« De récentes affaires de maltraitance à enfant ont suscité une émotion considérable aussi bien dans l'opinion que parmi les professionnels de la protection de l'enfance. A la suite de quoi, des parlementaires et des personnalités du secteur ont émis des préconisations visant à mieux prévenir et prendre en charge les situations de mise en danger des enfants, à l'image des députés Valérie Pécresse et Patrick Bloche dans un point de vue publié dans le monde du 22 septembre 2005 (1).
Au titre de la prévention, ils insistent sur les progrès à apporter à la "détection " de signes de difficultés dès la période prénatale puis dans les premiers mois de vie de l'enfant, "indices de difficultés d'attachement, signes avant-coureurs de mauvais traitement, risques dans l'établissement des liens mère-enfant ". La période autour de la naissance est effectivement identifiée comme un temps de vulnérabilité psychologique pouvant toucher toutes les mères, tous les parents. Mais la bonne reconnaissance par les professionnels des familles qui vont avoir le plus besoin d'aide et de soutien ne repose pas tant sur l'accumulation d'indices ou de facteurs de risque figurant parmi des listes préétablies inscrites sur des certificats de santé, que sur une analyse fine de signes de souffrance contextualisés. Les réponses standardisées à partir d'un référentiel général de critères de risques (comme celui utilisé dans une unité de maternologie dans les années 1990, avec des items tels "euphorie discordante - gaîté sonnant faux - ", "n'a pas éprouvé de choc heureux après l'accouchement ", etc.) sont inadaptées, inacceptables et dangereuses au regard de la diversité des modes relationnels familiaux et, plus fondamentalement, de la singularité du développement de l'être humain. Si l'on veut réellement promouvoir une politique de prévention, il convient de renforcer la formation des professionnels à une approche clinique et relationnelle du soin, où tout signe de détresse peut être pris en compte afin de proposer une réponse aidante et/ou soignante adaptée à la problématique singulière de chaque personne. Comment accomplir ce délicat travail d'accompagnement si les professionnels de santé ne sont pas en nombre suffisant auprès des femmes lors de leur séjour en maternité, désormais souvent réduit à moins de trois jours ? Déficit qui touche aussi les services de santé de proximité.
Les propositions actuellement formulées, s'attachant essentiellement aux signes et aux indices de difficulté familiale potentielle plutôt qu'aux personnes qui les expriment, ne risquent-elles pas de conduire à un abord redoutablement prédictif plutôt que préventif de la prise en charge de la maltraitance à enfant ? La conséquence consisterait, pour les services médico-sociaux en charge de la maternité et de la petite enfance comme la protection maternelle et infantile (PMI), à substituer une mission de contrôle et de surveillance des familles dites à risque à celle d'accompagnement offert à l'ensemble des parents dans une perspective de promotion de la santé qui demeure pourtant indispensable.
Si certaines propositions de Valérie Pécresse et Patrick Bloche permettent de préserver un positionnement professionnel préventif, il n'en est pas de même lorsqu'ils émettent l'idée d'une visite à domicile des services sociaux rendue obligatoire si les certificats de santé n'étaient pas produits par les familles. On basculerait alors vers la situation qui prévalait jusqu'aux années 1960 où la mission de contrôle des services sociaux sur les familles s'imposait, mouvement à rebours des progrès réalisés depuis pour recueillir au minimum l'assentiment des personnes quant aux aides qui leur sont proposées.
On objectera que, s'agissant de protection de l'enfant, l'assentiment des parents ne doit pas primer sur l'intérêt de l'enfant. Mais la posture d'accompagnement préventif n'empêche pas d'assumer en toute clarté des mesures de protection de l'enfance quand elles s'imposent. Dans le cas où la situation laisse craindre de façon avérée des mauvais traitements, les professionnels du secteur médico-social savent passer la main, en le signalant aux autorités judiciaires qui disposent du pouvoir d'enquêter à domicile. Eviter toute confusion entre les prérogatives des services sociaux et celles de la police relève d'une clarification salutaire pour toutes les parties.
Le partage des informations est un autre enjeu décisif des débats actuels. Le secret professionnel est institué pour protéger l'intimité et la vie privée des personnes, garantissant à celles-ci un espace de confiance permettant les confidences, et aux professionnels l'exercice de leurs compétences. Le code pénal prévoit qu'il puisse être levé notamment dans les cas touchant aux sévices à mineurs. Plusieurs rapports proposent d'établir par la loi un « secret professionnel partagé » qui consisterait, pour la mission menée par Valérie Pécresse et Patrick Bloche, à "instaurer une obligation de partage des informations entre professionnels de la protection de l'enfance dès lors qu'il y a un indice d'un danger pesant sur l'enfant ". Cela reviendrait ni plus ni moins à constituer une sorte de casier sanitaire et social, qui contrairement au casier judiciaire ne comporterait aucune des garanties de droit qui encadrent ce dernier. D'autres adoptent une attitude plus prudente, tels que Jean-Pierre Rosenczveig, co-initiateur d'un appel de cent personnalités sur la protection de l'enfance (2), qui se déclare « opposé à toute obligation de parler qu'on veut imposer aux travailleurs sociaux » mais plaide en faveur de la légalisation du partage des informations entre ceux-ci.
Dans les faits, ce partage se pratique largement : chaque semaine des centaines de réunions professionnelles de synthèse en protection de l'enfance se déroulent dans toute la France, elles donnent lieu à des mesures de soutien, d'accompagnement des familles, parfois à des signalements et permettent, dans la très grande majorité des cas, d'éviter la survenue de drames.
Si, pour déterminer les mesures d'aide aux enfants les mieux adaptées, le partage d'information requiert un encadrement juridique renforcé, cela ne doit porter que sur la faculté et non sur l'obligation de parler. Il s'agit dans ce cas de trouver le point de conciliation entre l'élaboration d'une meilleure intelligence commune des situations des familles et des mesures proposées, et le respect de la vie privée des personnes concernées.
A contrario, la recherche du risque zéro en matière de maltraitance, par le biais d'une exhaustivité de l'information partagée, relève d'une illusion qui, à défaut de déboucher sur une meilleure prise en charge des enfants, conduira plus prosaïquement à la suspicion et au fichage généralisé des populations en difficulté, inévitablement ressenti comme une atteinte aux libertés individuelles.
Pourtant, qu'il s'agisse de prévention, de soutien familial ou de partage d'information, l'effectivité de nombreuses propositions formulées suppose le maintien d'une condition essentielle : la confiance des familles envers les institutions chargées de la promotion et de la protection de la santé et de l'enfance. Dans cet esprit, une réforme du système de protection de l'enfance ne sera un progrès que si elle s'inscrit dans le respect de notre pacte social, des droits de l'enfant et des libertés fondamentales.
Christine Bellas-Cabane, Bruno Percebois et Pierre Suesser Médecins de PMI dans les Bouches-du-Rhône et, pour les deux derniers, dans la Seine-Saint-Denis, et représentants du Syndicat national des médecins de PMI : 65/67, rue d'Amsterdam - 75008 Paris- Tél. 01 40 23 04 10.
(1) Sur leurs préconisations, voir également ASH n° 2414 du 01-07-2005.
(2) Voir ASH n° 2420 du 09-09-05.