Entre « ignorance » et « urgence ». Remis il y a quelques semaines à Xavier Bertrand, ministre de la Santé et des Solidarités, par sa présidente Anne Tursz, directrice de recherche à l'Inserm, le rapport de synthèse des travaux du comité d'orientation « violence et santé » dresse un double constat (1). Premièrement, la France manque cruellement de connaissances fiables, transversales et exhaustives sur les relations entre violence et santé. Deuxièmement : l'ampleur du problème et la gravité de ses conséquences en termes de santé publique incitent à mettre en œuvre le plus rapidement possible un plan d'action. Cette étude, qui s'inscrit dans le droit-fil du « rapport mondial sur la violence et la santé » réalisé en 2002 par l'Organisation mondiale de la santé, devrait nourrir la réflexion du gouvernement. Sur la base de ses recommandations, Xavier Bertrand devrait présenter, en janvier prochain, un programme d'actions spécifiques « violence et santé » en application de la loi du 9 août 2004 relative à la santé publique (2).
Concrètement, le comité a choisi de « s'intéresser aux relations existant entre violence et santé, qu'il s'agisse de l'impact de la violence sur la santé et le système de soins ou des états générateurs de violence ». Pour appréhender cette problématique aux multiples facettes, six commissions de travail ont été mises en place : « périnatalité, enfants et adolescents », « genre et violence », « personnes âgées et personnes handicapées », « violence et santé mentale », « violence, travail, emploi » et enfin « santé, institutions, organisations et violence » (3). Autant de thèmes abordés de manière pluridisciplinaire avec la présence de médecins, de psychiatres, d'anthropologues, d'économistes.
Les rapporteurs dressent un constat liminaire unanime : « Les connaissances actuelles sur les faits de violence, leurs facteurs de risque, leurs auteurs, la nature des victimes et les conséquences sanitaires sont actuellement insuffisantes, hétérogènes et disparates ». Des pans entiers de la problématique « violence et santé » restent ainsi peu explorés, qu'il s'agisse des violences survenues dans les institutions ou liées à leur organisation (voir encadré), des violences exercées sur les personnes atteintes de troubles mentaux ou encore des conséquences sanitaires de la violence au travail. D'autres champs se révèlent carrément inexplorés, comme en témoigne notamment « l'absence totale d'études économiques sur le coût de la maltraitance ». Par ailleurs, les données disponibles « présentent d'indiscutables problèmes de fiabilité ». Ainsi, « aucun des enregistrements actuels » ne brille par son exhaustivité. En cause, la logique de collecte de données propre à chaque institution, la fréquente non-transmission des chiffres d'une institution à l'autre, la sous-déclaration par les victimes elles-mêmes, le déficit de repérage des faits de violence, voire le sous-signalement des cas repérés (notamment dans le monde médical ou scolaire) ou encore des biais dans le recueil des données.
D'où la nécessité de mener, dès à présent, de « grandes études épidémiologiques en population ». L'Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF) ou les enquêtes de « victimisation » du Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) et de l'INSEE, qui ont montré que la violence touchait toutes les classes sociales, apparaissent comme des exemples à suivre.
Même si les données existantes sont partielles, leur exploitation permet aux auteurs de dresser un tableau plutôt sombre des impacts de la violence sur la santé : selon eux, la « magnitude du problème » est importante. Par exemple, d'après les chiffres de l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (ODAS) et de l'Education nationale, un enfant d'âge scolaire sur 1 000 est reconnu chaque année comme maltraité. D'autre part, l'enquête ENVEFF a mis en évidence qu'au cours des 12 mois précédant l'enquête, 4 % des femmes interrogées déclaraient avoir subi au moins un acte d'agression physique, 10 % des violences conjugales et 11 % au moins une agression sexuelle au cours de leur vie. « Les conséquences sanitaires des phénomènes de violence sont massives », poursuit le rapport. Par exemple, les taux de suicide et de consommation médicale se révèlent élevés chez les victimes. L'analyse des données relatives aux auteurs de violences permet quant à elle de dresser plusieurs constats. Tout d'abord, les auteurs (parmi lesquels de plus en plus de mineurs sont impliqués, notamment dans les agressions sexuelles) sont le plus souvent des proches, qui ont généralement été eux-mêmes victimes de violence dans le passé. Les facteurs de risque sont l'alcoolisme, le chômage et surtout « l'isolement social », jugé comme la principale clé explicative de la violence. Si l'impact du niveau socio-économique des personnes se révèle plus difficile à analyser, « les facteurs affectifs jouent sans doute un rôle dominant » et les « facteurs organisationnels, notamment l'organisation du travail, peuvent créer les conditions de survenue de la violence ».
Après avoir passé en revue les différents dispositifs de lutte contre la violence dans le champ sanitaire et leurs implications « en matière de protection de l'enfant, de violences de genre, de violence à l'égard des personnes âgées et handicapées ou encore de secret professionnel et de droit des malades », les auteurs estiment que beaucoup de chemin a déjà été parcouru. « Le cadre législatif existe en France, il est globalement satisfaisant et suffisant en ce qui concerne l'affirmation des droits fondamentaux des personnes face à la violence [...], et l'application des textes législatifs existants doit être a priori préférée pour l'instant à l'élaboration de nouvelles lois », indique le rapport. Avant de poursuivre : « Les textes concernant le secteur de la santé et le secteur médico-social étant généralement perçus comme pléthoriques, peu lisibles et parfois incohérents, il apparaît surtout essentiel d'en favoriser l'accès. » Une meilleure information des professionnels concernés et un meilleur contrôle de la mise en œuvre de la loi sont ainsi préconisés (4).
Les membres du comité pointent par ailleurs des « pratiques insuffisamment développées », telles que le « suivi à long terme des stratégies de prise en charge des victimes ». Le problème se pose de façon particulièrement aiguë dans le cas des enfants maltraités et recensés par l'aide sociale à l'enfance. Leur devenir est en effet « rarement connu, ce qui ne permet aucune analyse critique des décisions prises initialement (placement, maintien en famille...). »
Au chapitre des recommandations, les membres du comité proposent la mise en place d'une « commission d'éthique » destinée à mener une réflexion sur la question « violence et santé », « en particulier autour des problématiques du signalement, du secret professionnel, de l'information des autorités judiciaires et administratives... » Chargée d'analyser des situations concrètes émanant du terrain, elle « pourrait être saisie par les professionnels ». Autre préconisation, celle du développement d'une activité de recherche pluridisciplinaire sur la violence et ses implications sanitaires associant la recherche médicale clinique (psychiatrie, médecine du travail, pédiatrie, gériatrie...), l'épidémiologie, la psychologie, la sociologie ou encore l'économie. Objectif : doter les acteurs de terrain de références leur permettant « d'aborder des questions difficiles et d'élaborer des réponses ». Pour les membres du comité, ces recherches « doivent émaner d'un milieu professionnel bien formé et compétent, voire restructuré pour aborder de façon pertinente ce problème situé à la charnière du sociétal et du médico-social ». Par exemple, alors que pratiquement aucune donnée n'existe en France sur les violences en direction des individus souffrant de trouble mental, « il semblerait opportun de combler les lacunes par des recherches descriptives et analytiques portant spécifiquement sur les violences en direction de ces patients et ex-patients ». Autres thèmes de recherche suggérés : la souffrance de l'auteur de violences (dépression, idées suicidaires...), « qui nécessite de sortir de la logique dichotomique auteur/victime », ou encore la relation entre violence et médias. Pour mettre en œuvre ces propositions, les six commissions appellent de leurs vœux « une politique gouvernementale volontariste permettant de dépasser le stade des appels d'offres pour des recherches ponctuelles » et le développement de « tout un champ de recherche à travers des objectifs et un programme à long terme » (5).
Le comité suggère par ailleurs de « sortir des institutions » :visites au domicile, systèmes d'aide par téléphone, organisation d'espaces de débat... « sont autant de stratégies souvent déjà existantes qu'il convient de promouvoir ou, si nécessaire, de développer, voire créer ». Ainsi, « bien que cela soulève le problème de l'intrusion dans la vie privée, seules les interventions au domicile des personnes et des familles, en vue d'un repérage de la maltraitance et d'une prise en charge appropriée » sont jugées efficaces « dans le cas de populations vivant presque exclusivement dans ce cadre : les très jeunes enfants, les personnes âgées, certaines personnes handicapées... » Des visites sont notamment préconisées dans une perspective d'éducation des parents en vue de protéger les jeunes enfants. D'où l'importance de la coordination entre la protection maternelle et infantile, les hôpitaux et la médecine de ville. Des mesures adaptées à des « populations à vulnérabilité particulière », comme les femmes enceintes, cibles de violences conjugales, ou les femmes victimes de mutilations, apparaissent également nécessaires.
Enfin, les rapporteurs constatent que l'absence de « culture de l'évaluation » des politiques publiques, des dispositifs, des programmes et des actions, « favorise les rajouts successifs de textes et de dispositifs sans assurance préalable de l'efficacité des précédents, sans même parfois une réelle mise en œuvre ». Une évaluation des intervenants à domicile, « qui prennent en charge, dans un degré d'isolement souvent important, des personnes vulnérables », est ainsi vivement recommandée, afin, notamment de réévaluer régulièrement leurs compétences. Une charte des intervenants à domicile pourrait être créée.
Florence Pagneux
Les auteurs du rapport remarquent que le nombre de départements signalant des situations de maltraitance dans les établissements médicaux et médico-sociaux est « en augmentation constante » : de la moitié des départements en 2001 à 90 % en 2004. 41 % des signalements sont relatifs à des établissements accueillant des mineurs, 31 % des personnes âgées et 24 % des adultes handicapés ou en situation d'exclusion. Les établissements accueillant des personnes handicapées représentent 55 % de l'ensemble des signalements et 63 % des violences sexuelles signalées concernent les mineurs handicapés. Les auteurs constatent que « le système français considère essentiellement les violences et les maltraitances de personne à personne et commence à peine à envisager les maltraitances institutionnelles, qui pourraient être la résultante de l'affaiblissement des organisations ou encore de la défaillance d'un système complexe de production de prestations ».
(1) Disponible sur
(2) Voir ASH n° 2371 du 3-09-04.
(3) Le champ de réflexion exclut toutefois certaines thématiques : suicide, conduites addictives, violence routière et accidents de la vie courante.
(4) Les membres du comité proposent la mise en place d'un groupe de travail associant juristes et professionnels sociaux et sanitaires pour mieux diffuser ces textes.
(5) A ce titre, la récente Agence nationale de la recherche (ANR) pourrait avoir un rôle d'impulsion et de coordination.