« Là où je suis allé, c'était au-dessus des nuages ! », « On ne peut rien dire avant de l'avoir vécu », « on ne le comprend que lorsqu'on y est »... Pour Gilbert Berlioz, éducateur spécialisé et consultant, « les témoignages des jeunes ayant été confrontés à la haute montagne font apparaître un sentiment de rite initiatique, d'expérience qui s'éprouve mais est difficilement racontable ». L'intérêt de ce milieu comme support pédagogique pour accompagner les publics en difficulté (1) est communément reconnu. « On dispose, à travers la montagne, d'un choix énorme qui permet de déterminer la longueur des courses, leur style et de cibler un point de travail précis. On pourrait comparer l'activité en haute montagne à l'athlétisme qui offre un tas de disciplines différentes, confirme Gireg Devernay, guide de haute montagne. Avec des jeunes déficients intellectuels, je ne vais pas aller dans les mêmes endroits, ni partir dans les mêmes conditions qu'avec des jeunes destructurés. » Ce professionnel de la montagne collabore avec l'association En passant par la montagne dont la vocation est d'aider les structures sociales à monter des projets pédagogiques prenant comme support la montagne (voir encadré ci-contre).
Echec scolaire, difficultés sociales et économiques, phénomènes de délinquance... Pour nombre de jeunes, la montagne peut constituer, selon l'expression d'Henri Riccardi, président de l'association, un espace permettant de déplacer « le terrain du conflit » et de favoriser un processus de construction identitaire ainsi qu'une démarche d'acquisition. Grimper, escalader, s'élever au-dessus des cimes pour s'élever au-dessus de soi. Par sa simple verticalité, la montagne présente des vertus éducatives évidentes, estiment certains alpinistes de haut niveau, à l'instar de Lionel Daudet : « A partir de cette dimension verticale que l'on n'a pas l'habitude d'appréhender dans le quotidien, on définit également un espace intérieur, on crée un dépaysement et un détachement qui permettent à des mécanismes de construction et de connaissance de soi de se mettre en place. » D'autres, comme René Desmaison, une des grandes figures de l'alpinisme des années 70, voient dans la montagne une occasion de « découvrir le goût de la lutte et du combat pour réussir ». Aller au bout de soi-même pour se hisser sur des sommets de plus de 3 000 ou 4 000 mètres constitue, en particulier pour des jeunes régulièrement confrontés à l'échec et au découragement, un moyen de retrouver confiance en ses capacités et de restaurer un sentiment d'estime de soi souvent très dégradé. « Pour les jeunes placés sous mandat judiciaire, ces projets en montagne peuvent contribuer à améliorer l'image qu'ils ont d'eux et servir de leviers pour favoriser les actions plus individualisées. On espère qu'ils se souviendront de ces moments forts où ils ont surmonté leurs souffrances psychologiques et physiques quand il leur faudra affronter ensuite les difficultés de la vie », note Eric Delvallet, chef de service au centre d'action éducative de Bastia.
Bien loin des réalités quotidiennes bétonnées et du sentiment d'exclusion qui pousse au cœur des quartiers « sensibles », cette « nature prodigieuse » où s'élèvent ces « cathédrales de roche et de glace » décrites par les alpinistes professionnels offre aux jeunes la possibilité de vivre un moment hors du commun et de « déconstruire toutes les routines du regard », comme l'explique le sociologue et anthropologue David Le Breton. « Cette activité crée une longue jubilation et s'oppose au désenchantement du monde. Elle procure des moments de pleine jouissance où l'individu met entre parenthèses une existence qui tend en partie à lui échapper. » Un environnement dépaysant qui peut également constituer un cadre propice à la confrontation entre l'individuel et le collectif, une occasion d'appréhender de façon concrète les notions de solidarité et de confiance dans un groupe. En haute montagne, la cordée ne se résume pas au symbole du « lien » aux autres, indispensable à toute vie sociale, elle est avant tout une règle élémentaire de sécurité collective. Il est facile d'imaginer les efforts que doivent faire certains jeunes, rétifs à toute forme de consigne, pour s'attacher et marcher dans les traces des autres apprentis alpinistes.
Cette expérience collective, vécue dans un milieu étranger et extrêmement exigeant, modifie en outre souvent les comportements stéréotypés et les schémas de pensée des jeunes. Après avoir analysé plusieurs montages de projets de l'association En passant par la montagne, Gilbert Berlioz met en avant le bénéfice éducatif de ces actions où peuvent s'exprimer les compétences insoupçonnées des uns, les qualités habituellement ignorées des autres. « On entend des témoignages comme "on n'aurait jamais cru qu'Untel y arriverait ", alors que le cador du quartier traînait derrière. Au moment où la prégnance des rôles sociaux dans les quartiers, avec des phénomènes de leadership naturel, va en se durcissant, il est intéressant d'ouvrir des espaces où les cartes peuvent se rebattre et les rôles se distribuer différemment. » Ce brouillage des représentations est également repérable dans le langage des participants lorsqu'ils tentent de rendre compte de leur séjour en haute montagne. « Le plaisir par l'effort », « l'amusement dans le sérieux », « le danger avec la sécurité », « la confiance par le risque », les expressions utilisées, sous forme d'oxymores, témoignent d'efforts de réflexion souvent inédits pour ces jeunes. Alliée naturelle du travail social, la haute montagne l'est grâce à son milieu suffisamment contraignant et risqué pour que les éducateurs n'aient pas à poser du cadre en permanence, assure Gilbert Berlioz : « Ils sont plutôt dans une attitude qui consiste à protéger les jeunes d'un cadre hostile et qui existe par lui-même. Plus on approche du sommet, plus les prescriptions techniques - vérifier le matériel, se nourrir, s'hydrater - prennent le pas sur l'idée de contrat, moins on est bavards. »
Reste que la confrontation au risque doit être parfaitement maîtrisée et encadrée pour constituer un outil de travail réellement efficace dans l'accompagnement de certains publics en difficulté, en particulier pour les jeunes dont les comportements aventureux dénotent une confusion entre prise de risque et hasard. David Le Breton voit dans la pratique de l'escalade un moyen de transférer le jeu chaotique qu'entretiennent certains jeunes avec la mort à une scène où il peut devenir organisé, surveillé et partagé verbalement avec des professionnels. Entre paroi et vide, cette « scène » particulière peut fournir l'occasion aux jeunes d'expérimenter autrement les modalités d'action et leurs limites. « L'escalade conjugue vertige et contrôle, abandon et toute-puissance. Elle octroie à l'individu le sentiment de s'appartenir et de maîtriser la confusion. » Certaines notions essentielles peuvent ainsi être abordées sous un jour nouveau, plus positif, estime David Le Breton. « Dans sa relation à la paroi, le jeune se sent contenu, il peut faire l'expérience du containing qui renvoie aussi à l'idée de limite. »
Attention toutefois à ne pas confondre risque et exploit, ni à laisser s'installer des images trop idéalisées et véhiculées par la télévision. Si l'aventure et le rêve liés à l'univers de la montagne doivent être mis en avant pour motiver les futurs participants, la déconstruction préalable des représentations erronées est tout aussi indispensable à la réussite d'un projet, note Gilbert Berlioz : « Il faut que la montagne sorte de ces images à la Nicolas Hulot pour s'incarner dans de "vrais gens ",dans des personnes qui vont la rendre accessible. C'est la montagne qui doit aller vers les jeunes. »
Les acteurs engagés dans ce type de projets soulignent d'ailleurs l'importance de la phase préparatoire et la nécessité d'établir en amont une étroite coopération entre les représentants du secteur social et les spécialistes de la montagne. Réunions pour échanger sur les caractéristiques du public concerné, les objectifs recherchés et les modalités d'accompagnement les plus adaptées, mise en place d'une préparation physique spécifique, actions de sensibilisation pour éviter un trop gros « choc culturel » à des jeunes peu habitués à vivre sans certaines « prothèses » quotidiennes comme la télévision. Ce travail préalable est primordial et en faire l'économie peut s'avérer lourd de conséquences. « Les dégâts collatéraux peuvent être dus à un mauvais diagnostic pendant cette période de l'avant-projet. On n'aura peut-être pas su choisir le bon moment ou le bon public. Un jeune peut alors mettre en péril la cordée et l'ensemble du groupe », explique Anne Ascencio, directrice de l'association Verticale, à Toulon.
Autre piège à éviter : celui de la « séquence émotion », expression employée par Gilbert Berlioz pour dénoncer des « coups » montés à la va-vite et dont la portée éducative est considérablement limitée par l'absence d'accompagnement au retour. Quel peut être le sentiment des jeunes qui retrouvent sans transition la réalité de leur quartier après avoir enchaîné des séjours dans les Alpes, en Mauritanie et en Corse ? « Les activités en montagne que nous proposons, comme le canyoning ou les randonnées VTT, ça n'est évidemment pas la vie. Il faut donc prévoir un suivi rapide et serré pour pouvoir transférer dans le quotidien les potentiels révélés lors de ces activités », confirme Eddy Michause, coordinateur de La trace, un centre d'accompagnement par le sport-aventure situé à Bruxelles.
Le suivi permettra par exemple d'éviter que l'estime de soi retrouvée dans la montagne ne disparaisse au contact de la cité ou du quartier, insiste Vincent Laguillaumie, éducateur spécialisé au service de prévention de l'association départementale de Sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence de Chambéry : « Après ces séjours, les jeunes savent plus ou moins qu'ils ont changé, mais leur environnement les voit encore tels qu'ils étaient avant. Quand un jeune vous dit "je suis devenu un vrai être humain ", il ne faut pas passer à côté. C'est à ce moment-là que l'accompagnement est important. » D'autant plus, précisent certains professionnels, que le projet en montagne est un instrument qui amplifie le sentiment de réussite comme celui d'échec. Loin d'être ressenti comme un simple revers sportif, l'échec peut s'avérer particulièrement destructeur chez certains jeunes dont « quelque chose de l'ordre de l'intime et de l'image de soi est attaqué », avertit Philippe Morin, responsable d'un service de prévention spécialisée à Cluses (Haute-Savoie).
Si les actions en montagne ont encore beaucoup à apporter aux jeunes en difficulté, il faut donc être vigilant sur le retour dans la vallée. Pour ne pas avoir le sentiment étrange, évoqué par Luc Jourjon, directeur technique national à la Fédération française des clubs alpins et de montagne, « de ne plus comprendre les autres quand on redescend de la montagne ».
Henri Cormier
Depuis sa création en 1995 par l'alpiniste Marc Batard, l'association En passant par la montagne (2) a soutenu des projets concernant plus de 2 200 jeunes (450 en 2004), et développe chaque année un travail de proximité avec une trentaine de structures sociales. Projets pédagogiques ou thématiques, suivis individuels, par le biais notamment d'opérations de formation de jeunes (préparation au diplôme d'initiateur d'escalade), actions de recherche et d'évaluation..., la structure se veut une passerelle entre l'univers de la montagne et celui du travail social. Ce rapprochement des cultures se traduit par l'organisation de formations pour les travailleurs sociaux et les professionnels de la montagne. Mais encore faut-il ne pas « mélanger les genres », estime Gilbert Berlioz : « Je ne crois pas qu'il soit bon de trop spécialiser les guides dans le travail auprès de ces publics. Les jeunes ont aussi besoin de quelqu'un dont le rôle est d'être simplement focalisé sur la réussite du projet, d'avoir une relation d'aide et de ne pas être dans une posture "compassionnelle ". »
(1) Souligné lors du colloque « La montagne, un outil dans le travail social. Quels enjeux ? Quelles pratiques ? », organisé les 28 et 29 avril 2005 à Chamonix par l'association En passant par la montagne.
(2) En passant par la montagne : Le Bouchet - 74310 Servoz - Tél. 04 50 91 48 04 -