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Violences urbaines : quelles réponses ?

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Réagissant aux flambées de violence de ces deux dernières semaines, Philippe Ropers, directeur d'un service de prévention spécialisée et d'un service d'insertion, et Philippe Labbé, sociologue et auteur de plusieurs ouvrages sur les missions locales, pointent, chacun à leur façon, combien l'action des différents intervenants sociaux des « quartiers de relégation » ne peut que rester impuissante si elle n'est pas étayée par l'ensemble des politiques publiques et la société toute entière.

Philippe Ropers Directeur du service de prévention spécialisée

et du service insertion de l'association Sauvegarde 71

« Une mission globale d'éducation »

« Le propos a été lâché à plusieurs reprises ces derniers jours : les violences urbaines dont de nombreuses communes sont le théâtre signeraient l'échec de ces 25 dernières années de politique de la ville, et donc de prévention au sens large, qui n'auraient servi qu'à payer des vacances d'été aux "jeunes des cités ". Il est vrai que la structuration de la prévention et l'institutionnalisation de l'action de prévention spécialisée coïncident avec la volonté, dans les années 80, de prévenir les "étés chauds" dans les quartiers populaires. Nombreux étaient alors ceux qui se voulaient rassurants et estimaient que tout rapprochement avec les Etats-Unis était une hérésie : il ne pouvait exister de culture de ghettos dans la mesure où les populations n'étaient pas regroupées par origine ethnique. Aujourd'hui, on a pris conscience que, depuis plusieurs années, se sont consolidées des micro-sociétés de "jeunes ", c'est-à-dire de jeunes générations indiscutablement reléguées loin des valeurs portées par la République.

Pourtant, les éducateurs de prévention spécialisée, souvent avec la collaboration d'ethnologues et de sociologues, n'ont jamais manqué de signaler combien les quartiers avaient tendance, sur fond d'inutilité sociale, à produire, un peu partout de manière semblable, leurs propres références culturelles, fondées sur le code de l'honneur, la débrouille, la violence physique et parfois la prédation. En certains endroits, même, semble de moins en moins évidente l'idée que tout homme vaut un homme, par-delà son appartenance première au groupe, au quartier et au système de relations sociales qu'il suppose.

Mais de quoi parle-t-on lorsque l'on évoque l'échec de la prévention ? Quelles étaient les attentes réelles à l'égard des acteurs œuvrant dans ce dispositif ? Fallait-il être en mesure de résoudre ces deux questions majeures que sont primo le manque d'emplois et secundo l'affaiblissement de la civilité ? Or, on le sait, la civilité ne peut que passer par la certitude que les efforts à fournir pour participer à la vie sociale seront payés de retour. C'est à ce prix qu'il devient possible de ne pas céder au système de valeurs local. Car, au fond, l'exacerbation d'un individualisme sans articulation cohérente avec le reste des institutions auxquelles participent les autres citoyens s'explique par le fait qu'on ne respecte les règles qu'à partir du moment où l'on y trouve un intérêt.

Il apparaît donc quelque peu décalé de dénoncer l'inefficacité des acteurs s'impliquant dans le développement de la prévention, pourtant bien présents sur le territoire national, en invalidant leur capacité à apporter une réponse globale et complète à des problèmes multiples. De même, la représentation binaire "prévention versus répression" n'est plus tenable. En réalité, il s'agit de tenir un ensemble ordonné de positions, fait d'abord de promesses de participation, ensuite de dissuasion à s'écarter des normes sociales pour bien vivre ensemble et, enfin, de répression lorsque les valeurs fondamentales du socle républicain sont transgressées. Il y faut donc, de la part d'une société fiable et sûre d'elle-même, de la sollicitude et de la clarté tant dans les perspectives énoncées que dans les réponses apportées en cas de déviance.

Alors, pour que l'on puisse convaincre les citoyens dont on constate l'éloignement culturel, symbolique et concret qu'il est attractif de payer de sa personne selon les règles d'un système social déjà établi, c'est sans doute moins la politique de prévention qui est à remettre en cause, que celle de l'emploi et des bénéfices identitaires qui y sont associés, et celle de la sécurité, plus fondée aujourd'hui sur le coup d'éclat et l'action commando que sur la proximité et la qualité de l'investigation et de l'élucidation. Or un Etat ne peut entériner l'idée qu'il déclare la guerre à des espaces relégués sans courir le risque d'envoyer le message qu'il ne croit plus à la possibilité d'une pacification démocratique.

De la sorte, c'est bien une mission globale d'éducation, celle qui est assurée plus ou moins directement par les parents, le professeur, le représentant de l'ordre, l'animateur et l'éducateur, qu'il convient de remplir. Gardons à l'esprit que cette synergie à développer se trouve en concurrence avec des bricolages culturels locaux souvent désarticulés de l'ensemble normatif proposé. Aussi, la légitimité des éducateurs à intervenir dans l'espace public ne peut que s'inscrire dans un ensemble finalisé et harmonisé, rassemblant d'autres acteurs dont les fonctions sont complémentaires des leurs. L'intégration sociale de tous demande des collaborations efficaces, et que chacun des professionnels procède à une analyse de la pertinence actuelle de la déclinaison opératoire de ses principes d'action. »

Contact : Sauvegarde 71 - 23, impasse Louis-Jouvet - BP 122 - 71300 Montceau-les-Mines -Tél.03 85 58 98 91 - E-mail :sps.secretariat@free.fr. Philippe Labbé Sociologue, ethnologue, responsable de l'antenne « Grand Ouest »

du cabinet de consultants Geste, et auteur de plusieurs ouvrages

sur les missions locales (1)

Bricolage et étayage institutionnel

« Dans Le Monde daté du 2 novembre 2005, rubrique "France Société ", dans une page consacrée aux émeutes à Clichy-sous-Bois, phrase d'un habitant qui défend les jeunes émeutiers et critique le service d'ordre des "grands frères " : " Vous parlez de faire une marche, mais ça sert à rien. On a des papiers depuis des générations mais on n'est pas des Français comme les autres. " Au verso de cette page, sans lien formel avec les émeutes, trois articles. "Les jugements d'expulsion locative sont en forte hausse : [...] le nombre de jugements d'expulsion s'est accru de 84,9 % dans la Seine-Saint-Denis entre 2002 et 2004. "Deuxième article, "Les allocations logement pourraient jouer un rôle dans la hausse des loyers des familles à bas revenus " : "[...] la hausse des loyers entre 1973 et 2002 est beaucoup plus forte pour les familles situées en bas de l'échelle des revenus que pour les autres. " C'est ce qu'on appelle de la discrimination, elle non positive. Troisième article, "Les personnes précaires sont en moins bonne santé : [...] Il existe des relations statistiquement significatives entre la précarité et la plupart des indicateurs de santé. " Quelques pages plus loin, rubrique "Entreprises " : "Le CAC 40 repasse au-dessus des 4 400 points : [les indices] dopés par l'annonce de fusions-acquisitions géantes... " On sait ce que cela signifie à l'échelle des territoires et des individus. Enfin, quelques pages encore plus loin, rubrique "Sciences " : la société Space Adventures annonce l'édition du Guide du touriste de l'espace et propose, contre 20 millions de dollars, une balade dans l'espace pour de "très riches clients ". Comment ne pas comprendre mot à mot, après cet exercice de lecture ponctuel - mais qui pourrait être quotidien -, le titre de l'ouvrage de Stéphane Beaud et de Michel Pialoux : Violences urbaines, violence sociale (2)  ?

Citoyenneté, logement, santé, emploi... Les ingrédients diagnostiques sont récurrents dans les rapports nationaux, bases des lois-cadres (contre l'exclusion, pour la cohésion sociale) comme dans les études locales. Pire encore, une logique tendancielle accentue les écarts : notre société se stratifie en cercles concentriques où, au centre, évoluent entre eux et en imperméabilité (3) ceux que Robert Reich, ministre de Bill Clinton, nommait les "manipulateurs de symboles " ; deuxième cercle, les "inclus ", modèle fonctionnaire ou ouvrier du compromis fordiste, le contrat à durée indéterminée à temps plein : cercle qui se rétracte sous le double effet du "moins d'Etat, mieux d'Etat" et de la flexibilité ; troisième cercle, les "précaires ", contraints d'investir plus que l'ordinaire exigible des compétences techniques et cognitives, le "savoir-être ", en perpétuelle tension, forçats de la mobilité, pour qui la stabilité demeure une inaccessible étoile ; quatrième cercle, les assignés à résidence au ban des lieux, les surnuméraires en mauvaise santé, surendettés, expulsés, tenant le mur à défaut de la truelle.

Face au pessimisme de la raison des troisième et quatrième cercles, l'optimisme de la volonté des "piou-piou " : médiateurs, travailleurs et intervenants sociaux, intermédiaires des politiques de l'emploi, militants associatifs, "grands frères ", conseillers d'insertion... Cela fait un bon bout de temps que, par la force des choses, c'est-à-dire moins en théorie que pratiquement, parce qu'ils sont renvoyés à cette réalité, ceux-ci ont compris la nécessité de l' "approche globale ". Prendre le sujet comme multidimensionnel, insécable ou, en raisonnant à partir de lui, agir en sachant que, si cela cloche ici, systémiquement cela dysfonctionnera là. Et que, pour asseoir cette approche globale, deux autres piliers sont nécessaires, constituant ainsi face au désordre une triade stable : le projet et l'altérité.

Toujours les mêmes hiatus

Le projet - contrairement à ceux qui l'associent à un diktat (4) alors qu'en fait c'est la vacuité, l'absence de projet, qui est une dictature - est la seule façon de s'extraire d'un présent insupportable. Mais se projeter lorsque toutes les forces doivent être mobilisées pour faire face à un présent menaçant est un paradoxe dont la résolution ne peut jamais être définitive... : le projet n'est pas une fin, il est un contrat sans cesse dénoncé et renégocié. Par "altérité ", j'entends la reconnaissance de l'autre en tant que sujet différent et de plein droit. Mais comment apprendre l'altérité lorsque l'on est confiné dans un territoire de concentration des "tous comme soi" (5), lorsqu'on se socialise entre pairs, entre jeunes, faute d'accéder au marché du travail où pourraient se jouer mixité et intergénérationnalité ? Et comment apprendre l'altérité lorsqu'on est immergé dans un monde de représentations pré-coperniciennes, où tout tourne et doit tourner autour du singulier, où le narcissisme est l'alpha et l'oméga des conduites ? Les politiques publiques, n'ignorant rien bien évidemment de tout cela, se déclinent cependant avec toujours les mêmes hiatus. Rappelons-en trois.

Premier hiatus : la carotte et le bâton, le bon et la brute. Chaque ministre est légitime dans son rôle mais le couple renvoie un message contradictoire.

Deuxième hiatus, la terre brûlée, un peu d'ailleurs sur le même modèle de ceux qui (automutilation) s'en prennent à leur quartier : chaque nouveau gouvernement invalide les réalisations, considérées comme insuffisantes ou inadaptées, de celui qui l'a précédé. Mais la braise couve sous les cendres et, aux trois facteurs d'entrée dans l'exclusion - empêchement (la sélectivité du marché du travail), basculement (l'accident de vie), reproduction (le destin des pauvres) - s'ajoute désormais la saturation. Tout va bien, apparemment, jusqu'au jour où, à force d'averses de frustrations, une simple pluie fait déborder le champ gorgé : je vais descendre un conseil municipal (Nanterre, mars 2002) ou j'étrangle une chargée d'accueil de l'ANPE (Guichen, mai 2003).

Troisième hiatus, la tentation cartésienne. On connaît le deuxième principe du Discours de la méthode : "diviser chacune des difficultés que j'examinais en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour mieux les résoudre ". Autrement formulé, segmenter et hiérarchiser les problèmes. Comme l'économie est dans toutes les têtes, commençons par l'emploi, le reste suivra. Problème immédiat : le déséquilibre entre l'offre et la demande produit inéluctablement, pour les plus diplômés, le "deuil des aspirations" (charmante perspective), pour les moins dotés, "le labyrinthe de l'insertion" (6), pour beaucoup la perspective des "formes particulières d'emploi" et des emplois d' "asservissement" (7). Second problème, on revient à la case départ, celle où les politiques publiques - aiguisées par la réorganisation de l'acte II de la décentralisation, qui incite à ce que les nouvelles compétences s'expriment d'abord par la construction de nouvelles frontières - fonctionnent en tuyaux d'orgue, c'est-à-dire en déniant dans les faits et dans leurs financements l'approche globale. Ainsi les piou-piou qui avaient fait leur cette dernière sont-ils soumis, non pas à une culture du résultat (ce qui est plus que légitime : c'est une obligation éthique) mais à une obligation de résultat réduite au comptage de bâtons : n entrées en emploi -sans rire - "durables ". Le reste n'est que coquetterie intellectuelle et, alors que le mot "évaluation" est dans toutes les bouches, ne mérite pas qu'on en reconnaisse la valeur.

Pour l'observateur mais encore plus, intuitivement, pour les assignés à résidence des troisième et quatrième cercles, il y a quelque chose de profondément désespérant et usant à constater ces retours permanents en arrière. Bertrand Schwartz écrivait en 1981, répondant à la commande centrée sur l'insertion professionnelle passée par le Premier ministre Pierre Mauroy : "Ainsi considérons-nous comme grave et dangereux le risque qu'on encourrait à ne prendre en considération que les mesures touchant à la formation et à l'emploi parce qu'elles apparaîtraient suffisantes pour régler les problèmes les plus visibles. " Sur le terrain, se vérifie l'engagement persistant des "piou-piou" qui bricolent. Reste que, si le bricolage est bien adapté à la complexité, il ne suffit pas et appelle un étayage institutionnel, robuste, sur le long terme et cohérent avec la triade "approche globale-projet-altérité ". Que cet appel ne produise pas qu'un simple écho, le temps de son expression, est plus qu'un vœu : c'est tout autant d'éthique de la responsabilité que de sécurité individuelle et collective qu'il est question. »

Contact : Geste Grand Ouest :21, rue de Louvain - 35580 Pont-Réan - Tél.02 99 42 22 57 - E-mail :labbe.geste@wanadoo.fr.

Notes

(1)  Les bricoleurs de l'indicible - Editions Apogée, Rennes - Tome 1 en 2003 et tome 2 en 2004 (voir ASH n° 2322 du 29-08-03 et n° 2365 du 25-06-04) et L'insertion professionnelle et sociale des jeunes ou l'intelligence pratique des missions locales (avec Michel Abhervé) - Editions Apogée, Rennes, 2005.

(2)  Editions Fayard, 2003.

(3)  Le ghetto français - Eric Maurin - Ed. du Seuil, 2004.

(4)  L'insertion professionnelle des publics précaires - Denis Castra - Ed. PUF, 2003.

(5)  Les quartiers d'exil - François Dubet et Didier Lapeyronnie - Ed. du Seuil, 1992.

(6)  Titre d'un ouvrage de Chantal Nicole-Drancourt - La Documentation française, 1991.

(7)  Misères du présent, Richesse du possible - André Gorz, Editions Galilée, 1997.

TRIBUNE LIBRE

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