« En s'installant brutalement dans nos rues, le froid a de nouveau tué plusieurs sans-abri. En visite dans un centre d'hébergement d'urgence parisien, le 27 novembre, le Premier ministre a traduit l'indignation nationale que ces drames déclenchent chaque année à la même époque et indiqué sa volonté d'améliorer un dispositif qui ne remplit que partiellement ses objectifs en proposant de porter la durée d'hébergement des sans-domicile fixe (SDF) salariés de quelques jours à un mois. Il s'agit en substance d'instaurer des publics prioritaires parmi les nombreux usagers du 115 et des centres d'hébergement d'urgence. Ces quelques faits illustrent le traitement social contemporain de cette question. Sous une épaisse couche d'assistance et de compassion, notre approche est avant tout idéologique, dans un objectif inconscient de régulation sociale. Et si nous arrêtions définitivement de punir les SDF ?
Le vagabondage n'est plus aujourd'hui un délit passible de prison. L'élaboration du nouveau code pénal, adopté en 1992 et appliqué depuis 1994, a sonné la fin historique de la punition pénale de ceux dont l'article 271 du code pénal de 1810 donnait la définition suivante : "Les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n'ont ni domicile certain, ni moyen de subsistance et qui n'exercent habituellement ni métier ni profession." Au total, 13 articles concernaient le délit de vagabondage mais aussi celui de mendicité. En cessant d'être des délinquants, les SDF ont acquis le droit fondamental de résider dans l'espace public. La légitimité de ces pénalisations était contestable. Tout d'abord, elles contredisaient la liberté fondamentale de chacun d'aller et venir sur le territoire national, reconnue par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'Homme de 1789, la Constitution de 1791 et, en 1977, le Conseil constitutionnel. Ensuite, elles constituaient un cas rare de délit, hérité de l'Ancien Régime, s'appliquant à une conduite sociale et non à un fait circonstancié portant préjudice à autrui. Enfin, elles imposaient le traitement judiciaire d'une réalité sociale non choisie qui réclame plutôt un suivi social. Ces dispositions législatives instituaient une classe de pauvres dangereux clairement identifiés par un mode de vie commun - l'oisiveté -dont il fallait protéger la société des méfaits potentiels.
La dépénalisation du délit de vagabondage s'est rapidement traduite dans les faits. Dès novembre 1993, la France a connu les premiers décès massifs par hypothermie dans ses rues. Dans un contexte de course à l'Elysée, un tumulte médiatique s'est déchaîné pour dénoncer l'improvisation des politiques en faveur des sans-abri. Xavier Emmanuelli, qui inaugure dans l'urgence les activités nocturnes du SAMU social de Paris le 22 novembre 1993, propose une solution à un problème social inédit et imprévu : en autorisant les SDF à vivre dehors, le législateur les a autorisés tacitement à y mourir. Officiellement créé le 19 décembre 1994, ce dispositif représente fondamentalement un outils de lutte contre cette mortalité hivernale qui se révèle socialement inacceptable. Pourtant, ce refus est essentiellement saisonnier et se limite aux périodes de froid. La majorité des SDF qui meurent dans la rue chaque année - peut-être une centaine - décèdent au printemps ou à l'automne lorsque leurs organismes affaiblis sont soumis à d'importantes amplitudes thermiques entre le jour et la nuit. Alors les organes, souvent rigidifiés par l'alcool, la fatigue ou les carences alimentaires, "craquent" littéralement. Comment expliquer que le même fait - un SDF qui meurt dans la rue à cause de la baisse des températures - devienne un insupportable scandale en hiver et demeure un fait divers insignifiant et ignoré au printemps ? Nous y reviendrons plus tard.
L'institution du SAMU social a permis aux sans-abri d'être reconnus comme des victimes de la société, qui bénéficient à ce titre d'un dispositif d'assistance innovant. Cet ensemble complexe a progressivement constitué un mode opératoire spécifique qui s'impose aujourd'hui comme un nouveau secteur du travail social. Tout à fait dynamique, l'urgence sociale dispose aujourd'hui d'une attention politique particulière qui se traduit notamment par des budgets toujours plus importants. Chaque année, le nombre de places d'hébergement d'urgence augmente. Mais la majorité des prises en charge sont limitées à une nuit renouvelable chaque jour dans la limite des disponibilités. La limite est généralement fixée à sept jours. Pour être complet, il faut préciser qu'au-delà des hébergements d'urgence à la nuit - de niveau I - il existe des centres - de niveau II - qui attribuent directement 14 nuits, éventuellement renouvelables et suivies par une carence de plusieurs mois.
Tous les observateurs s'accordent à dénoncer le paradoxe central d'un concept qui applique les outils de l'urgence à des situations chroniques. La grande pauvreté, à laquelle répond l'urgence sociale, s'inscrit toujours dans des processus au long cours, que ce soit pour atteindre cet état de "disqualification" ou pour initier une éventuelle sortie. Le fondateur du SAMU social, Xavier Emmanuelli, reconnaît lui-même que l'urgence est inadaptée pour apporter une véritable réponse aux difficultés aiguës des grands exclus : il a d'ailleurs qualifié cette situation d' "urgence chronicisée ", une antinomie qui illustre remarquablement le paradoxe fondateur du concept d'urgence sociale. Prise en charge avec des outils inadéquats, cette frange la plus en souffrance de la population est alors malmenée, ballottée d'une solution provisoire à une autre et se retrouve, au bout du compte, davantage fragilisée. A ce titre, la gestion parisienne des hébergements d'urgence est édifiante : l'attribution au jour le jour des lits, via le 115, organise une errance institutionnelle des SDF qui sont déplacés chaque jour d'un centre vers un autre en fonction des disponibilités aléatoires. Lorsqu'ils ont la chance d'obtenir une place : en dehors de l'hiver, le 115 n'offre qu'un peu plus de 200 places chaque jour, le reste étant déjà occupé par ceux qui ont obtenu une prolongation. Au-delà de cette offre de base structurellement insuffisante et partiellement inadaptée -la France compterait plus de 80 000 SDF (dont 16 000 mineurs) selon les chiffres de l'INSEE publiés en 2001 (3) -, les différents hébergements sont également utilisés de plus en plus par des personnes qui ne représentent pas historiquement le cœur de cible : une autre étude de l'INSEE a ainsi montré en octobre 2003 que 30 % des SDF travaillent (4).
En proposant de modifier les critères d'attribution, Dominique de Villepin vient de lancer un pavé dans la mare de l'urgence sociale. Cette prise de position illustre le traitement social de cette question tout en contribuant à en modifier la nature. En intervenant "à chaud" - sans mauvais jeu de mots - dans le cadre de l'indignation rituelle hivernale, il renforce l'approche affective d'une réalité qui n'intéresse pas pour elle-même. Le froid agissant comme un facteur d'identification, la souffrance hivernale des SDF n'est perçue que par rapport à une projection individuelle. Surtout, elle intervient dans le cadre du dépassement annuel du seuil acceptable de leur souffrance. L'hiver est moins le signe d'une mobilisation exceptionnelle due à l'apparition d'une souffrance inédite que le refus d'un trop-plein. Autrement dit, cette indignation saisonnière est le revers d'une acceptation générale d'un traitement social inadéquat : décès dans la rue le reste du temps, espérance de vie qui ne dépasse pas 50 ans, manque de places, précarisation de la prise en charge, etc.
En proposant de modifier le régime d'hébergement des seuls SDF salariés, le Premier ministre bouleverse un équilibre basé sur un déséquilibre. Que peut-il advenir de ce jeu des chaises musicales (les salariés chassant les grands exclus) ? Le mode d'attribution avant cette intervention était à la fois inadéquat et égalitaire. Construite sur le principe de la gestion de la pénurie, l'attribution reposait sur la logique de la roulette russe. Si tout le monde ne pouvait être servi, tous devaient se soumettre au hasard. En favorisant une partie des hébergés, cet équilibre se trouvera brisé en excluant encore davantage ceux qui sont les plus exclus. N'oublions pas qu'à l'origine, ce dispositif a été créé "pour ceux qui ne demandent plus rien ". Enfin, cette mesure est inapplicable dans les faits puisque l'inscription est déclarative et qu'aucun papier n'est exigé à l'entrée. Comment organiser une sélection dans ce cadre ? Irréfléchie, impulsive et circonstancielle, cette mesure traduit fondamentalement une méconnaissance de cette réalité qui n'est sous les feux de l'actualité que trois mois par an.
Cette volonté ministérielle n'est-elle pas finalement une manière supplémentaire de punir ceux qui ont rompu le contrat social de base qui consiste à gagner sa vie ? Privilégier ceux qui travaillent ne revient-il pas à poursuivre socialement les vagabonds oisifs qui ne le sont plus judiciairement depuis 1994 ? Limiter les hébergements des "exclus des exclus" à sept jours n'est-il pas la dernière sanction de ceux qui, à défaut de ne plus rien demander, ne méritent plus rien... ou presque ? »
Stéphane Rullac Buc Ressources : 1 bis, rue Louis-Massotte - 78530 Buc - Tél.01 39 20 78 69 - E-mail :
(1) Voir ASH n° 2432 du 2-12-05. Sur la réaction de Médecins du monde sur le sujet, voir ce numéro.
(2) Auteur de L'urgence de la misère : SDF et SAMU Social - Ed. Les 4 chemins, 2004, et de Et si les SDF n'étaient pas des exclus ? Essai ethnologique pour une définition positive - Ed. L'Harmattan, 2004.
(3) Voir ASH n° 2248 du 1-02-02.
(4) Voir ASH n° 2327 du 3-10-03.