Avec la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, le législateur espérait avoir mis un terme au débat houleux qui avait suivi la jurisprudence Perruche. La Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) vient, dans un arrêt du 6 octobre, de lui donner tort en condamnant la France en raison du caractère rétroactif de cette loi (sur les premières réactions, voir ce numéro).
En 2000, dans une affaire où un enfant, Nicolas Perruche, était né lourdement handicapé à la suite d'une erreur médicale - la rubéole de sa mère n'ayant pas été décelée pendant la grossesse -, la Cour de cassation a admis que ce garçon pouvait lui-même demander réparation du préjudice résultant de son handicap (1). Ont donc été pris en compte les préjudices moral et matériel à la fois de l'enfant et des parents, y compris les charges particulières découlant du handicap tout au long de la vie de l'enfant.
En réponse aux réactions diverses suscitées, tant parmi les juristes que dans le cercle des professionnels de santé et des associations (2), par cet arrêt plusieurs fois confirmé, les parlementaires ont poussé à légiférer pour mettre fin à cette jurisprudence. La loi du 4 mars 2002 est ainsi venue empêcher l'indemnisation de l'enfant handicapé (3). Elle a également restreint l'indemnisation des parents à leur seul préjudice moral, revenant ainsi sur une jurisprudence du Conseil d'Etat de 1997. Pour le législateur, « les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l'enfant, de son handicap » doivent en effet être prises en charge par la solidarité nationale. Enfin, la loi a prévu que ces nouveaux principes s'appliquaient aux instances en cours, à l'exception de celles où il avait été irrévocablement statué sur le principe de l'indemnisation.
Interrogé sur cette question de l'entrée en vigueur de la loi, le Conseil d'Etat a estimé, dans un avis rendu en 2002 (4), que les motifs d'intérêt général avancés par le législateur pour édicter ces nouvelles règles pouvaient justifier cette rétroactivité de la loi.
C'est cette question qui se retrouve à nouveau au cœur de l'arrêt de la juridiction européenne. En l'espèce, deux familles d'enfants atteints de graves handicaps congénitaux non décelés pendant la grossesse à la suite d'erreurs médicales - les familles Draon et Maurice - ont saisi la Cour européenne pour contester l'application de la loi de mars 2002 à leurs dossiers, alors que les dépôts de leurs plaintes étaient antérieurs à la promulgation du texte législatif. De fait, la famille Maurice a, par exemple, été directement touchée par cette loi anti-jurisprudence Perruche : la provision de 152 499 €, allouée en première instance avant la loi du 4 mars 2002, a été ramenée par la suite en appel à 15 245 €.
Pour condamner la France, la CEDH procède en plusieurs étapes. Elle reconnaît d'abord que la loi litigieuse a bien entraîné une ingérence dans l'exercice de droits de créances en réparation que les requérants pouvaient faire valoir en vertu du droit interne en vigueur jusqu'à son adoption et, de ce fait, a porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens garanti par le protocole n° 1 à la convention européenne des droits de l'Homme. Cette ingérence pouvait-elle toutefois se justifier, dans ces cas précis, par des arguments relevant de l'intérêt général ?, s'interroge alors la cour. Non, estime-t-elle. Même si elle admet que la loi du 4 mars 2002 servait une « cause d'utilité publique », le législateur mettant un terme à une jurisprudence qu'il désapprouvait, elle juge que « la loi du 4 mars 2002 a purement et simplement supprimé, avec effet rétroactif, une partie essentielle des créances en réparation, de montants très élevés », que les parents d'enfants dont le handicap n'a pas été décelé avant la naissance en raison d'une faute aurait pu faire valoir.
Elle estime en outre que « tant le caractère très limité de la compensation actuelle que l'incertitude régnant sur celle qui pourra résulter de l'application » de la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, qui prévoit une prestation de compensation au 1er janvier 2006, « ne peuvent faire regarder cet important chef de préjudice comme indemnisé de façon raisonnablement proportionnée depuis l'intervention de la loi du 4 mars 2002 ». Tout en prenant acte des considérations liées à l'éthique, à l'équité et à la bonne organisation du système de santé invoquées par le gouvernement français, la Haute Juridiction européenne note qu'en l'espèce, elles ne pouvaient « légitimer une rétroactivité dont l'effet a été de priver les requérants, sans indemnisation adéquate, d'une partie substantielle de leurs créances en réparation, leur faisant ainsi supporter une charge spéciale et exorbitante ». Dès lors, « une atteinte aussi radicale aux droits des intéressés a rompu le juste équilibre devant régner entre, d'une part, les exigences de l'intérêt général et, d'autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens ». La loi du 4 mars 2002 a donc violé, dans la mesure où elle concerne les instances en cours à la date de son entrée en vigueur, l'article 1er du protocole n° 1 à la convention.
Sans se prononcer, pour le moment, sur le montant de l'indemnité à allouer, la Cour invite l'Etat français et les requérants à lui soumettre dans les six mois leurs observations et, en particulier, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient parvenir.
En remettant en cause la rétroactivité de la loi du 4 mars 2002, la Cour européenne ouvre-t-elle une brèche ? En tout cas, le tribunal de grande instance de Reims, dont le jugement du 19 juillet 2005 a été rendu public au lendemain de cet arrêt, n'avait pas attendu cette nouvelle jurisprudence pour tenter de contourner la loi par un autre biais. En l'espèce, une femme, déjà mère de deux garçons, a accouché d'une fille atteinte de trisomie non décelée pendant la grossesse à la suite d'une erreur d'interprétation d'un professionnel de santé. Une action en réparation a notamment été intentée au nom des deux frères pour le préjudice subi du fait du handicap de leur sœur (temps consacré par leur mère à leur petite sœur, séparation de leurs parents, éclatement de la famille...). Le tribunal de grande instance leur a donné raison. Jugeant que la loi du 4 mars 2002 « n'a pas expressément exclu l'indemnisation des préjudices par ricochet des frères et sœurs aînés de l'enfant handicapé », il a estimé leur requête recevable. Et leur a octroyé une indemnité.
(1) Voir ASH n° 2190 du 24-11-00.
(2) Voir ASH n° 2250 du 15-02-02.
(3) Voir ASH n° 2268 du 21-06-02.
(4) Voir ASH n° 2289 du 13-12-02.