A la fois expression prévisible d'un sentiment d'exclusion et explosion suprenante de « violence urbaine », les événements qui se sont succédé depuis le 27 octobre à Clichy-sous-bois (Seine-Saint-Denis) à la suite du décès de deux adolescents, avant de se généraliser à près de 300 communes, ont fait l'objet de toutes les interprétations. Les acteurs sociaux, eux, y ont vu la traduction d'une imbrication de phénomènes qu'ils vivent au quotidien.
Désertion des quartiers dits sensibles par les pouvoirs publics, échec de la politique de la ville, des politiques éducatives, d'insertion et de logement, coupes claires dans les subsides des associations, discriminations... Tels sont pour les travailleurs sociaux et les édiles en première ligne - de droite comme de gauche - les principaux facteurs de cet enchaînement de violences, qu'ils expliquent sans excuser. « Trop de mépris vécus, de rejets, de racismes quotidiens, de sentiments d'exclusion, de contrôles policiers répétitifs et provocateurs, d'impossibilités de vivre ses rêves adolescents...», énumèrent les Centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (CEMEA), qui regrettent tout à la fois le « poids des simplismes sociaux de victimisation » et celui, inverse, « des illusions du « quand on veut on peut », glorification de la négation des pesanteurs sociales, économiques, spatiales et culturelles ». Le Comité pour les relations nationales et internationales des associations de jeunesse et d'éducation populaire (CNAJEP) rappelle avoir alerté à plusieurs reprises « le gouvernement sur les dangers que représentait la baisse brutale et massive en 2004-200 5 [entre 30 et 100 %] des crédits aux associations de jeunesse et d'éducation populaire ». Quant aux crédits alloués au volet socio-éducatif de la politique de la ville, ils sont « gelés ou en nette diminution », indique le Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée (CNLAPS).
Christian Russail, directeur de l'association de prévention spécialisée Arrimages, qui intervient à Clichy et à Montfermeil (Seine-Saint-Denis), témoigne des conséquences directes de ces amputations. Il existe un fort tissu associatif créateur de lien social dans les quartiers de ces communes, explique-t-il. « Le problème est que les associations ont réduit leur activité faute de financement, alors que les besoins augmentent. Les programmes de rénovation urbaine ont tout misé sur le bâti sans penser à l'accompagnement social. Cela fait deux ans que l'on avertissait que les revendications et la tension montaient. On constatait notamment des dysfonctionnements entre la police et les jeunes, du fait de la suppression de la police de proximité. » Michel Faujour, responsable de la section syndicale de Seine-Saint-Denis du Syndicat national des personnels de l'éducation surveillée (SNPES) -PJJ-FSU, souligne qu'un collectif de travailleurs sociaux avait déjà alerté les pouvoirs publics : « L'absence de solutions pour les enfants et leurs familles, les atteintes aux droits et la disparition de certains services publics, tout comme les orientations de mise à l'écart de la Protection judiciaire de la jeunesse au détriment de l'éducatif étaient devenus très préoccupants. »
Au-delà, l'effet de « contagion » qui a caractérisé les émeutes permet-il de qualifier le phénomène de nouveau ? Comme beaucoup d'observateurs, Jean-Jacques Andrieux, directeur général de l'Union nationale des associations de sauvegarde de l'enfance, de l'adolescence et des adultes (Unasea), attribue cette propagation à l'effet d'entraînement produit par les médias sur des jeunes facilement manipulables. Jeunes qui manifestent « un profond désarroi » et ne doivent pas être amalgamés avec les vrais délinquants, insiste le SNPES-PJJ-FSU. La « provocation » du ministre de l'Intérieur semble avoir été l'étincelle de trop. « Ce type d'événements existe depuis 20 ou 30 ans, analyse Jean-Jacques Andrieux. Mais à chaque fois, les jeunes sont un peu plus jeunes et un peu plus violents face au renoncement de plus en plus visible des institutions qui ne tiennent pas leurs promesses. » L'investissement croissant des associations communautaires dans les quartiers n'est-il pas d'ailleurs le corollaire du vide créé par ce désengagement des politiques publiques ? « Dans un état laïque, la communauté religieuse est obligée de battre le rappel là où la République n'est plus capable de défendre ses valeurs, en particulier la fraternité », analyse le directeur général de l'Unasea.
La surchauffe a été pour le secteur social l'occasion malheureuse de dénoncer les failles du dispositif de prévention sociale, qui ne saurait se limiter à la simple occupation des jeunes, mais devrait commencer par un vrai soutien aux familles et expérimenter davantage, comme le suggèrent l'ODAS et le Réseau des centres sociaux et socio-culturels, le développement social local. Après des réponses purement répressives (quelque 200 défèrements devant la justice et 83 mises sous écrou après 12 jours d'émeutes et un décret permettant d'instaurer le couvre-feu), Dominique de Villepin a annoncé plusieurs mesures d'ordre social (voir ce numéro). Les maires de banlieue, qui réclamaient un véritable « Grenelle » des quartiers, et les associations s'en satisferont-ils ? Certes, les chiffres annoncés sont loin d'être ridicules. Mais les acteurs de terrain, agacés qu'il ait fallu un embrasement national pour obtenir gain de cause, attendent surtout la concrétisation des mesures qu'ils jugeront à l'aune de la cohérence de la politique dans laquelle elles s'inscrivent. Pour le CNLAPS, rejoint par nombre d'associations et de syndicats, c'est l'ensemble des politiques éducatives et sociales qu'il faut repenser « au-delà des clivages politiques et des échéances électorales », en associant tous les services publics, les bailleurs sociaux, les associations et les élus. Domaine qui illustre bien le hiatus entre les annonces et la réalité : l'emploi. Le CIVIS « n'est rien si les professionnels qui accompagnent [les jeunes] n'ont pas suffisamment de propositions concrètes pour construire avec eux leur parcours d'insertion professionnelle », déclare le Syndicat national des métiers de l'insertion, qui réclame une réunion d'urgence du Conseil national des missions locales pour effectuer un travail de recensement avant la fin de l'année et « guider les différents échelons de la puissance publique sur les besoins réels des jeunes ».
Mener une vraie prévention et reconstruire l'image des quartiers serait long « mais aussi tellement moins coûteux de tous les points de vue », commente pour sa part l'éducateur et enseignant Laurent Ott. En attendant, les travailleurs sociaux continueront à tenter de faire des miracles avec peu.
Maryannick Le Bri s