Sortir du discours prédominant sur les « jeunes à risques ». La délégation interministérielle à la ville (DIV) s'est engagée, depuis 2001, à favoriser la prise en compte du potentiel des jeunes dans le développement des territoires. Deux enquêtes, confiées au cabinet Peiros, ont tenté de préciser cette démarche à travers l'analyse de plusieurs contrats de ville (1). Objectif :proposer aux acteurs de la politique de la ville de nouvelles « manières de faire » des-tinées à donner concrètement aux jeunes un rôle de « ressource ».
La première étude, réalisée entre 2002 et 2003, offre ainsi, comme l'indique son titre, un « repérage des modalités de valorisation des compétences sociales des jeunes », en évaluant la place qui leur est accordée au sein des projets éducatifs des contrats de ville.
Le constat est sans appel. Censés in-carner un nouveau modèle d'action publique valorisant la négociation, la participation des habitants et la production d'une vision commune du territoire, les contrats de ville sont loin de donner aux jeunes une place de choix. « L'approche des problématiques d'éducation, d'enfance et de jeunesse se fait essentiellement à travers des manques et des difficultés (lutte contre l'échec scolaire, lutte contre l'illettrisme, prévention de la délinquance, prévention des conduites à risque) et rarement, dans le même temps, en termes de potentiels, de ressources, de compétences », remarquent les auteurs de l'étude, Noëlle Diebold et Pierre Gaudin.
Ces derniers ont épluché 21 contrats de ville fournis par la DIV pour déceler la faible place octroyée aux habitants et, a fortiori, aux jeunes. « Ces documents ont pour trait commun d'entrer dans une procédure administrative établie, sans être assortis d'orientations politiques, explique Pierre Gaudin. Les enjeux et orientations retenus ne font que reprendre les circulaires de l'Etat. » Résultat :aucune référence à la vie originale du territoire, ni à l'ensemble de ses acteurs et de leurs rapports entre eux n'est inscrite dans les contrats. Ces derniers paraissent « strictement pensés comme un dispositif administratif et financier complémentaire à la vaste panoplie existante, reléguant très en arrière sa vocation d'impulsion d'une dynamique de projet partagé et concerté du territoire ».
La temporalité des contrats de ville se révèle quant à elle inadaptée. Si « la logique préconise un processus de projection à sept ans », c'est en réalité la règle de l'annualisation qui prévaut. La mise en place de bilans annuels, d'allocations annuelles de subventions et de programmations annuelles interdit toute projection à long terme. La notion de territoire elle-même, « mise à toute les sauces », se révèle appauvrie et glisse rapidement sur celle des territoires administratifs, de secteurs, de ministères, de limites de partage de compétences institutionnelles. De la même manière, les habitants, comme les jeunes, apparaissent dans ces contrats « plus par alibi que par engagement ». La notion de jeune, parfois confondue avec celle de mineur, représente quant à elle un « mot objet qui renvoie à la mission de l'Education nationale et à celle de la police ou de la justice ». Tour à tour victime ou menace, le jeune serait désigné, selon l'étude, comme un « élève en difficulté », un « piètre citoyen » voire un « délinquant ».
Au-delà de l'analyse documentaire, un travail minutieux de recueil d'informations sur deux sites différents (2) a permis d'affiner ces constats. Trois catégories d'acteurs sont ainsi identifiées dans les contrats de ville. En haut de la hiérarchie, la maîtrise d'ouvrage ( « ceux qui paient » ) se compose de l'Etat, des collectivités locales et de la caisse d'allocations familiales. A l'étage inférieur, la maîtrise d'œuvre rassemble les services des collectivités locales et de l'Etat. Enfin, au bas de l'échelle, la maîtrise d'usage réunit les professionnels et les associations qui mettent en œuvre les actions ainsi que les usagers qui les utilisent. Les auteurs de l'enquête constatent que l'idée de considérer les jeunes comme des ressources s'évanouit au fur et à mesure que l'on monte dans la hiérarchie.
Par exemple, la participation des habitants comme des jeunes prend de nombreux sens, du plus étriqué au plus large, suivant les maîtrises d'ouvrage, d'œuvre ou d'usage. Concrètement, les habitants sont le plus souvent placés en position de destinataires des actions et seul l'indicateur de fréquentation d'une offre permet de mesurer leur adhésion au projet. Les rares propositions de participation des jeunes à la décision collective portent sur des sujets de moindre importance (terrains de sport, aires de jeux) et pas sur l'ensemble du territoire. Les jeunes sont considérés comme des consommateurs, pour lesquels il est nécessaire d'innover sous peine de les « lasser ». « On empile les actions les unes après les autres pour les occuper, les tenir, expliquent les auteurs. C'est une forme de prévention de la délinquance, de l'agitation. Et cela peut devenir explosif le jour où il n'y a plus d'argent. » Quoi qu'il en soit, tout engagement des habitants ou des jeunes dans un processus de coopération ou de validation est tardif. Et ne s'opère jamais au démarrage d'un projet. Pis, la participation des jeunes aux comités décisionnels « n'est ni souhaitée, ni souhaitable », au risque de déranger des « subtilités inter-institutionnelles ».
En matière de décision, précisément, les sources d'information auxquelles recourent les maîtres d'ouvrage pour guider leur action apparaissent pour le moins surprenantes. Ainsi, concernant la jeunesse, les représentants de l'Etat et des collectivités locales s'appuient principalement sur les directives de l'Etat, « ce qui peut sembler paradoxal pour une politique territoriale », notent les auteurs de l'enquête. En outre, les expériences qu'ils ont eu personnellement avec les jeunes ou dans le cadre de relations professionnelles ou familiales représentent leur seconde source d'inspiration. Par ailleurs, les médias nationaux et surtout locaux, écrits ou télévisuels, véhiculant une certaine image de la jeunesse, ont une influence déterminante sur les représentations que peuvent avoir les acteurs. Enfin, il n'est quasiment jamais fait référence à des travaux d'experts ou à des formations spécifiques. « C'est l'expérience individuelle des acteurs qui va conduire aux décisions, pointent les auteurs. Le travail de diagnostic de territoire dont l'enjeu "jeunesse" serait dégagé n'est pas une priorité, ni un préalable au volet éducatif d'un contrat de ville. » Ces lacunes en matière de connaissance des publics s'accompagnent d'une négociation superficielle entre les trois espaces de conduite du projet. On ne négocie pas sur le contenu des actions, mais sur un registre exclusivement financier. « Chacun argumente son bout de gras », résume Pierre Gaudin.
Autre écueil pointé, la tenue à l'écart d'acteurs opérationnels ne relevant pas de l'Etat ou des collectivités territoriales. Ceux qui sont classés dans la sphère de la maîtrise d'usage représenteraient en effet une « parole de seconde zone ». Le contrat de ville étant vécu comme une organisation hiérarchique, un système de délégation se met de fait en place dans son fonctionnement. Il n'existe ainsi « aucun maillage des compétences, chacun restant dans sa boutique et sa logique économique ».
Au final, relèvent les auteurs, « l'avis de l'espace d'usage ne se retrouve pas au niveau des prises de décision ». Du coup, les acteurs de terrain travaillant quotidiennement avec les jeunes développent des comportements ambigus par crainte de ne pas entrer dans le langage budgétaire. Ils ont beau mettre en place des actions intéressantes sur le terrain, ces dernières ne sont pas valorisées. Comme l'indiquent les auteurs, il n'existe à l'heure actuelle « aucun mot, aucun outil pour rendre compte de ce qu'est un jeune sur un territoire ».
D'où la nécessité de construire un nouveau discours, en intégrant l'idée que le jeune est une ressource « dès le début dans les textes, la méthodologie ». Il s'agirait d'instituer des procédures administratives adaptées et de proposer aux acteurs des outils leur permettant d'élaborer un diagnostic donnant du sens et un visage au territoire. Mais aussi de révéler la contribution sociale des jeunes en repérant leurs « compétences sociales ». Les auteurs prônent ainsi la formation des acteurs, « afin qu'ils puissent échanger et disposer d'une philosophie commune », ainsi qu'une meilleure diffusion des travaux d'experts.
Autant de recommandations approfondies dans la seconde étude du cabinet Peiros menée entre 2003 et 2004 et intitulée « Vers un projet collectif d'innovation du lien social dans les territoires en contrat de ville » (3). Ce document se présente comme un « prototype » destiné à rendre visibles les compétences sociales des jeunes au sein des projets éducatifs des contrats de ville. Ces compétences sont définies comme des répertoires de conduites positives, appropriées, flexibles et « pro-sociales » à l'égard de la famille, des frères et sœurs, des pairs, de l'organisation sociale instituée et de l'environnement social proche. Pour les faire émerger, les auteurs proposent de partir du travail des animateurs de terrain, afin de nommer et d'ordonner concrètement les savoir-faire, les savoir-être et les aptitudes des jeunes.
D'où la construction d'une démarche de diagnostic partagé en quatre étapes. La première d'entre elles réside dans « l'organisation d'une méthodologie de repérage et d'identification des jeunes sur un territoire ». Il s'agit de rassembler des indicateurs « neutres » destinés à repérer des caractéristiques sociologiques sans pour autant se concentrer sur des indicateurs en « négatif » orientés sur la mise en évidence de manques, de pertes ou de risques.
La seconde étape vise à « organiser un repérage global des possibilités de participation des jeunes à la vie sociale d'un territoire », qu'il s'agisse d'actions proposées par les services publics ou les associations. Dans un troisième temps, les auteurs préconisent la nomination des compétences sociales des jeunes et leur organisation en neuf rubriques (4). Enfin, quatrième et dernière étape : proposer à chaque jeune d'énoncer lui-même les compétences sociales qu'il possède, qu'il peut mettre à disposition de l'action et qu'il souhaite développer. Ce dernier outil permettrait ainsi d'instaurer un « dialogue participatif » entre l'initiateur des actions et chaque jeune qui en bénéficie.
Au final, cette étude vise à montrer, selon Jean Bourrieau, chargé de mission jeunesse et vie associative à la DIV, qu'il est possible de « mettre noir sur blanc les compétences sociales des jeunes » afin de « basculer vers une autre conception des politiques publiques » (5). A condition que les acteurs travaillant en proximité avec les jeunes puissent gravir une marche de plus dans l'escalier de la prise de décision des contrats de ville.
Florence Pagneux
(1) Les deux études sont disponibles sur http://i. ville. gouv. fr.
(2) Il s'agit de Montbéliard (Doubs) et d'Epinal (Vosges).
(3) Cette étude s'inscrit dans la lignée du rapport du commissariat au Plan, « Jeunesse, le devoir d'avenir », présenté en 2001 par Dominique Charvet, qui plaidait pour une approche positive des jeunes au sein des contrats de ville - Voir ASH n° 2204 du 2-03-01.
(4) Relation avec la famille, les pairs et les voisins, relations avec les acteurs organisés, relation humaine, résolution de conflits entre les personnes, traitement de l'information, prise de décision, organisation des ressources et opérationnalité, connaissance de soi dans le cadre de l'action projet, compétence que l'action collective permet de développer.
(5) La DIV invite les professionnels intéressés par cette démarche du « jeune comme ressource » à la contacter pour démarrer un travail collectif afin d'enrichir la réflexion menée par le cabinet Peiros - DIV : 194, avenue du Président-Wilson - 93217 Saint-Denis-La Plaine cedex - Tél. 01 49 17 46 46.