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Chantiers d'insertion : le taux de retour à l'emploi, un indicateur biaisé

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Il est urgent que soient construits, en lien avec les réseaux de l'insertion par l'activité économique, des indicateurs pertinents d'évaluation de l'action des chantiers d'insertion, estime Julien Le Sage, directeur de l'ensemblier d'insertion Aspire (1), à Saumur (Maine-et-Loire). Pour ces structures qui constituent souvent une première étape de quelques mois d'un long cheminement, le taux de retour à l'emploi ne semble pas un critère pertinent.

« La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) va réformer les lois de finances à partir de 2006. Elle institue de nouvelles méthodes de gestion et d'évaluation des politiques de l'Etat. Elle doit rendre ses actions plus dynamiques et permettre à ses services une plus grande souplesse (fongibilité financière de mesures par exemple) dans le souci d'une plus grande efficacité.

Elle met en place des "projets annuels de performance" (PAP) fixant le montant des crédits, la segmentation du programme en actions, les objectifs et la liste des indicateurs de performance. Les indicateurs ont pour but de suivre la mise en œuvre d'une politique publique et son impact. Ils mesurent l'efficacité de l'action de l'Etat au plan social et économique, la qualité des services rendus aux usagers ou l'efficience de la gestion.

Quelle influence ces indicateurs ont-ils dans le secteur de l'insertion par l'activité économique (IAE), et particulièrement dans celui des chantiers écoles ?

Les chantiers d'insertion sont encadrés par le plan de cohésion sociale, le plan national d'action pour l'inclusion, le plan du service public de l'emploi régional, sa déclinaison départementale et locale définie par le service public de l'emploi local et le comité départemental de l'insertion par l'activité économique, la politique d'insertion du plan départemental d'insertion du conseil général, la politique de l'emploi des établissements publics de coopération intercommunale (communauté d'agglomération, communauté de communes ou pays), le projet associatif de la structure.

Chaque échelon a ses objectifs, ses modes d'évaluation, ses indicateurs et parfois ses objectifs spécifiques en lien avec la justice, le handicap, l'illettrisme, la santé...

Quelle est notre mission ? Développer notre projet associatif ou nous conformer aux politiques de l'Etat et aux politiques territoriales ? Répondre aux besoins du public ou à ceux du prescripteur ? C'est bien entendu tout cela en même temps, avec de savants dosages. C'est un mélange compliqué dans lequel nous évoluons depuis des années. Cette complexité, grandissante, ne facilite pas notre action. Nous sommes les instruments volontaires de politiques croisées, de décentralisations non abouties, de ciblage de publics particuliers. Nos interlocuteurs sont nombreux et leurs liens multiformes. Nous agissons dans ce cadre, et nous l'acceptons.

Comment évaluer notre action dans ce contexte ?Quels indicateurs choisir ? L'Etat a le sien, majeur, somptueux, idéal : le taux de retour à l'emploi. Cet indicateur fait d'ailleurs bien souvent l'unanimité parmi les financeurs. Il permet d'évaluer l'action gouvernementale en matière de politique de l'emploi. L'Etat utilise l'insertion par l'activité économique pour réaliser une partie de son objectif. Dans ce dispositif, le chantier école occupe une place toute particulière.

« A chacun son métier »

Notre action est de répondre aux besoins des bénéficiaires, de les faire grandir, de les accompagner. Nous intervenons dans le cadre d'une prescription faite par un partenaire. Réalisée le plus souvent par l'ANPE, l'assistante sociale, le référent de la mission locale ou le plan local pour l'insertion et l'emploi (PLIE), elle s'inscrit comme une étape dans un parcours, lequel doit idéalement mener à l'emploi. Nous ne sommes pas responsables de ce parcours, nous n'avons la charge que d'un de ses segments. A chacun son métier. Il existe des référents de parcours ; nous sommes des référents d'étape. Nous contractualisons sur des objectifs à atteindre au cours du temps qui nous est imparti.

Les critères d'évaluation de notre travail doivent être définis en fonction des objectifs à atteindre dans le cadre qui est le nôtre : quelques mois dans un cheminement vers l'emploi. Ils sont bien souvent d'ordre social : accès à une rémunération, au logement, re-socialisation, etc. Ils concernent l'acquisition de compétences comportementales et techniques. Si le principal objectif d'une étape d'un an au sein d'un chantier est d'accéder au permis de conduire et de le financer avec le salaire, alors l'évaluation doit se fonder sur les moyens apportés pour l'atteindre. Le chantier d'insertion est souvent placé en début de parcours, comme une première étape. Cette position fait de cet outil un instrument aux services des plus démunis, des plus éloignés de l'emploi. Dans ces conditions, le taux de retour à l'emploi est-il pour lui un indicateur pertinent ? Bien évidemment non, ce serait remettre en cause son principe même.

Les chantiers mènent rarement directement à l'emploi. C'est pourquoi il est essentiel que les acteurs et les réseaux de l'IAE proposent des indicateurs pertinents en lien direct avec leur action. Le taux de retour à l'emploi doit essentiellement mesurer l'action des institutions gestionnaires des parcours : ANPE, mission locale, commissions locales d'insertion, PLIE, Cap emploi, etc. Leur travail est d'utiliser les différents outils, parmi lesquels les chantiers, pour mener à bien leur mission. Mais ces mêmes institutions dépendent directement des financeurs de l'insertion par l'activité économique : Etat, conseil général, collectivités locales. Il est toujours plus facile d'évaluer son prochain que de s'évaluer soi-même. Le retour à l'emploi, objectif suprême, est alors délégué aux opérateurs. Ainsi, dans cette complexité des politiques de l'emploi - qui relèvent bien souvent du traitement social du chômage -, l'indicateur du taux de retour à l'emploi est une patate chaude que chacun s'empresse de confier à son voisin.

Acteurs du territoire

Notre principal travail n'est pas de répondre à cet objectif, mais de faire progresser l'individu. Un autre aspect de notre rôle est d'être acteurs du territoire et d'avoir un impact positif sur lui (2). Certaines des actions et prestations que nous menons ont un intérêt environnemental (tri de textile par exemple), d'autres touristique ou encore urbanistique. L'évaluation de l'IAE doit aussi prendre en compte cette dimension au même titre que son rôle dans l'activation des dépenses passives des minima sociaux, sa capacité à générer une activité économique productrice de ressources sociales (cotisations) et fiscales. Restreindre l'IAE au taux de retour à l'emploi est une ineptie. Le développement de l'emploi n'est pas de notre responsabilité et pourtant l'indicateur principal qui risque de nous être imposé pourrait le sous-entendre.

Pour terminer, quelques réflexions d'ordre général. Comme toute réforme, la LOLF risque d'entraîner un certain nombre de dérives. Tout d'abord des dérives de vocabulaire. Les indicateurs s'immiscent, se faufilent, pénètrent dans tous les secteurs d'activité. C'est le nouveau modèle. Il se construit en empruntant un vocabulaire ciblé : "performance ","résultat ", "mesure ", "écart ", "réussite ",autant de mots largement répandus dans le modèle de l'économie libérale. Ce modèle doit-il s'appliquer à l'Etat et à ses partenaires ?

Il existe ensuite des risques liés à la précipitation. Tous les services de l'Etat, dans une frénésie générale, développent une artillerie d'indicateurs sans pour autant savoir ce qu'ils vont en faire. Se précipiter risque de mettre à mal plus d'un dispositif. Si l'indicateur du taux d'accès à l'emploi est la principale mesure de l'efficacité des chantiers d'insertion, alors nous pouvons dire que ces derniers ne servent à rien. Les indicateurs doivent se construire avec les partenaires et avoir du sens.

Haute voltige

Le dernier risque majeur est lié à la complexité des niveaux de décision. Les indicateurs mesurent la politique de l'Etat. Or, aujourd'hui, les politiques sont croisées, les projets sont multi-financés et les indicateurs doivent intégrer les attentes de chacun. Dans une complexité grandissante des financements publics, il est difficile de maîtriser une politique d'évaluation. Lorsqu'il s'agit d'une action financée et menée par l'Etat, l'exercice est déjà difficile, mais lorsque cette action dépend de plusieurs niveaux territoriaux, concevoir et manipuler les indicateurs devient un travail de haute voltige.

Les indicateurs, les observatoires sont autant d'outils de mesure qui nous éloignent parfois de l'essentiel. Bien que l'observation et le diagnostic soient importants et que la mesure de l'atteinte des objectifs ait du sens, ce ne sont pas eux qui déterminent une politique, une envie, un projet, une ambition. Bien souvent, ils brident la réflexion, empêchent l'imagination, rendent difficile la mise en œuvre, inhibent les volontés. A-t-on besoin de tout cet arsenal pour savoir ce qu'il faut faire ? Ne savons-nous pas que les politiques de l'emploi telles qu'elles existent ne fonctionnent pas ? Avons-nous besoin d'un tel outillage pour trouver le sens de notre action ? Ce n'est pas l'outil qui fait de l'ouvrier un bon ouvrier, c'est le sens que ce dernier donne à son travail. »

Julien Le Sage Aspire : 270, rue du Clos-Bonnet -49400 Saumur - Tél. 02 41 67 74 00 -E-mail : j.le.sage@wanadoo.fr.

Notes

(1)  Aspire est constitué d'une association intermédiaire, d'une entreprise d'insertion et de chantiers d'insertion.

(2)  Sur les retombées territoriales de l'insertion par l'activité économique, voir le compte rendu d'une enquête menée dans les Pays-de-la-Loire.

TRIBUNE LIBRE

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