Actualités sociales hebdomadaires : La démarche menée par la caisse d'allocations familiales[CAF] de l'Aude (2) correspond-elle à votre conception du développement social local ? Philip Mondolfo : Elle semble relativement bien correspondre à l'idée que je me fais du développement social local, dans le sens où la CAF de l'Aude utilise le diagnostic pour définir des priorités, territoire par territoire. En quoi le développement social local se distingue-t-il du développement social ?
- Pour moi, le développement social est une démarche portée par une pluralité d'acteurs -usagers, élus, bénévoles, travailleurs sociaux- destinée, d'une part, à créer du capital social (densification des sociabilités permettant de conforter ou de susciter un réseau stable de relations) et, d'autre part, à convertir les énergies, les intelligences, les pratiques existantes, qui se perdent, par des processus de requalification. Par l'intermédiaire de ces deux dynamiques, on parvient à une amélioration du bien-être personnel et à une renégociation de la place des usagers dans l'espace public, mais aussi dans les statuts sociaux. C'est, par exemple, le fait de permettre à des parents de revaloriser leurs rôles. Cela peut prendre une multiplicité de formes et d'objets.
Mais le développement social a des limites : les initiatives sont dispersées, la prise de parole dans l'espace public reste éclatée, parcellaire voire communautaire. Ces limites appellent donc une réponse complémentaire : le développement social local, qui est une forme de rationalisation de cette action émiettée. Il s'agit de faire converger les énergies, les forces, les imaginaires, de coordonner les ressources humaines et financières afin d'avoir une vision globale et à long terme d'un territoire et de définir des priorités structurantes. Cette démarche de mise en cohérence vise à inscrire un certain nom- bre de questions posées par les populations dans l'agenda politique local. Et à permettre une programmation des moyens et des leviers pour transformer en profondeur l'image et la situation d'un territoire.
Y a-t-il une implication des travailleurs sociaux ?
- Le travailleur social, qui associe travail relationnel avec l'usager et développement social, incarne une figure que je nomme « clinicien-développeur ». Mais c'est un idéal à atteindre. Cela ne veut pas dire que ce profil existe en l'état sur le terrain. On peut cependant l'observer de manière esquissée, et extrêmement minoritaire, dans le champ social. L'enjeu, c'est de le faire émerger comme modèle à part entière, et non plus comme une perspective marginale souvent mal tolérée. Actuellement, les travailleurs sociaux qui ajoutent la dimension du développement à leur action se débrouillent comme ils peuvent et doivent le plus souvent se battre pour exister dans leurs services. Pourtant la situation évolue. Si le développement a émergé par le bas dans les années 80 avant d'être freiné, il semble ressurgir aujourd'hui par le haut, du côté des responsables du management. Certaines institutions élaborent ainsi un discours sur le développement social local et procèdent à des réorganisations symboliquement marquées par des changements d'intitulé : des services deviennent des directions ou sous-directions du développement social...
N'est-ce pas néanmoins un effet de mode ?
- Certains directeurs, qui mettent en avant le thème du développement, donnent les moyens nécessaires, car cela correspond à une réelle volonté politique. A d'autres endroits, cela relève, il est vrai, plutôt de l'affichage. La situation est très contrastée.
L'émergence de cette figure du « clinicien-développeur » est-elle envisageable dans un contexte de manque de moyens et de précarisation croissante des personnes ?
- Oui, même si les départements, qui étaient jusqu'à présent les collectivités les plus riches, se trouvent dans une situation plus délicate avec les nouveaux transferts de compétences. Mais cette difficulté peut aussi être une chance d'évolution féconde. La grande question à laquelle sont confrontés les services, c'est de gérer le flux massif de personnes en difficulté avec des situations de plus en plus compliquées. Pour répondre à cette pression, beaucoup d'entre eux ont entrepris une réorganisation de l'accueil en faisant de ce poste un métier à part entière. Parfois, 50 à 80% des situations peuvent se régler au « guichet ». Cela permet de moins emboliser l'assistante sociale, qui peut alors se consacrer à l'accompagnement social, voire libérer une partie de son temps pour du développement social.
Aujourd'hui, les réorganisations de l'accueil s'expérimentent autour de deux modèles : soit l'accueil et l'accompagnement social sont séparés avec éventuellement une structure de régulation entre les deux, soit un système de rotation est instauré où chaque assistante sociale effectue à tour de rôle des tâches d'accueil.
Quel que soit le modèle, le risque c'est d'oublier de prendre en compte la dynamique à instaurer entre les trois missions d'assistance, d'accompagnement et de développement. L'enjeu, à ce niveau, est de construire un espace et une configuration du travail qui soit globale.
Mais la mise en place de démarches de développement social coûte cher...
- Pas tant que cela. Des ressources institutionnelles et humaines peuvent être dégagées en réorganisant le travail des personnes et des collectifs, en menant une réflexion professionnelle sur les tâches à conserver et celles à déléguer parce qu'elles seront mieux faites par d'autres sur le territoire.
Tous les travailleurs sociaux sont-ils prêts à s'engager dans cette démarche ?
- Non. Cela dit, faut-il normaliser les comportements ou bien considérer l'intérêt de disposer d'une palette de compétences dans les services ? En attendant, on observe à certains endroits que des directions ont défini des fiches de poste où il est explicitement mentionné que les travailleurs sociaux doivent consacrer une partie de leur temps à des actions d'accompagnement et de développement. Mais le facteur le plus stimulant paraît être la réforme du diplôme d'Etat d'assistant de service social (DEASS). C'est une avancée importante car la parité des méthodes de travail dites « individuelles » et « collectives » y est affirmée. On met l'accent sur l'intervention auprès des personnes comme auprès de l'environnement. On va donc former les gens à ce double registre et les employeurs vont devoir s'ajuster à ces nouveaux profils. D'autres éléments sont favorables à la diffusion du modèle de clinicien-développeur comme la politique de la ville en crise, qui cherche des jonctions avec les travailleurs sociaux. Par exemple, l'expérimentation des projets sociaux de territoire (3) tente de réaliser des coopérations entre acteurs urbains et acteurs sociaux.
Plutôt que le développement social, certains préconisent un « retour aux sources »...
- Sans forcément préconiser, des sociologues, comme Jacques Ion, pronostiquent que le travail social, faute de moyens, sera amené à resserrer ses pratiques autour de la relation psychologique. Or il s'agit pour moi d'une impasse. Si le travail social se concentre uniquement sur ce registre, il risque d'entrer en concurrence frontale avec la quantité de psychologues qui ne trouvent pas de travail après l'université et se retrouvent dans des postes qui pourraient très bien relever des professions du travail social, par exemple celui de conseiller chargé d'insertion. De même, si les travailleurs sociaux ne se concentraient que sur le développement, il se trouveraient en concurrence avec des personnes issues de formations spécialisées en développement local, à l'image des agents de développement que l'on retrouve dans la politique de la ville.
Autrement dit, le meilleur moyen pour le travail social de se replacer sur le marché des professions, c'est de ne pas épouser ce type de spécialisation, mais de proposer une technicité qui articule les trois dimensions déjà évoquées et que personne, ni aucune organisation, ne maîtrise encore véritablement. L'enjeu est de réaliser cette combinaison qui me semble être une réponse sociale attendue par la société.
Pouvez-vous citer une démarche de développement local particulièrement intéressante ?
- Celle des « jardins mussidanais », que je détaille dans mon ouvrage, met en scène un collectif et une professionnelle qui incarnent pour l'un le groupe-acteur, pour l'autre cette figure idéale de « clinicien-développeur ». Il s'agit du développement d'un jardin collectif par des allocataires du revenu minimum d'insertion avec le soutien d'une assistante sociale polyvalente, de la responsable de service et de deux élus. Cette expérience balaie tous les registres, notamment politique, car ce groupe de d'allocataires du RMI a pu émerger localement comme une communauté visible sur la scène publique et négocier sa place dans l'environnement avec des effets d'insertion et de citoyenneté significatifs.
Les travailleurs sociaux engagés dans le développement social local ne risquent-ils pas d'être instrumentalisés par les élus ?
- Il est vrai que les travailleurs sociaux n'ont pas toujours la légitimité ni le savoir-faire technique et stratégique nécessaire pour conduire ce type de dynamique. L'autorité, ils vont commencer à l'avoir avec la réforme du DEASS, pour le reste, cela s'apprend et ils ne sont pas tout seuls.
L'impératif, c'est de constituer des réseaux, de s'allier avec sa hiérarchie, ses collègues, son institution, son environnement. Il peut parfois arriver qu'un élu reprenne à son compte un projet porté par la circonscription, mais il y a moyen de rétablir la situation comme, par exemple, organiser une rencontre entre le responsable de la circonscription, voire un membre de la direction, et le maire pour remettre les pendules à l'heure. N'oublions pas, quand on est agent du département, que celui-ci est devenu le chef de file de l'action sociale et cela confère un poids dans les « négociations » !
Pensez-vous que les formations au travail social devraient intégrer cette dimension stratégique ?
- Quand j'étais directeur d'une formation d'assistantes sociales, je me suis employé à organiser une troisième année autour d'un type d'apprentissage permettant aux futures professionnelles de se comporter en « stratèges opportunistes » afin de conduire des projets. A cela s'ajoutait un savoir-faire en matière de diagnostic de territoire, de techniques d'animation de groupe, de communication. Avec la réforme du DEASS, on a la possibilité de mettre tout cela en musique. Et l'expérience que j'ai eue m'amène à dire que c'est tout à fait réalisable.
Propos recueillis par Florence Pagneux
(1) Conduire le développement social - Philip Mondolfo -Dunod - 2e édition - Mars 2004 - Voir aussi ASH n° 2234 du 26-10-01.
(2) Voir ce numéro.
(3) Voir ASH n° 2410 du 3-06-05.