de la qualité. La qualité est un concept importé du monde de l'entreprise, qui véhicule "un modèle fondé sur la croyance dans la convergence d'intérêts entre tous les membres " (1), un monde idéal où chacun effectue sa tâche parfaitement. Mais cet idéal est battu en brèche par la difficulté de saisir ce réel. Alors, les nombreux évaluateurs qui se disputent le marché de l'évaluation, méconnaissant la réalité du travail - et donc incapables de saisir la singularité des pratiques concrètes des personnels -, leur imposent une modélisation du réel à travers des formulaires standardisés au détriment d'une "description subjective ", construite à partir de l'expérience vécue des agents. Cela génère de l'aliénation chez les personnels par occultation précisément de leur travail réel et renforce du même coup le risque d'instrumentalisation, voire de réification, des usagers.

De nombreux obstacles

Reconnaissons cependant qu'une série d'obstacles, décrits précisément par Christophe Dejours, s'oppose à la visibilité du travail réel et grève la démarche d'évaluation.

D'abord, le travail qu'il s'agit d'évaluer est "l'effort fait par chacun dans sa confrontation au réel pour faire face à l'imprévisible de la tâche " (2), autrement dit cet effort ne peut être prédit et est lié à la mobilisation et à l'engagement subjectif de chacun pour ajuster, réaménager, imaginer et inventer des solutions qui ne valent que pour une situation donnée. Or l'utilisation de référentiels standardisés, d'outils normalisés (questionnaires, fiches de poste, protocoles, formulaires) ne permet pas de mettre en évidence cette mobilisation subjective.

Ensuite, la mobilisation de la subjectivité, autrement dit de l'intelligence, qui est une autre façon de désigner la compétence, dépend de la reconnaissance par l'organisation des savoir-faire de métier construits par les travailleurs sociaux, médico-sociaux et éducatifs. Or, jusqu'à ce jour, ces savoir-faire ne sont ni connus, ni reconnus par l'organisation du travail. Comment donc évaluer - c'est-à-dire donner de la valeur à - ce qui ne fait l'objet d'aucune reconnaissance ?

Par ailleurs, le travail des professionnels des secteurs médico-social et éducatif repose sur une "connaissance par corps ". Cette connaissance construite dans la rencontre avec l'autre favorise la production de savoirs qui ne sont pas aisément transmissibles par les personnels eux-mêmes, sont souvent invisibles à leurs yeux et, de surcroît, pâtissent de la domination des savoirs savants. Alors, persuadés que les évaluateurs savent mieux qu'eux ce qu'ils font, et souhaitant coller à la commande sociale et donner une meilleure image d'eux-mêmes, les personnels ont tendance à développer des descriptions savantes émaillées de mots valises, des énoncés de bonnes intentions qui disqualifient du même coup le travail qu'ils engagent réellement auprès des usagers.

Injonctions contradictoires

Empêtrés à la fois dans des injonctions contradictoires et des relations ambiguës avec leur direction, les personnels ont en outre tendance à mettre en place des stratégies de défense individuelles et collectives afin de faire face aux contraintes de l'organisation du travail et de se protéger des effets délétères du travail. Mais ces stratégies peuvent venir remettre en cause la validité des résultats de l'évaluation par omission des ruses et savoir-faire ou prudence défensive.

Enfin, dernier obstacle, et non des moindres, les critères de réussite de la démarche d'évaluation s'inscrivent dans une logique de maîtrise. Or la complexité du travail sur l'humain avec de l'humain ne peut se réduire à une série d'indicateurs objectivés sous peine majeure d'instrumentalisation du sujet réduit à l' "usager" (3).

Alors, face aux difficultés de la démarche d'évaluation, faut-il y renoncer dans le secteur social et médico-social ? Non, assurément, car elle présente de nombreux avantages qui méritent d'être examinés.

La démarche d'évaluation, en premier lieu, peut être l'occasion pour les personnels des champs médico-social et éducatif de dire ce qu'ils font et comment ils le font, par quels processus ils sont passés pour acquérir les compétences nécessaires à une pratique s'exerçant dans des situations toujours mouvantes, incertaines, et de débattre de leur travail, des difficultés qu'ils rencontrent. Bref, c'est l'opportunité de dire la souffrance que ce travail engendre, car le destin de cette souffrance est étroitement lié à la possibilité que les travailleurs sociaux auront de faire entendre le point de vue qu'ils se sont forgé à partir de leur expérience professionnelle dans la prise en charge des « usagers » afin de rendre visible leur travail réel et de voir reconnue l'utilité sociale de leur travail.

Deuxième enjeu, c'est aussi pour eux l'occasion de réfléchir aux problèmes de méthode. En effet, incorporés, profondément enracinés dans la subjectivité, nourris par celle-ci, leurs savoirs ne peuvent s'appréhender avec les mêmes méthodes que les savoirs utilisés pour la production d'objets industriels et de marchandises. L'extraction de ces savoirs nécessite de passer par des outils qui permettent d'avoir accès à leur subjectivité à partir de méthodes compréhensives issues de la clinique du travail mises en œuvre par des analystes du travail spécialisés dans l'investigation du travail réel.

Enfin, dans l'esprit de tout un chacun, l'évaluation renvoie à la mesure. Dans les champs médico-social et éducatif, comme dans d'autres champs, il ne s'agit pas de mesurer le travail mais de questionner le sens de l'action et de l'engagement de chacun, les concepts fondateurs, les finalités, bref, d'interroger la dimension éthique de la praxis afin que les personnels puissent faire savoir ce qu'ils font avec les sujets qu'on leur a donné pour mission d'accompagner. La démarche qualité ne peut en effet s'affranchir d'une réflexion sur les valeurs éthiques dans les métiers de l'humain et d'une interrogation sur les choix techniques et les normalisations pragmatiques. »

Marie-France Custos-Lucidi Travail et humanisme : 9, sentier des Roissis - 94430 Chennevières-sur-Marne - Tél.06 86 32 81 17 - E-mail :travail.humanisme@cegetel.net.

Notes

(1)  La société malade de la gestion - Vincent de Gaulejac - Ed. du Seuil, 2005.

(2)  Voir Christophe Dejours, « Comprendre le travail », Education permanente n° 116/1993-3 et L'évaluation du travail à l'épreuve du réel, conférence-débat organisée par le groupe Sciences en questions le 20 mars 2003 - Ed. INRA.

(3)  Le terme « sujet » (lieu où s'exprime la singularité de chacun) n'est jamais énoncé dans les différents textes législatifs qui encadrent le secteur social et médico-social. On lui préfère généralement les termes « usager » et/ou « personne » qui, bien entendu, ne recouvrent pas le même sens.

TRIBUNE LIBRE

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