« Nul ne sait précisément aujourd'hui quel sera l'impact de la loi du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social (2). Comment l'enveloppe financière, même augmentée, va-t-elle couvrir les différentes actions énoncées (adaptation au poste de travail, évolution et maintien dans l'emploi, développement des compétences) ? Notamment, comment va s'organiser la mise en œuvre du droit individuel à 20 heures de formation annuelle (DIF) ? Quel espace de négociation va s'ouvrir entre employeurs et salariés pour que cette nouvelle donne n'aboutisse pas à un marchandage entre bénéfices secondaires et paix sociale, mais renouvelle les compétences au regard des évolutions sociétales, les améliore au profit de tous ?
Cette nouvelle donne doit être resituée dans une perspective plus large de redéfinition de la place des professionnels dans l'organisation du travail, du fait, notamment, de l'attribution de nouvelles responsabilités aux acteurs de terrain et de la mise en œuvre des entretiens annuels dits "d'appréciation" (ou "d'évaluation ").
Deux facteurs sont à l'origine de ces nouvelles responsabilités. D'une part, la prise en charge s'est complexifiée : segmentation et spécialisation des interventions, développement, voire inflation, des exigences réglementaires, formalisation des processus mis en œuvre. D'autre part, la qualification des équipes s'est globalement élevée. Certes, une sous-qualification se maintient ou s'aggrave dans des secteurs tels que l'aide à domicile, l'aide d'urgence, à des degrés variables l'aide sociale à l'enfance et l'accompagnement des handicaps lourds. Mais globalement le niveau d'études s'est élevé, s'accompagnant même de phénomènes de surqualification sans débouchés à terme.
Conjointement, les projets d'extension ou de redéploiement sont aujourd'hui souvent confiés à un collectif de terrain. En outre, avec la conversion des internats en structures éclatées et la déconcentration des services en antennes de proximité, certains salariés prennent des responsabilités de coordination parfois importantes. Enfin, nombre d'acteurs de terrain deviennent référents pour les projets individuels des usagers : ils doivent rassembler des observations, rédiger un document synthétique à partir d'un référentiel d'observation, élaborer des conclusions de synthèse et des objectifs, les soumettre aux familles ou aux intéressés, suivre la réalisation de ces objectifs.
Développé dans un certain nombre d'entreprises et d'administrations, l'entretien annuel d'appréciation consiste à faire le point sur le travail accompli par le salarié et les éventuels axes d'amélioration à envisager. Il peut déboucher sur une notation et une bonification salariale. Au mieux, c'est l'occasion d'un dialogue, l'appréciation ne portant pas seulement sur le travail effectué mais aussi sur les moyens à disposition, les modalités de collaboration, les suggestions organisationnelles, les projets à développer. Au pire, il s'agit d'un entretien artificiel, dont les conclusions sont connues d'avance et qui s'achève sur une notation pressentie par le salarié. La disposition peut aussi être détournée de son objectif (valoriser les efforts de certains, identifier les difficultés d'autres) en établissant une notation favorable à tour de rôle de telle sorte que la traduction financière soit, au fil des années, répartie également sur les salariés concernés.
Bien qu'aucune nouvelle disposition légale n'impose cet entretien dans le secteur social et médico-social, sa perspective semble gagner les esprits. Selon certains acteurs de terrain, la tutelle en impulserait la généralisation en lien avec la démarche d'évaluation, un certain nombre de directions le réalisent et d'autres déclarent s'apprêter à le mettre en œuvre. Les modalités de l'entretien, son contenu, le sens qu'on entend lui donner restent souvent flous ;cependant, les réflexions convergent sur deux points :l'élaboration concertée de la fiche de poste, la définition des objectifs poursuivis par le salarié en articulation avec le projet de l'établissement.
Droit individuel à la formation, responsabilités accrues, entretien annuel d'appréciation, une nouvelle définition de la professionnalité est peut-être en train de se dessiner. Elle reposerait sur l'évolutivité des compétences (leur adaptation à un monde changeant), la responsabilisation individuelle et la participation au projet collectif. Il est par ailleurs fondé d'en craindre les dérives : motivation au mérite (quels seraient les critères d'objectivation de ces mérites ?), mise en concurrence des salariés, responsabilités attribuées sans traduction financière, individualisation des parcours professionnels au détriment du travail d'équipe. Pour que cette évolution se révèle plutôt positive, il importe de ne pas se bercer de beaux discours qui justifieront les lamentations de demain. Et la meilleure façon de ne pas idéaliser le changement consiste à partir des contraintes contextuelles plutôt que des bénéfices attendus. En l'occurrence, plusieurs contraintes se profilent.
L'encadrement budgétaire actuel laisse mal augurer d'un bénéfice financier consécutif au développement de compétences et à l'attribution de responsabilités. Par ailleurs, l'éventuelle activation par tous les salariés d'un établissement de leur droit annuel à la formation s'avérera problématique dans un contexte de gestion des effectifs déjà tendu du fait de la réduction du temps de travail. Les directions sont en outre soumises aujourd'hui à un faisceau d'exigences (dispositions sur les droits des usagers, évaluation interne, projet d'établissement, fiches de poste et de fonction, etc.) auxquelles elles doivent répondre sans abondement financier. Elles s'appuient donc sur la formation collective pour mobiliser leurs équipes autour des démarches à entamer et, plus globalement, conçoivent la formation permanente comme un instrument directement opératoire de maintien ou d'amélioration des compétences de leurs salariés. Elles n'ont donc pas l'intention de promouvoir des formations dont l'institution ne tirerait pas de bénéfice. Obligées de négocier avec les salariés, elles risquent soit d'adopter des attitudes de blocage ou de marchandage, soit de se désintéresser du plan de formation, ce qui, à terme, aura un impact négatif sur la qualité du service rendu. Enfin, les salariés n'ont, quant à eux, rien à gagner à une individualisation excessive de la formation. S'inscrivant dans une logique univoque de promotion personnelle, sans plus se soucier des besoins de leur établissement, ils contribueraient à une logique de concurrence interindividuelle qui, à terme, se retournerait contre eux parce qu'elle détériorerait les dynamiques collectives et favoriserait la marchandisation du secteur social et médico-social.
Voilà donc un certain nombre de bonnes raisons d'aborder cette nouvelle donne sur le mode du compromis, dans une perspective non de seul gain individuel mais aussi d'équilibre collectif, sans s'enfermer dans des logiques exclusives, mais en prenant en considération les intérêts et contraintes de son interlocuteur. A l'encontre de l'autodépréciation dont nous sommes coutumiers, le secteur social et médico-social est riche de potentialités en matière tant de prise de responsabilité que de souci participatif. Certes, les acteurs de terrain peuvent n'envisager que leur propre intérêt formatif, les directeurs exercer un chantage à la formation autour de l'entretien annuel d'appréciation, attribuer des responsabilités sans moyens correspondants... Mais l'entretien annuel d'appréciation peut aussi, dans une visée participative et un souci des équilibres collectifs, être l'occasion pour la direction de formuler des attentes en matière de compétences et pour le salarié celle de soutenir un projet professionnel. La définition des postes de travail devrait, quant à elle, s'accompagner de la détermination consécutive des besoins de formation. Le secteur de la formation, de son côté, est susceptible d'offrir des actions formatives à la fois riches de connaissances, ancrées dans le réel, proches des attentes sociétales et des évolutions légales.
La professionnalité au sein du secteur social et médico-social va se redéfinir autour de la formalisation des compétences, du partage des responsabilités, de la négociation entre l'employeur-gestionnaire et le salarié, articulant les besoins du public, les contraintes organisationnelles et les aspirations professionnelles. Il faut aborder cette nouvelle donne en revitalisant les dynamiques collectives d'un milieu professionnel qui a fait du travail en équipe un pôle identitaire et un mode opératoire irremplaçable. »
Bertrand Dubreuil Pluriel formation : 18, cour des Petites-Ecuries - 75010 Paris - Tél.01 47 70 39 93 - E-mail :
(1) Bertrand Dubreuil est l'auteur, notamment, de l'ouvrage : Le travail de directeur en établissement social et médico-social - Ed. Dunod - 2004.
(2) Voir ASH n° 2359 du 14-05-04 et n° 2361 du 28-05-04.