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Autorité : « ne nous dérobons pas ! »

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Il est des moments où la responsabilité de l'institution sociale ou médico-sociale est d'aller contre le gré de l'usager, bref de le « contraindre », rappelle Gilles Cervera, psychologue, directeur d'une maison d'enfants à caractère social en Bretagne et président du Réseau national des communautés éducatives (1). Une position d'autorité qu'elle doit assumer sans complexe.

« Qu'est-ce qui a donc à ce point changé dans le rapport à l'autorité ? Et comment ce glissement a-t-il eu lieu ?

Nous sommes, au cours des dernières décennies, passés d'un rapport vertical à l'autorité à un rapport horizontal, davantage diffus, diffracté. Auparavant, l'autorité était incarnée, héritage sans doute du droit divin. Mais, Nietzsche l'a énoncé : "Dieu est mort !" Patatras, l'autorité a perdu sa clé de voûte. Si je puis dire, Dieu merci ! Puis ce sont les multiples points d'appui symboliques de l'autorité qui se sont effrités. Ce qui représente l'autorité d'Etat, le collectif, l'institution, en a pris finalement un sacré coup. Le sacré n'est plus du même côté :c'est l'individu qui a pris le relais. La question de l'autorité est d'autant plus malmenée qu'elle cristallise le conflit majeur entre le collectif et l'individuel, entre l'un et le plusieurs. Entre le singulier et le pluriel.

Nos institutions sociales et médico-sociales sont évidemment secouées par les mêmes mouvements sociétaux. Par ce même conflit. Cette aporie :comment, dans un univers où l'un est sacré, redonner du sens quand il est réuni à plusieurs ?

Au cours des 20 siècles derniers, nous sommes idéologiquement passés d'une société fondée sur des grandes valeurs partagées à une société à l'individualisme exacerbé. Des rêves collectivistes au micromonisme. Au XXe, les grands rêves collectifs ont buté contre la mort industrielle : goulag ou camps de concentration, pogroms et génocides. Le rêve individualiste vient à contre-pente, comme un sauve-qui-peut.

Les projets d'établissement font désormais la part belle au contrat individuel, au projet individualisé. C'est-à-dire que l'un prime sur le plusieurs. L'intérêt du sujet est premier. Sa demande est le postulat. Par exemple, pour être admis dans un séjour de rupture, le jeune est en général soumis au mieux à un entretien de motivation, au pire à la rédaction d'une lettre de motivation. Cela nous laisse rêveur, car le séjour de rupture s'impose souvent pour extraire le jeune d'un contexte de bande ou de passages à l'acte en série.

La demande est pensée comme préalable quelle que soit la situation, alors même que l'on sait le sujet aliéné par mille et un traits qui anéantissent l'exercice de son libre arbitre. Le sujet est ainsi accolé à l'arbitraire de son désir. En supposant qu'il est un sujet de liberté, nous soumettons son désir d'aller en prison, d'opter pour un centre éducatif fermé ou de rencontrer un psychiatre à notre incapacité à l'imposer...

Comment faire autorité si l'institution qui a un mandat se défausse de sa décision et ne veut prendre son point de levier que sur une illusion de sujet émergent ? L'institution de soin ou d'éducation surinvestit d'autant le prétendu sujet qu'elle-même doute et du coup annule son autorité. Nous assistons à un basculement extraordinaire du pouvoir. S'il y a eu évidemment des passages en force institutionnels et des abus de pouvoir dans un passé très proche, se produit aujourd'hui une nouvelle conflagration : ceux qui savent se soustraient. Le supposé savoir se défausse.

La démission des missionnés

Notons au passage que s'il est inévitable qu'un sujet se trompe et bascule, il l'est aussi qu'une personne au sein d'un collectif en fasse autant. Si l'on prête un principe correcteur au groupal, misons que l'institution, qui représente une instance de dépassement (en l'occurrence l'Etat), peut dysfonctionner mais que ce dysfonctionnement, aujourd'hui, est sévèrement contrôlé. L'institution est puissante mais pas toute puissante. C'est pourquoi elle est soumise à autorisation. D'où son autorité. Elle est au moins gage d'un savoir partagé donc augmenté. Si l'Etat confie une mission à une institution, c'est qu'il est attendu de ce regroupement de praticiens une plus-value, venant au moins étayer le pouvoir symbolique et réifier l'autorité. Or, à la faveur de l'ultralibéralisme mondialisé, nous assistons à la démission des missionnés, qui se déportent sur la seule responsabilité des sujets, lesquels ne sont précisément pas responsables puisqu'ils leur sont confiés. Les sujets placés, les sujets confiés, les sujets accompagnés sont d'abord incomplets. C'est sur cette incomplétude ontologique que l'Etat confie la mission de soigner ou d'éduquer. C'est leur souffrance que le corps social, par délégation, entend rédimer. Arrêtons donc de nourrir chez ce sujet qui n'en est pas un l'illusion qu'il peut être demandeur ou, mieux, être de désir ! Si nous le laissons soumis au désir de son être, sachons prendre le risque de l'arbitraire le plus archaïque, sachons aussi que c'est l'aveu de notre faillite et, au-delà de la nôtre, celle de l'Etat qui nous a missionnés, que l'on expose.

C'est aussi parce que l'institution se présente désormais dans la position la plus basse possible que nous laissons toute jouissance à la judiciarisation des situations.

Les institutions sociales et médico-sociales sont des collectifs de professionnels, techniciens multi-disciplinaires, de surcroît adossés à l'Etat qui les missionne. Elles ont la plupart du temps affaire à des populations blessées et défaites. Notre mission pédagogique d'ériger auprès d'elles de l'autorité, dans un souci éthique permanent, est d'autant plus impérieuse. Pas de paranoïa, donc :l'institution a et est autorité. Et c'est cette autorité, pour peu qu'on la défende et même qu'on la revendique, qui va être tutrice et, au bon vieux sens du terme, institutrice.

Face à la judiciarisation agitée comme une muleta, tenons bon. Face à la contre-expertise, notre culture n'est pas que technique, elle est éthique. Ne nous dérobons pas. Ou alors ce sera au prix d'un gâchis monstrueux où, le médico-social ne remplissant plus sa mission, il pourra être rayé de la carte au profit d'officines et de prestataires externalisés dont la mise en concurrence pourra réveiller tous les instincts prédateurs.

Nous avons donc à lutter contre nous-mêmes. Car les institutions ont cette fragilité organique d'être composées par des hommes et des femmes que traversent toutes les contradictions que notre société produit. Elles sont donc agitées par ces mêmes vents contraires.

L'autorité de ces institutions doit être d'autant plus affirmée que nous devons acheminer vers l'autonomie, autrement dit vers l'autorité sur soi, toutes les personnes qui nous sont confiées, pour qui cette autorité sur soi ne va pas de soi. Pour qu'une personne "s'autorise ", il faut d'abord la désaliéner de ses démons, conscients et inconscients. Ce travail se fait avec mais il se fait contre aussi. Cessons de jouer avec le leurre de la demande, il est des lieux, il est des temps où l'autorité est du côté de la légitimité, du côté de la loyauté à la mission, il est des moments - de plus en plus nombreux- où notre responsabilité institutionnelle est de soigner les personnes contre leur gré, de contenir contre leur consentement, de cultiver contre nature, bref, de contraindre.

Au risque du paradoxe de l'injonction ? A ce risque sans doute.

C'est la mission de service public. Elle s'assume éthiquement. Mais elle doit s'assurer sans les impostures religieuses. Nos institutions sont sous l'emprise de la religion nouvelle de l'individualisme. La psychanalyse a déjà déjoué ce principe d'illusion et a suffisamment décrit la religion comme une production mortifère. Sachons nous détacher du dogme de la demande et nous décaler de ce leurre contre-productif de l'individu au centre du monde. Se caler sur la demande aujourd'hui ne fait qu'ouvrir plus grande la boîte de Pandore du consumérisme et de l'hédonisme mercantile.

Ne nous méprenons pas : pas question de surenchérir sur certaines incantations dans l'air du temps. L'ordre n'est pas l'autorité puisqu'il a besoin d'agents. Pour que l'autorité s'exerce, nous avons grand besoin d'acteurs.

Nos institutions sociales et médico-sociales ne survivront que si nous nous avançons vers la seule posture qui doit être : celle de l'autorité.

Figure double qui autorise le praticien et le sujet. »

Gilles Cervera Maison de l'enfance de Carcé :35170 Bruz - Tél. 02 99 52 61 37 E-mail : gilles.cervera@voila.fr.

Notes

(1)  Le Réseau national des communautés éducatives a succédé fin 2003 à l'Association nationale des communautés éducatives. Il s'est doté d'une revue, Aporia, rencontres de l'éducatif du thérapeutique et du social, dont Gilles Cervera est responsable.

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