« Je suis un peu surpris que Stéphane Rullac, œuvrant lui-même dans un centre de formation, s'étonne du manque de formalisation des pratiques éducatives, ce qui saute aux yeux lors des jurys de mémoire. Où en est, dans les écoles de formation, la réflexion sur ce qu'on pourrait nommer la mise en forme (au sens de la Gestaltung en allemand) de l'acte éducatif. En tout cas, la question soulevée est de taille, cet étonnement interroge les processus mêmes qui sous-tendent la formation professionnelle des éducateurs (plutôt fondus en procédures, modules et autres UF). C'est la question que j'ouvrais il y a quelque temps dans ces mêmes colonnes (3). L'invasion du champ psychologique que Stéphane Rullac stigmatise, en revanche, n'est pas pour m'étonner. Centrée sur la personne, mais au-delà se souciant du sujet, la psychologie - en tout cas dans ses aspects cliniques informés par la psychanalyse- est bien l'une des ailes pensantes de l'acte éducatif. Mais son poids massif pose problème en ce qu'il laisse dans l'ombre l'autre aile du papillon de la pensée :l'approche du versant social, groupal, familial, à partir des prémisses de la sociologie et de l'anthropologie. C'est là que le bât blesse. La position éducative qui a à voir, disons-le simplement, avec les processus d'insertion d'une personne en difficulté dans son champ social, et qui concerne son appropriation d'un espace physique, psychique et social qui lui soit propre, témoigne bien de cette position d'entre-deux, de médiation : entre le subjectif et le collectif. Cela fait de l'éducateur un passeur. Ce déséquilibre sur le versant psychologique est en effet à prendre comme un analyseur. Qu'est-ce qu'il nous raconte ? Il vient se profiler sur un impensé radical. Car ce n'est pas que les éducateurs manquent de savoirs, bien au contraire, et pas en tout cas dans le domaine de la sociologie. Cet impensé radical, c'est qu'on ne prend pas la question de la formalisation de l'expérience par le bon bout.
En fait, pour avancer un peu dans le débat, je ne pense pas qu'on puisse partir des présupposés théoriques, mais des énigmes présentées par la pratique elle-même, et dans cette partie, par le cœur de l'exercice professionnel, que l'on peut nommer à juste titre "clinique ". L'acte éducatif se produit dans une rencontre intersubjective, elle-même bornée et bordée par une mission et des valeurs institutionnelles -c'est-à-dire, dans une société telle que la nôtre, par des faits de langage. Il faut partir de cette rencontre. C'est déjà là que le débat théorique, qui produit un premier état de formalisation faussée, prend sa source. Pensons au dialogue d'Itard et de Pinel devant l'enfant sauvage de l'Aveyron : "C'est un idiot ", dit Pinel. "Non, je le crois capable d'éducation ", rétorque Itard. C'est à partir de cette position qu'il postulera que Victor doit recevoir "une éducation spéciale ", terme repris par Félix Voisin en 1830. Cette invention de langage fait d'Itard le père de la profession d'éducateur spécialisé, qu'on devrait de fait nommer "éducateur spécial ". C'est à méditer !Que nous enseigne cette petite anecdote princeps ? Que la réalité est une construction discursive. Nous voyons, nous entendons, nous pensons à partir de mots. Evidemment, les mots "idiot" et "éducable" produisent deux réalités différentes. Encore faut-il questionner les mots avec lesquels nous construisons la réalité, surtout quand elle concerne autrui, nos représentations. Ce questionnement, d'essence épistémologique, est pratiquement absent des centres de formation.
On peut, dans le sillage de Jacques Lacan évoquer trois temps logiques de l'acte éducatif et de la posture nécessaire pour le soutenir. Le premier temps, un temps pour voir - on l'entrevoit chez Itard, quoique cette ouverture soit vite filtrée par l'acharnement éducatif du maître -, c'est de rencontrer le sujet sous la personne. Le concept de "personne" renvoie à la position sociale et à sa nomination : untel, "enfant sauvage ",déficient, handicapé, cas social..., autant d'appellations (parfois peu contrôlées) qui fondent la raison sociale (pédagogique, éducative, thérapeutique) du placement. Le terme de "sujet" indique, à la lumière de la psychanalyse, l'unicité de chacun : le sujet, me disait un jour Françoise Dolto, n'est pas handicapé, il n'est pas ceci, pas cela, il est potentialité d'être. Ce n'est que dans une rencontre de ce type, dans ce que la psychanalyse nomme "transfert ", que quelque chose d'un savoir de vérité peut s'élaborer. C'est pourquoi toute formalisation devrait partir de ces rencontres singulières pour en fournir le récit. La technique des histoires de vie à cette étape peut s'avérer précieuse. L'écriture du récit dévoile ce que je nomme des "énigmes" à partir desquelles un questionnement peut s'engager. La fameuse problématique, noyée sous du savoir savant, se précisant alors en : quel est le problème que je rencontre ? En quoi la rencontre d'autrui, dit usager (et parfois bien usagé !) me pose question ? Qu'est-ce qui lui arrive et qu'est-ce qui m'arrive ? Qu'est-ce que je lui veux ?, etc.
Là s'ouvre un deuxième temps : le temps pour comprendre. Encore faut-il les outils adéquats en formation et sur le terrain pour le construire. L'analyse des pratiques, la supervision, que je nomme "instance clinique ",constitue de fait le laboratoire de ce questionnement, où il s'agit de "faire savoir ", au sens de produire un savoir transmissible aux collègues de l'équipe. Temps du maniement du transfert, de la prise de distance, et temps de compréhension, de construction, voire de co-construction d'un savoir. La fonction de soutien à l'élaboration de l'équipe sur le terrain, ou du groupe en formation, étant primordiale. Dans ce temps, en bordure du savoir, il est nécessaire de prendre appui sur des "outils conceptuels ", comme les nommait Michel Foucault. Là je pense qu'il n'y a rien à jeter, là seulement se justifie l'appel autant à la psychologie, au droit, à l'économie, à la sociologie, à l'ethnologie, etc., dans les diverses déclinaisons. Mais aussi des savoirs moins savants puisés du côté de l'art, de la littérature, du cinéma... Il s'agit bien, dans ce temps second, de la fabrique d'un cas, cas unique, où justement le sujet, qui risquerait de se dissoudre dans les catégories où est rangée et parfois se range la personne, est pris en compte dans sa singularité, c'est-à-dire aussi dans son environnement familial, groupal, social.
Le troisième temps, temps pour conclure, temps de la mise en projet, nécessite de passer d'une pensée réflexive à un mode opératoire : que puis-je, que dois-je faire ? Quel est le positionnement de l'éducateur ?
___INTER___Qui a fait le coup et pourquoi ?
Ces trois temps logiques, voir, comprendre et conclure fondent, me semble-t-il, les soubassements d'une formalisation possible, non seulement en formation pour produire un mémoire ou tout autre écrit, mais sur le terrain comme arrimage d'un projet éducatif. Les centres de formation en sont bien loin, qui se sont laissé "vampiriser ", pour reprendre l'expression de Stéphane Rullac, par un modèle où tous sont "unis vers Cythère" (4). Les premiers mois de formation dévolus aujourd'hui à l'acquisition des savoirs dits "de base ", sans questionnement sur leur pertinence, sans croisement possible avec une pratique, ne permettent pas l'exercice de la pensée, mais promeuvent des modèles de formatage, dans lesquels les éducateurs en formation sont bien embarrassés ensuite pour se frayer un chemin vers la rencontre d'autrui.
En fait peut-être faudrait-il penser le mémoire, voire la pratique éducative, comme un roman policier. Sans énigme, pas de recherche possible : qui a fait le coup et pourquoi ? Pris par ce biais, les mémoires seraient peut-être un peu plus intéressants et à écrire et... à lire. Alors les mémoires feraient actes. »
Joseph Rouzel Directeur de l'Institut européen psychanalyse et travail social (Psychasoc) : 11, grand rue Jean-Moulin - 34000 Montpellier - Tél.04 67 54 91 97 - E-mail :
(1) Voir ASH n° 2414 du 1-07-05.
(2) Et auteur de La parole éducative -Ed. Dunod, août 2005.
(3) Voir ASH n° 2392 du 28-01-05.
(4) Cythère est une allusion au tableau de Watteau, L'Embar-quement pour Cythère (1717). On y voit à l'avant-plan l'embarquement de couples idylliques, dans une brume d'automne vaporeuse, vers l'île des Amours et de la Perfection...