« "Je me couche vers une heure ou deux heures du matin. Je ne dors presque pas. J'attends ma fille. Elle n'a que 14 ans. Le matin, je bois mon café, je fais un peu de ménage et puis rien, j'attends qu'elle rentre... " Je rencontre cette mère de famille depuis environ trois mois. Elle pleure à chaque entretien. Elle me raconte ses angoisses, ses peurs mais surtout le vide, celui d'une vie qui ne connaît plus le plaisir. D'une rencontre à l'autre, d'un mois à l'autre, rien ne bouge, les vêtements sur la table du salon, les tasses dans l'évier et puis Madame C., assise, recroquevillée, le regard lointain. Ce sont les mêmes angoisses, les mêmes plaintes - justifiées et compréhensibles -, les mêmes mots de résignation devant les comportements à risque de sa fille, la même absence de révolte devant l'insupportable. Chez Madame C., le temps est comme figé. Il n'y a pas d'avenir, pas de souvenirs agréables auxquels se raccrocher, seulement la vacuité d'un quotidien qui l'enferme et qu'elle subit. Madame C. a peu d'amis, elle n'a pas d'amant. Même sa vie affective, sa vie de femme, elle dit y avoir renoncé. Mais ce qu'il y a de plus frappant, de plus désarmant aussi pour l'éducateur que je suis, c'est l'expression de profonde tristesse dans ses yeux, cette manière de se caresser les genoux tout en baissant la tête lorsqu'elle me parle. Son regard me fuit, son corps se ramasse. Comment faire face au désarroi de ces parents sans être indécent ? Comment soutenir une parole qui ne soit pas dérisoire ? Comment parler, échanger lorsque les mots se délitent et que le corps prend le relais ?
Le corps est un lieu sans recours, disait Michel Foucault, une enveloppe de chair dont personne ne saurait se défaire ni se dépêtrer. Pour certains sujets, ce lieu est plus inconfortable, moins gratifiant que pour d'autres. La demeure est dégradée, souvent prématurément vieillie par un parcours de vie pénible et chaotique. Le manque de moyens financiers auquel font face certaines personnes a pour effet, parmi d'autres, de produire une précarité des corps, c'est-à-dire, au sens étymologique et juridique du terme, des corps sous dépendance d'un tiers, des corps qui éprouvent le règne de l'autre et s'adressent à lui en espérant un nouveau sursis. C'est un corps malmené, déformé par des années de pauvreté, d'omission de soi. Les personnes s'en plaignent très rarement, elles acceptent l'image que ce corps leur renvoie, à moins - et cela me semble plus juste mais non moins inquiétant - qu'elles aient appris à s'incliner devant lui, à faire avec son délabrement comme quelque chose allant de soi.
Si ce corps est oublié, il n'est jamais oublieux. Le corps a sa mémoire, il porte les stigmates de l'histoire du sujet qu'il renferme, se plie aux lois symboliques de la structure sociale, aux rapports de domination qu'elle engendre. Il parle là où un silence socialement imposé s'est emparé de l'existence de la personne. Certains sujets, désertés par les mots s'adressent à nous par la voix somatique. Or ces manifestations physiques composites portent la trace d'une position sociale définie, elles correspondent à l'incorporation subjective d'une réalité sociale objective. Il y a, en fin de compte, intériorisation et conversion de la réalité socio-économique vécue par le sujet en réel psychique puis, in fine, extériorisation de ce réel sous la forme de marques ou d'expressions corporelles dis- tinctives. Comme l'écrit Rémi Lenoir, "les corps deviennent pour une grande part des instruments de classement ou mieux, des classes incorporées " (1). Dit autrement, les marques de distinction observables sur les corps - denture, grain de la peau, postures, cicatrices, vêture... - concrétisent physiquement, corporellement, les différentes lignes de démarcation dans la distribution des pouvoirs, elles posent et imposent visuellement la place de chacun dans les rapports de domination où, pour reprendre le langage populaire, il y a ceux qui courbent l'échine et ceux qui ont le front haut. Dès lors, s'intéresser à la sémantique du corps revient à interroger l'histoire individuelle et collective du sujet, en prenant soin de resituer ce langage corporel dans les processus complexes de subjectivation de la réalité sociale de classe qui, bien évidemment, dépasse le sujet lui-même.
Nul ne peut contester que les conditions socio-économiques commandent aux individus des modes de vie particuliers. La pauvreté implique une alimentation peu variée, un accès aux soins réduit, un logement exigu voire insalubre. Peu à peu, génération après génération, imperceptiblement, ces facteurs purement matériels façonnent les schèmes de pensées, modèlent les corps, règlent les rapports de la pensée au corps. Pour reprendre les mots de Karl Marx, "ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience " (2). Prenons l'exemple des soins dentaires. Pour nombre de personnes, ces soins ne sont plus une priorité, non pas qu'ils n'en soient pas une en tant que telle mais bien parce que l'impossibilité objective d'y accéder n'est rendue supportable qu'au prix d'une intériorisation psychique - conviction que ce n'est pas important - et physique -abstraction ou acceptation de la douleur - que ces soins ne sont pas faits pour eux. Ainsi, sans jamais en avoir réellement conscience, parce que cela est transmis tel un héritage social, un héritage de classe, ces personnes se construisent avec une image corporelle intégrant le fait que les dents peuvent être jaunies, cassées, déchaussées.
Pour conclure, je postulerai volontiers qu'il est difficile d'accompagner des personnes en situation de grande précarité en ignorant cette dimension du corps. Pour l'éducateur, elle a des implications directes et non négligeables sur la manière dont le sujet - parent ou enfant - se situe et se déplace dans la matrice institutionnelle et par conséquent sur l'économie relationnelle entre l'éducateur et l'usager. Par le simple fait de produire des effets de comparaison, le face-à-face des corps interroge le positionnement de chacun, la relation à l'autre, ses ambivalences, ses certitudes... Il y a, quoi qu'on en dise, quoi qu'on fasse, un dialogue des corps entre le professionnel et l'usager.
D'autre part, la manière d'occuper son corps n'est pas sans rapport avec la manière d'occuper sa place de parent, ce qui relève donc de la question éducative. En effet, les parents transmettent à leurs enfants un hexis corporel (3) qui témoignera plus tard de leur condition de dominé, freinant par cette forme d'inadéquation avec les codes dominants leur possible ascension sociale. Pour reprendre l'exemple déjà cité, une denture en mauvaise état interfère de manière négative dans l'accès aux emplois qualifiés.
Partant de là, le travail social réclame, selon moi, un double mouvement simultané de "normalisation" et de "différenciation ". Le premier consiste à accompagner les personnes en difficulté dans une plus grande compréhension de leur sémantique corporelle afin d'y déloger, avec eux, le sens qui s'y déploie et de favoriser ainsi une réappropriation des informations livrées par leurs corps dont on a tout lieu de penser qu'elles leur échappent. Le but étant de les aider à comprendre et à utiliser des signaux corporels susceptibles d'ouvrir les champs du possible sans renoncer pour autant à ce qu'ils estiment leur appartenir en propre. Le second mouvement, inverse dans sa logique, consiste, par une meilleure connaissance de la différence, à agir sur le social, sur les représentations qu'il produit, afin de lutter contre la discrimination visuelle qui, en vertu d'un processus souvent inconscient, juge, classe, marginalise selon l'apparence physique ou les comportements. On se situe alors clairement dans le champ politique de l'intervention sociale, dans lequel le professionnel accepte d'engager son analyse et sa critique "des structures de base de la société, des systèmes de valeurs dominantes à partir desquelles se répartissent les places et se fondent les hiérarchies, attribuant à chacun sa dignité ou son indignité sociale " (4). »
Xavier Bouchereau Educateur spécialisé :7, rue du Pré-Louiseau - 44640 Le Pellerin - Tél.06 25 97 61 72.
(1) In Pierre Bourdieu, sociologue sous la direc- tion de L. Pinto, G. Sapiro, P. Champagne - Ed. Fayard -Coll. Histoire de la pensée, 2004.
(2) Œuvres économiques - La Pléiade, 1963.
(3) Ce concept correspond à l'ensemble des dispositions et pratiques corporelles (gestes, postures, manière de parler...) qui, pour l'agent, sont socialement construites et font partie d'un système de définition du monde lui-même dépendant de la place que tient l'agent sur l'échiquier social.
(4) Robert Castel in L'exclu-sion, l'état des savoirs, sous la direction de S. Paugam - Ed. La Découverte, 1996.