Directeur général d'une association d'action sociale dans l'Orne, vice-président du mouvement Education et société
Les associations d'action sociale doivent « réaffirmer leurs projets politiques »
« Hasard du calendrier ou prise de risque calculée dans le programme d'action gouvernemental, c'est le jour même où était officialisé un financement du programme "centres éducatifs fermés" au sein de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), au détriment des actions de prévention éducative et de protection, que le dérapage verbal du ministère de l'Intérieur attisait une flambée de violence dans les banlieues.
Les orientations budgétaires du ministre de la Justice présentées le 2 novembre au secteur associatif par le directeur de la PJJ nous donnent malheureusement raison : nous étions nombreux, organisations professionnelles, syndicats, directeurs d'associations d'action sociale, à dénoncer, dès 2002, l'hypocrisie et l'erreur d'une politique d'implantation de centres éducatifs fermés, politique contre-productive et scandaleusement onéreuse par rapport au faible nombre de jeunes concernés. On nous affirmait à l'époque que ce programme devait faire l'objet d'un financement spécifique sans répercussions sur les actions de protection plus classiques ayant fait leurs preuves... Qu'en est-il aujourd'hui ? Les résultats obtenus par les quelques centres éducatifs fermés péniblement mis en œuvre par certaines associations sont loin d'être probants ; les contraintes sécuritaires d'un cahier des charges renforcé sont venues amplifier des coûts de fonctionnement exorbitants ; les actions d'investigation éducative pâtissent du manque de financement et on nous annonce que le suivi éducatif des mesures de protection pour les jeunes majeurs sera sacrifié au renforcement des mesures d'incarcération et de lutte contre la délinquance!
Depuis des mois, malgré la mobilisation des professionnels, le gouvernement tente de repositionner la notion de prévention sociale au sens large dans une logique réductrice de seule prévention de la délinquance. Les rapports de parlementaires, soit mal informés, soit porteurs d'une idéologie ouvertement sécuritaire, se sont multipliés, contribuant à un climat délétère renforçant la représentation du jeune délinquant dangereux pour la société. Nous sommes loin de l'analyse équilibrée du dernier rapport du Sénat sur la délinquance des mineurs : "La République en quête de respect " (1). Ce sont les jeunes des banlieues qui revendiquent aujourd'hui maladroitement un peu de respect et de prise en considération par l'Etat républicain de leurs conditions de vie calamiteuses. Il est largement temps que les discours s'inversent : les représentants de la société civile doivent faire entendre leur voix dans le débat public en faveur de la promotion du lien social, des nécessaires solidarités et d'une politique de prévention sociale des précarités économiques et citoyennes des habitants des cités ghettos de nos banlieues.
Les jeunes concernés et leurs familles trouveront-ils les travailleurs sociaux et les associations employeurs à leur côté dans l'expression de leur détresse ?Certes, le refus de la violence s'impose mais les stratégies de provocation de telle ou telle personnalité politique en recherche de médiatisation doivent être condamnées avec la même force que les actes de vandalisme.
Plus que jamais dans un tel contexte, les associations d'action sociale qui travaillent au quotidien à la protection de l'enfance et à la lutte contre l'exclusion des plus démunis doivent se positionner : notre société n'a pas les moyens de continuer à s'aliéner durablement sa jeunesse en réprimant aveuglément des comportements qui, par bien des côtés, ressemblent à de véritables appels à l'aide ! L'échec de notre politique d'intégration doit être constaté sans pour autant dévaloriser l'action des travailleurs sociaux du secteur associatif et du service public auprès de populations trop souvent victimes de relégation et laissées pour compte d'une société indifférente. Nous considérons notamment que les associations d'action sociale, c'est-à-dire des associations à but non lucratif assurant des missions d'intérêt général à partir d'actions professionnelles, ne pourront durablement légitimer leur statut d'acteurs des politiques publiques qu'en réaffirmant leurs projets politiques :l'écoute et l'analyse des revendications collectives qu'expriment aujourd'hui les habitants de certaines cités doivent devenir des priorités de nos projets associatifs ; il en est de même de l'accompagnement nécessaire des conflits sociaux pour prévenir la violence des passages à l'acte que nous constatons actuellement.
A la sortie d'une telle flambée de violences urbaines, la responsabilité du secteur associatif de protection de l'enfance mais également de lutte contre l'exclusion va être totalement engagée : nos associations sauront-elles faire entendre la nécessité d'un repositionnement politique plus vigilant sur les moyens nécessaires à la prévention, à la protection et aux actions d'insertion des publics les plus marginalisés ou accompagneront-elles une nouvelle fois des politiques sécuritaires plus soucieuses de visibilité immédiate que d'efficacité à long terme ? »
Contact : Tél.02 31 29 18 80 - E-mail :
Psychologue clinicien, co-fondateur d'une association de prévention spécialisée à Bordeaux en 1974 (2)
La prévention spécialisée, analyseur privilégié des dysfonctionnements
« La prévention spécialisée ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sérieuse sur les graves événements survenus récemment dans les banlieues des grandes villes. Cependant, elle doit le faire du point de vue qui est le sien. Car la seule prise en compte de l'environnement économique et sociologique de ces quartiers - chômage, stigmatisation, ségrégation et racisme -, si elle est centrale, reste insuffisante. La prévention spécialisée, immergée dans les lieux de vie - le "milieu naturel" - des populations qu'elle rencontre, est en effet un analyseur privilégié des fonctionnements politiques, institutionnels, sociétaux et privés.
Nous n'assistons pas seulement à une crise sociale, mais bien à une crise de société. Ce séisme ne concerne donc pas seulement les "banlieues ", c'est un grave contresens que de le penser, mais la société française dans son ensemble, ou plutôt la façon de faire société aujourd'hui en France. Car, au fond, la grille de lecture sociologique passe à côté de l'essentiel, elle ne dit rien du « séisme anthropologique » que nous vivons, qui change profondément dans la façon dont nous nous y prenons aujourd'hui pour construire les humains. Or c'est bien au cœur de cette "fabrique" et de ses dysfonctionnements, au cœur du "malaise dans la civilisation ", que les intervenants en prévention spécialisée sont immergés. Précisons cependant que ce "malaise" est un effet de l'acte civilisateur. Faire de l'homme, construire de l'humain, ne va pas sans problèmes, ça résiste, ça souffre. La mise au pas de la "jouissance absolue " dont parle Freud est une entreprise qui ne va pas sans heurts, sans la nécessité absolue de composer. Encore faut-il qu'à ce renoncement le sujet trouve quelque chose à gagner et surtout qu'il y soit accompagné. Or ces jeunes des quartiers de relégation n'ont rien gagné, mais souvent, si l'on peut dire, ils ont beaucoup perdu. Ou plutôt ils n'ont rien trouvé. Fondamentalement, c'est un Père que ces jeunes n'ont pas trouvé. Il ne s'agit pas ici de mettre les pères, les papas, à l'index. Ce que nous voulons dire, c'est qu'un enfant est construit, il est fils d'une référence, c'est-à-dire la façon dont une société s'y prend pour mettre en scène l'interdit de l'inceste et du meurtre. Il faut donc repérer dans la clinique, au sens de la prévention spécialisée, les causes des ratages dans la façon de construire les enfants, et non culpabiliser les parents.
Nous posons que, dans nos sociétés contemporaines, c'est fondamentalement, et pour tous, la question de la référence symbolique qui dysfonctionne. Les parents, en effet, ne suffisent pas pour construire l'humain, pas plus que les familles et les systèmes de parentés ne suffisent à fonder une société. Il faut autre chose qui fasse tenir ensemble et donne sens. Cette "autre chose ", c'est le symbolique, c'est-à-dire justement ce qui n'a pas besoin d'être "chosifié ", incarné, pour trouver son efficacité. Cependant, afin d'instituer "l'être ensemble" dans une société démocratique comme la nôtre, il faut donner corps à cette inexistence, il faut, et pas n'importe comment, la mettre en scène. Or le malaise contemporain dans la civilisation se fonde bien sur un remaniement en profondeur du symbolique et des symboles, c'est-à-dire sur la difficulté de rapporter les attentes du sujet moderne aux instances des références de la culture qui instituait l'humain il y a encore peu de temps, ici ou en d'autres lieux. C'est cette différence, ces remaniements, objets de questionnements et sources de déstabilisation pour tous et tout particulièrement pour les plus fragilisés, qui deviennent parfois gravement problématiques, dans le cadre de la migration d'une tradition vers une autre. Les intervenants en prévention spécialisée en sont souvent les témoins. Comment, en effet, passer d'une référence à une autre ? Que transmettre ? Que faire dans l'entre-deux culturel, dans l'entre-deux de la référence ? Comment faire pour que les nouvelles identités ne deviennent pas des "identités meurtrières" pour ces jeunes, dont il ne faudrait pas oublier qu'ils sont d'abord français ? Que faire dans une société qui met en place des "grands frères" qui n'en peuvent mais, au lieu de construire des parents socialement et économiquement responsables ?Mais aussi, aujourd'hui, qu'est-ce qu'un père, une mère ? Comment faire famille ?
Ainsi, l'entre-deux est le plus souvent mis en acte dans la déchirure, au lieu d'être vécu symboliquement dans la confrontation complémentaire de deux cultures. Ces pères, sacrifiés sur l'hôtel du libéralisme économique, devraient incarner les ancêtres référents. Or ils ne sont plus aujourd'hui que les symptômes d'une référence qui ne tient pas. Ni ici, ni là-bas. Leurs fils, alors à la dérive, se campent dans la posture phallique dérisoire de jeunes "machos ", faisant régner la terreur sur les filles et leurs sœurs. Ces mères quant à elles, souvent bafouées dans leur intimité, sont incapables de maintenir l'harmonie chaleureuse et sécurisante de l'espace domestique, repliées sur elles-mêmes loin des solidarités de "la grande famille ", dans un grand dénuement financier, culturel et familial.
On le voit, les intervenants en prévention spécialisée ne peuvent donc pas accepter d'être ravalés au rang de sentinelles du fantasme panoptique d'une société sécuritaire, instituant ces dernières en vigies à même de faire rentrer dans l'ordre ou de désigner en temps réel, selon des considérations morales, d'ordre public et de paix sociale, les sujets devant être punis et/ou soignés. Il s'agit au contraire de prendre en compte, en les accompagnant, les changements, dont certains sont rapides et violents mais qui sont au cœur du malaise dans la civilisation, en mettant au travail la question du lien, c'est-à-dire la façon dont l'humain se trouve divisé mais est également lié, pas n'importe comment, aux autres et au monde. Quel type de lien notre société propose-t-elle à ces jeunes, à tous les jeunes ? Comment fonctionnent la "liberté ", l' "égalité ", la "fraternité ", les référents de la République, c'est-à-dire de quelle façon se met aujourd'hui en scène le "rôle parental de l'Etat " ?
Le sujet moderne est dégagé de la toute-puissance patriarcale. Il se construit sur la prise en compte de sa liberté et de ses désirs comme fondements essentiels de son identité. Ces derniers étant susceptibles de venir en contradiction avec l' "intérêt de l'enfant ",la société s'est arrogé le droit d'indiquer la façon dont les petits d'hommes, aujourd'hui en France, doivent être élevés par leurs parents. Dès lors, ces derniers assument la responsabilité de cette éducation devant la justice. Cette protection constitue l'un des aspects de ce que Pierre Legendre appelle le "rôle parental de l'Etat ". Il est donc du devoir de l'Etat de mettre en scène les références, les symboles propres à assurer la reproduction et la construction de l'homme comme être de parole. C'est cette fonction étatique qui dysfonctionne gravement aujourd'hui car elle confond la loi et l'ordre. Si les intervenants en prévention spécialisée participent à la mise en scène du rôle parental de l'Etat, c'est en tant que ce dernier se distingue radicalement d'une simple régulation sociale. Il s'agit donc de prendre au sérieux la question de la norme. La norme que nous évoquons ici n'a rien à voir avec les jugements moraux et idéologiques. Il s'agit, pour les travailleurs sociaux en général et les éducateurs en prévention spécialisée en particulier, de repérer, en leur donnant la portée symbolique qui est la leur dans la vie de tous les jours des personnes qu'ils rencontrent, les normes culturelles qui fondent notre vivre ensemble. La norme est prise ici dans sa fonction de régulation à l'autre, et fonctionne comme un tiers. Car, quand le face-à-face exclut le tiers qui norme le lien social, en réduisant alors ce dernier à un affrontement en miroir, chacun, emporté par son fantasme, se trouve, par la violence, en situation de pouvoir demander n'importe quoi.
Sur fond de chômage, de misère économique culturelle et sociale, de racisme et de xénophobie, la crise des quartiers de relégation s'inscrit aussi, et peut être avant tout, dans une crise anthropologique extrêmement profonde, dont il s'agit de faire, comme le propose Edgar Morin, la critique "anthropolitique ". Ce travail critique, la prévention spécialisée, portée par les associations citoyennes de quartier, le mènera, afin de mettre au mieux en scène le rôle parental de l'Etat qui lui incombe. Encore faut-il que les politiques sociales menées jusqu'ici, et dont, si l'on peut dire, les jeunes viennent de procéder à l'évaluation, soient radicalement réformées et lui donnent la place qui est la sienne au cœur des dispositifs d'action sociale. »
Contact : 4C, esplanade Charles-de-Gaulle - 33000 Bordeaux - Tél.05 56 24 25 73 - E-mail :
(1) Voir ASH n° 2270 du 5-07-02.
(2) Et auteur de La Loi et l'ordre. Prévention spécialisée et politiques sécuritaires - Ed. L'Harmattan, 2003.