« Dans une période de mutation continue engagée depuis maintenant plus de trois années et ponctuée par l'apparition de deux lois importantes, en 2002 et 2005, accompagnées de leurs trains de décrets (pour certains, encore à venir), le secteur médico-social n'en finit plus de devoir s'adapter à un mouvement quasi permanent qui ne laisse aux acteurs que peu le temps de respirer.
Le malaise des directeurs d'établissements et de services d'aide par le travail (ESAT, ex-CAT) n'est certes pas nouveau mais il s'est certainement accentué du fait du manque de lisibilité actuel et de l'instrumentalisation de plus en plus lourde à laquelle ils font face (2). Cette instrumentalisation touche d'ailleurs également et en premier lieu nos associations gestionnaires.
L'exigence du législateur ainsi que le temps, la mobilisation et l'énergie nécessaires à la contenter placent maintenant le directeur d'établissement devant la quasi-nécessité de privilégier la veille administrative, juridique et financière à la veille éducative, pourtant au cœur du métier. Certains diront que la délégation permet les relais nécessaires. Certainement, quand elle est pensée comme une manière d'organiser le travail en responsabilisant ses collaborateurs et qu'elle est assortie d'un suivi du directeur. Moins quand, pis-aller dû à l'impossibilité de faire autrement, elle fait courir au directeur le risque de se déconnecter des réalités humaines de son établissement.
Ce n'est d'ailleurs pas tant l'évolution législative que la rapidité des réponses qu'elle demande qui gêne. Pourquoi fallait-il faire si vite ? Sans compter que certaines précisions tardent à être apportées (sur le contrat d'aide par le travail, l'aide au poste...), ce qui n'aide pas à la lisibilité de l'ensemble, espèce de puzzle dont nous n'aurions pas toutes les pièces.
Redire les contraintes engendrées par le décret budgétaire d'octobre 2003 et le recours aux enveloppes limitatives n'est certainement pas inutile lorsque l'on constate les dérives qui s'y associent parfois. Il nous arrive en effet de penser que la rédaction d'un rapport budgétaire, pourtant obligatoire, est une perte de temps. Par exemple, l'autorité de tarification peut estimer qu'une argumentation objective étayée par des augmentations de charges avérées, des articles de la presse économique et les indicateurs de l'INSEE "s'appuie sur des considérations générales ". Et ajouter que "les dépenses d'exploitation courantes sont considérées comme étant pour la plupart négociables ". Vraiment ? Les tarifs de l'eau, de l'énergie, de la Poste sont-ils négociables ?
Les établissements médico-sociaux franciliens présentent par ailleurs une particularité. Celle, justement, d'être franciliens. Il est bien connu que le coût de la vie est plus élevé dans cette région qu'en province. L'Etat lui-même admet ce fait en rebasant de 7 % les budgets des hôpitaux pour faire face à ce surcoût. La logique et l'équité commanderaient que ce rebasage concerne également nos établissements. Les demandes réitérées des grandes associations en ce sens, cependant, ne trouvent actuellement pas de réponse.
Tout cela laisse l'impression d'une sorte de cécité du financeur devant la réalité rendant plus aisée la culpabilisation de directeurs qui "exagèrent" ou "ne font pas assez bien ".
Mais peut-être faut-il s'attendre encore à un autre type de réduction des coûts de l'action sociale et médico-sociale. La lecture des propos de Jean-Pierre Hardy, principal rédacteur du décret budgétaire et comptable (3), peut inquiéter, notamment quand il demande : "Est-ce qu'il faut promouvoir tout le monde à l'ancienneté minimale ou [...] seulement les éléments les plus dynamiques ? Est-ce qu'il faut systématiquement remplacer tous les chefs de service qui vont partir à la retraite ou réorganiser le travail et recruter des professionnels de terrain ?" Quid de la fonction de tiers et de soutien ? Et irait-on vers une dérégulation conventionnelle du secteur ?
Le recours devenu systématique aux trésoreries des établissements ou des associations notamment pour éponger les frais de personnel ne laisse également pas d'inquiéter. Ainsi, les surcoûts entraînés par la rénovation, en juillet 2003, de la convention collective de 1951 ne voient, depuis, leur financement assuré que par des dotations exceptionnelles, largement insuffisantes, et non intégré comme il se devrait aux charges de personnel. Autre exemple : quand la valeur du point a augmenté en janvier 2004, l'arrêté de dotation globale d'avril de la même année n'en a pas tenu compte. Il ne semble pourtant pas que ces charges puissent être considérées comme des "dépenses estimées injustifiées ou excessives" (4). Alors ?
Certains ont dénoncé la prétendue richesse de CAT exploitant les travailleurs en situation de handicap. Sans prétendre qu'il n'y ait pas de "moutons noirs" dans notre secteur, il semble tout de même que la plupart des établissements remplisse leur mission médico-sociale avec une éthique affirmée. Leurs trésoreries ne sont pas aussi pléthoriques qu'on semble le penser. Certains sont même en grande difficulté. En tout état de cause, avec la possibilité laissée à l'autorité de tarification de subordonner son autorisation d'investir à un financement par reprise des réserves de trésorerie, on peut craindre que ces dernières soient très rapidement réduites au minimum, d'autant plus qu'elles sont également attaquées par les retards de paiement du complément de rémunération des travailleurs handicapés, entre autres.
Le recours au budget annexe de production pour compenser des charges relevant jusqu'alors du budget social est devenu courant. Mais les prélèvements sur le même budget annexe pour couvrir en partie les frais de siège associatif placent le débat à un autre niveau. En effet, cela revient également à dire qu'indirectement, les travailleurs des ESAT paient le service qui leur est rendu. L'Etat s'appuie sur un large réseau associatif pour la réalisation de son action sociale et médico-sociale. Il est normal et juste qu'il finance l'action de ces associations et de leurs établissements. Il semble donc particulièrement déplacé de s'appuyer sur le travail des bénéficiaires de cette action pour compenser le manque.
Que nous reste-t-il comme marge de négociation réelle ? La loi s'applique, le taux directeur s'impose, l'enveloppe limitative empêche. Nous sommes actuellement davantage les exécutants d'une tâche que les partenaires d'une mission.
Rappelons en outre que, jusqu'à il y a peu, les excédents des ESAT devaient servir, pour leur plus grande part, à améliorer les rémunérations des travailleurs. Comment faire ?, alors que les charges du budget annexe de production s'alourdissent (pour les raisons citées ci-dessus) ou que le financeur refuse, par exemple, d'intégrer l'augmentation des charges liées aux revalorisations successives du SMIC pour un service qui lui est vendu par le secteur de production de l'ESAT.
Cela nous amène bien entendu à la question de l'aide au poste. Que celle-ci soit "arrêtée au terme d'une procédure prenant en compte la nature de l'effort fourni par chaque structure pour la rémunération de ses travailleurs handicapés" et que cet effort soit considéré par rapport à la part de valeur ajoutée redistribuée sous forme de rémunération aux travailleurs - comme l'indique la circulaire budgétaire du 18 avril dernier (5) - questionne et inquiète en l'absence de tout autre détail et ce, à plusieurs niveaux.
D'abord, l'orientation du texte laisse penser que plus la redistribution de ce qui s'apparente à une participation aux bénéfices sera importante, plus l'aide au poste le sera. On peut donc craindre pour les ressources des travailleurs des établissements qui, malgré leur volonté, n'auront pas la capacité financière de donner davantage et de manière significative.
Par ailleurs, les emprunts et les amortissements lourds grèvent la valeur ajoutée possible. Dès lors, les options stratégiques du directeur (renouveler l'outil de travail, par exemple) risquent de jouer sur les niveaux de rémunération ou de redistribution.
En outre, d'une année à l'autre, le montant de la valeur ajoutée peut sensiblement varier, et donc le pourcentage de redistribution. Si l'aide au poste varie elle aussi, le volume global de la rémunération finale risque donc, lui aussi, de changer, entraînant incertitude et difficulté pour les travailleurs.
Enfin, l'appréciation de la redistribution de la valeur ajoutée donnera-t-elle lieu à la même aide pour tous les travailleurs de l'établissement considéré, ou doit-on penser que le concept d'aide au poste individualise également la rémunération en fonction de la nature du handicap subi ou du taux d'incapacité ?
L'autre questionnement né du recours de plus en plus évident au budget annexe de production est soutenu par la crainte d'une dérive de la mission des ESAT. Le législateur réaffirme fortement la vocation médico-sociale de ces structures mais, par ailleurs, les exigences financières liées aux transferts de charges et la réalité de la loi du marché qui s'applique aux ESAT comme aux entreprises poussent de plus en plus vers une vision commerciale de nos établissements. Nous devons en effet non seulement être concurrentiels en termes de coût, de qualité et de délai mais nous subissons également dans certains domaines la concurrence des pays en voie de développement. Pour parler clair, il faut gagner de l'argent et de plus en plus d'argent. Si ce mouvement continue, il faudra bien un jour parler de sélection à l'entrée et se poser la question du devenir de ceux qui ne pourront pas suivre. En cela, la mission originelle de nos établissements nous semble sérieusement attaquée.
Les propos qui précèdent pourraient pousser au pessimisme. Pour autant, nous continuons à œuvrer afin que les ESAT soient des lieux conviviaux, riches et propices à l'épanouissement des personnes en réinterrogeant à chaque fois le sens et la cohérence de nos actions. Encore faut-il, pour le travail de qualité qui nous est demandé et que nous souhaitons, que la logique de rationalisation gestionnaire et d'instrumentalisation ne détruise pas l'esprit qui nous anime. »
Yanick Boulet ADCP : 25, rue Georges-et-Maï-Politzer - 75012 Paris
(1) L'ADCP réunit les directeurs de 22 des 29 établissements de travail protégé parisiens.
(2) Voir ASH n° 2410 du 3-06-05.
(3) Voir ASH n° 2412 du 17-06-05.
(4) Article L. 314-5 du code de l'action sociale et des familles.
(5) Voir ASH n° 2406 du 6-05-05.