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« Nous ne pouvons nous taire »

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Amalgames dangereux, stigmatisation des populations les plus défavorisées, dégradation des indicateurs socio-économiques... Nombreuses sont les sources de découragement pour les travailleurs sociaux. Didier Dubasque, secrétaire national de l'Association nationale des assistants de service social (ANAS), appelle les professionnels du secteur à relever la tête, à affirmer leur identité et à s'opposer aux discours réducteurs.

« Le travail social voit son champ d'intervention éclaté à travers de multiples ministères qui, chacun, disposent de prérogatives en matière de politique sociale (1). Dans ce désordre qui empêche toute cohérence, un seul ministre, ou presque, donne de la voix. Il nous explique la source de nos difficultés : le secret professionnel, qui nuirait à l'exercice de nos missions. N'est-il pas paradoxal qu'aujourd'hui le ministre de l'Intérieur soit celui qui nous dicte sa volonté ?

Dans leur grande majorité, les médias ignorent la parole des travailleurs sociaux. Pourtant combien de sujets abordés, et non des moindres, nous concernent :logements vétustes, familles issues de l'immigration, violences conjugales, licenciements, procès retentissants dans le cadre de la protection de l'enfance, centres d'hébergement saturés, salariés pauvres, sans domicile fixe, sans oublier bien sûr les violences urbaines médiatisées de façon outrancière et caricaturale.

Que répliquons-nous et que faisons-nous lorsque nos dirigeants demandent des mesures répressives à l'encontre des familles pointées comme "malfaisantes" à défaut d'être "maltraitantes " ? Comment rester impassibles lorsque des élus de la nation estiment que les familles polygames sont la source de nos maux ? Jamais nous n'avons vu un tel fossé se creuser entre ce que nous entendons et la réalité.

La réalité est d'abord ce que nous constatons dans notre quotidien professionnel. Ce ne sont pas des faits particuliers à la marge. Le nombre de demandes de revenu minimum d'insertion est en constante augmentation malgré l'annonce de la baisse du chômage et la mise en œuvre dans de nombreux départements de dispositifs de contrôle des allocataires (2). Le nombre de signalements d'enfants en danger augmente (3). Les réponses qui tardent à venir en matière de logement, d'emploi, de formation nous renvoient à une forme d'impuissance génératrice de découragement. Enfin, cerise sur le gâteau, les réorganisations des services par missions, par pôles de référence, contribuent à brouiller encore un peu plus la compréhension globale des besoins des territoires. Les temps de coordination se multiplient, le nombre de cadres augmente et les professionnels sur le terrain s'épuisent et ne voient rien venir.

La souffrance à son comble

Si aujourd'hui les travailleurs sociaux vont mal, c'est parce que l'ensemble du corps social va mal. N'a-t-on pas même entendu, lors du récent congrès des maires, les élus se plaindre d'usure et de stress psychologique face à l'exclusion qui touche certains de leurs administrés ? Que dire alors des travailleurs sociaux ? "Jamais je n'ai tant vu les gens souffrir ", nous confiait récemment une assistante sociale travaillant dans une commune rurale des Vosges. Elle n'est pas la seule. Nos collègues se désespèrent face au manque de solutions en matière de logement, non seulement à Paris mais désormais dans toutes les grandes villes de France. "Comment accepter de laisser partir des familles entières à la rue ? Je suis très mal quand je rentre le soir du travail ", nous rapporte cette autre collègue de la Sarthe. Et que dire de la situation faite aux familles étrangères qui vivent dans la peur d'un contrôle de police alors que leurs enfants scolarisés cachent leur situation de peur d'être dénoncés ? Mais où sommes-nous ?

Certains diront qu'il s'agit là d'une forme de "faillite" des services sociaux, qui n'auraient pas su s'adapter à la demande sociale. Mais qui croit encore que le travail social, avec les moyens dont il dispose, est en mesure de répondre aux dysfonctionnements de notre société ?

Tout cela ne doit pas nous enlever nos raisons d'espérer et surtout d'agir.

Oui, le travail social est central. Il est au cœur de la question sociale et nous avons l'obligation de dire haut et fort ce qui se passe. Nous avons des propositions, de la connaissance et de l'expérience. Mais il faut à chaque fois expliquer, convaincre et montrer les résultats de nos engagements. Malheureusement, nous ne savons pas suffisamment le faire.

Qui a parlé par exemple de la formidable mobilisation des travailleurs sociaux qui, à Marseille, Toulon, La Seyne-sur-Mer, par exemple, sont allés le soir à la rencontre des familles et des jeunes pour prévenir les débordements et rappeler que la violence ne règle rien sur le fond ? Oublie-t-on que de nombreuses structures sociales sont au cœur des banlieues et qu'il serait bon d'entendre les professionnels qui y travaillent ? Qui sait que des milliers de centres médico-sociaux sont, dans ce pays, des espaces de respiration pour la population, des lieux qui lui permettent d'être écoutée, accueillie et acceptée malgré les galères du quotidien et la violence intrafamiliale ou de la rue ? Si nos structures d'accueil se transforment en "super-guichets d'accueil administratifs ", nous aurons fatalement à payer la facture. Il faut que les lieux d'accueil dans les communes et les quartiers continuent à recevoir la population la plus fragile et s'engagent avec elle dans des actions qui répondent à ses attentes. Nos institutions doivent nous encourager à aller dans ce sens. C'est tout leur intérêt.

« Interroger nos pratiques »

Mais nous devons aussi interroger nos pratiques, refuser l'enfermement dans la gestion de dispositifs qui nous permet aussi d'éviter de nous poser les questions de fond. L'examen de la question du sens de nos interventions est souvent remis à plus tard. Il nous faut sortir d'une forme d'isolement qui nous est très préjudiciable et être capables de dire ce que nous faisons. N'hésitons pas à nous exposer et à prendre le risque de nous positionner clairement car aujourd'hui nous sommes à la croisée des chemins.

Il nous faut aller plus loin et faire face à la logique de défiance et de surveillance des familles qui se met en place. Il faut bien que nos dirigeants comprennent : quelles que soient leurs décisions et leur manière de contenir la violence qui s'exprime çà et là, nous ne pourrons rien faire sans les personnes concernées. Ce n'est pas en les stigmatisant et en s'inscrivant dans une logique de contrôle que l'on va résoudre les difficultés. Nous ne sommes pas pour autant candides, mais il faut s'opposer à ce discours réducteur et dominant qui place tout un chacun dans le camp du "bon" ou du "méchant ", du "travailleur" ou du "fainéant ", du "profiteur" ou du "méritant ".

Il nous faut être capables de nous dépasser. Reprenons les visites à domicile, non pas pour surveiller, mais pour mieux comprendre. Regroupons les usagers et consignons ce qu'ils nous disent. Ecoutons leurs propositions et portons-les avec eux auprès de ceux qui sont chargés de la gestion des politiques publiques. Développons le travail social collectif et donnons la parole aux usagers sans démagogie et dans le respect de nos méthodologies.

Même si ce que nous disons n'est pas forcément bien reçu par l'opinion publique, nous ne pouvons nous taire. Il existe une France qui souffre, nous en sommes les témoins. Tout comme nous sommes les témoins d'injustices sociales criantes et évidentes. Ce n'est pas en réprimant et en harcelant ceux qui dérangent, en les accusant de "profiter du système ", que nous leur redonnerons le courage d'agir et de s'intégrer dans notre société.

C'est pourquoi, loin de baisser les bras, il nous faut collectivement relever la tête. Affirmer notre identité et rappeler que, si nous existons, c'est parce que l'Etat de droit, l'Etat social, a reconnu la nécessité d'employer des professionnels clairement missionnés pour protéger nos concitoyens les plus fragiles. Alors assumons nos missions de service public et, de grâce, ne laissons pas le monopole de la parole à un ministre de l'Intérieur qui, en mélangeant allégrement protection de l'enfance et prévention de la délinquance, ne fait qu'alimenter la confusion tout en préconisant de fort mauvaises solutions. »

Didier Dubasque ANAS : 15, rue de Bruxelles - 75009 Paris - Tél. 01 45 26 33 79 -E-mail : d.dubasque@wanadoo.fr.

Notes

(1)  Ministère de l'Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, ministère délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes, ministère délégué à la cohésion sociale et à la parité, ministère de la Santé et des Solidarités, ministère délégué à la sécurité sociale, aux personnes âgées, aux personnes handicapées et à la famille, ministère délégué à la promotion de l'égalité des chances...

(2)  Voir ASH Magazine n° 12, novembre-décembre 2005.

(3)  40 % d'augmentation entre 2000 et 2003 - Voir ASH n° 2431 du 25-11-05.

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