« Un mal étrange ronge l'éducation spécialisée. Il a pour nom un excès de rationalité. Où en êtes-vous de votre projet d'établissement ? Le règlement de fonctionnement est-il terminé ? A qui s'adresse le livret d'accueil ? aux parents ? aux enfants ? Pressez-vous! D'ici à quelques mois, la démarche qualité sera lancée, l'évaluation mise en route, et la réforme de la protection de l'enfance sur de bons rails. Le nouveau schéma départemental enfin adopté, les premières commissions se réuniront en vue d'élaborer le prochain sous l'œil attentif d'un président du conseil général, grand ordonnateur d'une politique sociale aux accents novateurs mais terriblement ennuyeux. Où allons-nous ainsi au milieu des statistiques, au gré des formulaires administratifs, en proie au vertige des chiffres ? Les circulaires se succèdent au rythme de rapports toujours plus nombreux, riches de belles conclusions que l'on empile dans les ministères, sous les toits de nos palais nationaux ou parmi les archives de collectivités locales en voie de restructuration, bientôt réorganisées ou déjà démodées.
Dans ce monde insécure, la lecture du Journal officiel est venue remplacer celle des cahiers de bord ou autres carnets de route éducative aux parcours sinueux. La consultation de Légifrance supplante la lecture des pages Rebonds dans Lien Social ou des tribunes libres dans les Actualités Sociales Hebdomadaires. Au pays des articles de Loi, on apprend le numérotage, voire la numérotation mais on est loin de ces quelques numéros dont on parlait d'antan, à une époque où le sujet était encore là. Sous prétexte de sécurité, nous voilà sous influence de la sécurité sociale, à brandir des chiffres quand il est question d'un être parlant, pensant, agissant et forcément questionnant.
Sous couvert de limiter les risques, nous allons tous les trois mois chez le médecin généraliste vérifier que le jeune est bien apte à pratiquer une activité sportive. Quelle chance de découvrir un adolescent en pleine transformation, au développement harmonieux et à l'allure sportive ! Après le passage de la commission de sécurité, quelques menus travaux de mise aux normes, nous invitons notre assureur à découvrir un établissement sécurisé. Surprise, la commission de sécurité a oublié de noter l'absence des détecteurs incendie en quelques points jugés sensibles. Peu importe, nous allons faire venir la société de maintenance. Belle idée : « Vous allez devoir changer la centrale incendie. Elle appartient à l'ancienne génération. » Celle d'il y a trois ans quand le système de sécurité incendie était installé sous le regard attentif des experts. « Faites venir le coordinateur SSI et nous interviendrons. »
Au secours ! Il y a urgence à intervenir. Ah ! l'urgence, l'immédiateté, le temps réel, autant de déclinaisons possibles d'un temps en accéléré quand il est interdit de se « pauser ». Dépêchons-nous, le monde est mouvant, sur des sables mous balayés par les vents. Nulle fondation, nulle institution ne saurait garantir des lendemains sûrs. Les certitudes se sont envolées et ont laissé place à l'homme incertain, au doute, aux interrogations : qui sommes-nous ? Des éducateurs spécialisés en voie de bureaucratisation, à l'autorité vacillante et à l'imagination appauvrie.
La lecture des textes réglementaires, des circulaires et autres notes de service provoquent l'embolie. Le cerveau fonctionne au ralenti, encombré par les chiffres, prisonnier des normes. La créativité fait défaut dans un univers aux créatures standardisées. Le poète est interdit de cité, l'artiste banni, le créateur condamné à la marginalité. Les lieux de vie ferment ou s'institutionnalisent sous la pression des réglementations. Opération mains propres : nul n'a envie de mettre les mains dans le cambouis, de risquer une convocation au tribunal, pis encore, une condamnation. Chacun se préserve, assure d'emblée sa défense. Se lancer dans l'inconnu serait mal vu. L'originalité ne sied pas à la modernité. Il convient d'être moderne et donc prudent.
Ces adolescents que nous côtoyons nous bouleversent. Certains nous inquiètent, d'autres nous font peur, tellement ils sont différents. La pauvreté de leur parole n'a d'égal que la richesse de leur agir. Nous aurions envie de réagir à tant de souffrance, à tant de violence mais nous voilà tétanisés, en panne d'inspiration, quelquefois désillusionnés. Nous ne savons que faire. Dans un monde standardisé où toute rébellion est suspecte, toute révolte d'avance condamnée au nom de sa supposée dangerosité, les adultes suscitent la méfiance, voire la défiance. Enfermés dans nos bureaux, éloignés de ces jeunes à la dérive, soumis à une idéologie que nous ne pouvons pas identifier, nous nous résignons. Nous nous ennuyons.
Nous aimerions parler de ces situations cliniques, de ces sujets en mouvement mais force est de constater un certain manque d'intérêt. L'évaluation gouverne à partir de critères économiques. Certains résistent faute de pouvoir s'opposer mais l'isolement gagne. Quel est le sens de cette différence ? Quel sens donner à nos actions ? La crainte d'être rabroué, de se voir reproché une forme d'immobilisme, est très présente. Nul n'a envie d'endosser les habits du pithécanthrope, de se voir traité d'archéo ou autre sobriquet d'un âge révolu. Nous aurions envie d'être encouragés, stimulés, valorisés parfois. On aimerait être fier de notre travail mais rares sont ceux qui s'y intéressent.
A force de fréquenter ces adolescents déprimés, nous avançons la tête basse, abattus, découragés, démoralisés... Nous avons l'impression de mal faire, d'être à cours d'imagination, de ne pas maîtriser ces savoirs dont disposent nos experts. L'éducateur spécialisé et l'éducation spécialisée souffrent de cette dépendance à l'autre qu'il soit psychologue ou psychanalyste, homme de loi ou économiste, homme politique ou médecin des âmes... Dans un univers changeant, dans un monde en quête de repères, nous manquons de théories mais pourquoi ne pas accorder plus de place à l'innovation, à cette capacité de changements qu'ont les praticiens ?
Intéressons-nous à ces petits riens d'une grande richesse, à cette créativité dont nous sommes capables, à cette clinique du quotidien. L'ennui peut être synonyme de paresse intellectuelle. Place à l'imagination, au désir, à l'innovation. Une telle posture ne se décrète pas, mais elle a besoin d'être valorisée, encouragée. Nous n'avons rien à gagner d'une modélisation qui emprunte trop au monde de l'entreprise. Evaluer le travail est évidemment nécessaire mais limiter l'acte éducatif, l'action éducative, à une simple succession de procédures serait déshumanisant et forcément mortifère. Risquons demain de nouvelles réponses éducatives à force d'imagination et de responsabilisation.
Osons sourire de nos faiblesses, nous amuser de nos imperfections. Retrouvons le chemin de la fantaisie, des tâtonnements à foison, des expérimentations hasardeuses mais riches en émotion. Place au rire et au désir, au risque qui accompagne tout acte éducatif, à cette part créative qui vit en nous, artiste ou artisan de l'éducation spécialisée. Il y a matière à innover quand le nombre de communications téléphoniques représente jusqu'à 32 %des actes engagés par un éducateur d'AEMO judiciaire, dont 90 % destinées aux différents partenaires (1). La rationalité doit être une méthode et ne pas devenir une finalité au risque, sinon, d'empêcher toute pensée créative. Rendons compte de nos actions, soyons lisibles, abandonnons la toute-puissance qui fut parfois la nôtre mais sachons demeurer créatif pour impulser, dans et hors les institutions, ce souffle de vie qui vient à manquer. »
Didier Bertrand Directeur / Service d'accueil d'urgence (SAU 92) : 45, rue Labouret - 92700 COLOMBES Tél.01 47 81 94 83 - E-mail :
(1) L'AEMO en recherche. L'état des connaissances. L'état des questions. Editions Matrice (2001)