Les familles fragilisées constituent une population difficile à définir. « Qui sont les familles pauvres ?, s'interroge Pierre Strobel, responsable de la mission interministérielle de recherches et d'études (MIRE) (1). Celles où vivent un million d'enfants pauvres de moins de 18 ans selon le dernier rapport du Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale (2) , celles qui bénéficient des minima sociaux ? Les familles dissociées face aux familles intactes ? Les familles faisant l'objet de mesures de l'aide sociale à l'enfance ou de la protection judiciaire de la jeunesse ? Ou encore celles qui se retrouvent à la rue ? »
Devant cette notion polysémique, rassembler des outils statistiques et qualitatifs pour évaluer les facteurs de fragilisation des familles apparaît fort complexe. « Mais ces outils sont plus nombreux qu'on ne le pense, diversifiés et sous-utilisés », poursuit le statisticien, qui note quelques avancées. On peut ainsi relever une série d'enquêtes innovantes, qui, loin de s'appuyer uniquement sur les statistiques publiques, diversifient les variables et intègrent des notions habituellement séparées les unes des autres (famille, santé, travail, environ-nement social...). « Cela permet de voir que les inégalités sociales ont des effets sur la santé et inversement », précise Pierre Strobel.
Autre évolution notable, le développement d'études permettant de visualiser les enchaînements dans le temps. Ainsi, une enquête inédite, inspirée des pays anglo-saxons, doit être lancée prochainement par l'Institut national d'études démographiques (INED), l'Institut na-tional de la statistique et des études économiques (INSEE), l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et l'Education nationale. Il s'agit de suivre une grande cohorte nationale d'enfants, soit 20 000 individus, de la naissance à l'âge adulte. Les objectifs sont multiples : ausculter les parcours des personnes dans leur environnement physique, familial, scolaire, mais aussi leur santé, leurs relations familiales et leurs conditions de vie. Cet outil d'analyse, qui doit durer 20 ans, permettra de délivrer des résultats à chaque étape de la vie des individus, de la prime enfance à l'insertion dans la vie professionnelle en passant par le parcours scolaire.
Une autre enquête originale, baptisée « Evénements de vie et santé », commandée par le ministère de la Santé et menée par la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) et l'INSEE, doit quant à elle démarrer dès la fin de l'année 2005. Son objectif : mieux connaître les liens entre violence et santé en comparant des données récoltées auprès de personnes déclarant avoir été victimes de violences et auprès d'une population témoin non victime. Cette étude comprend un épais questionnaire biographique sur le présent et le passé de l'enquêté afin de donner des éléments de contexte visant à comprendre les liens entre violence, santé et insertion sociale.
Parallèlement à de telles analyses, les organisations familiales se dotent progressivement d'outils innovants pour mieux dessiner le profil des familles fragilisées. L'enquête « vulnérabilité au sein de la famille », imaginée en 2004 par l'Union nationale des associations familiales (UNAF), a débuté cette année au sein des unions départementales de l'organisation. Son lancement s'appuie sur des signaux alarmants. « Plusieurs enquêtes nationales montrent ces dernières années que certaines familles vivent des situations de plus en plus difficiles, souligne Gilles Séraphin, sociologue à l'UNAF. Les remontées internes du réseau, par l'intermédiaire des UDAF, confortent ce constat assez inquiétant. » Comme, par exemple, « la croissance drastique des mesures de protection des majeurs et surtout, parmi les personnes bénéficiaires, le nombre qui semble lui aussi croissant de personnes assez jeunes se débattant dans diverses situations sociales, financières ou professionnelles désastreuses, et souffrant par ailleurs de troubles psychologiques ou psychiatriques ». Ou encore l'augmentation des familles bénéficiant de mesures de tutelle aux prestations sociales enfants. L'UNAF a souhaité « dépasser » ces constats en prenant en compte « les parcours de vie, les trajectoires ». D'où l'élaboration d'un questionnaire destiné à déceler les moments de vulnérabilité ressentis par les familles, les besoins éprouvés, les aides obtenues (nature, identité de l'aidant) et les attentes. L'originalité de l'enquête réside dans le choix d'étudier un individu pivot au sein de la famille, et de lui proposer un questionnaire basé sur ses opinions. « Nous n'étudions pas des situations de vulnérabilité, mais les conséquences d'événements ressentis comme difficiles », ajoute Gilles Séraphin. Ces événements vont du décès d'un proche à l'arrivée d'un enfant précis en passant par la modification de la cellule familiale, un problème de santé ou un événement professionnel.
Si aucun résultat définitif n'est encore disponible, les premières données rassemblées en Bourgogne (3) permettent de dresser un constat intéressant : le glissement des facteurs de vulnérabilité des familles vers les questions de santé. Une évolution que confirme Pierre Strobel, remarquant une « légitimité croissante à exprimer sa vie en fonction de sa trajectoire de santé ». Ainsi, les événements douloureux mentionnés en priorité par les familles sont, dans l'ordre, un problème de santé (31 %), le décès d'un proche (26 %), un événement professionnel (24 %), une modification de la cellule familiale (12%) puis l'arrivée d'un enfant (5 %). Autre enseignement de l'étude : pendant la durée de l'événement, la difficulté la plus partagée, et la plus fortement ressentie, par l'ensemble des personnes interrogées est d'ordre psychologique. « Cette nécessité récurrente d'un accompagnement moral et psychologique peut nous interroger sur les réponses que nous apportons », estime le sociologue de l'UNAF.
Au-delà d'une connaissance plus fine des facteurs de fragilisation des familles, ces analyses représentent également un outil d'interpellation des décideurs politiques. La réalisation d'une enquête sur « les enfants et les parents accueillis dans les établissements d'hébergement du réseau de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale [FNARS] » (4) représente ainsi un « outil de nature quantitative qui n'est plus contestable et plus contesté pour interpeller les décideurs », selon Alain Trugeon, président de la Fédération nationale des observatoires régionaux de la santé (FNORS). Cette enquête est prévue en deux parties. La première, qui s'est achevée en mai dernier, esquisse une vision globale des familles et des mineurs accueillis, et recense les réponses apportées par les établissements (5). La seconde, débutée en juin auprès d'établissements hébergeant des adultes accompagnés d'enfants, devrait pour sa part livrer une analyse plus détaillée des personnes accueillies.
Premier constat de l'étude globale : les familles et les mineurs sont devenus une « réalité incontournable » des centres d'hébergement et de réinsertion sociale, des centres d'accueil d'urgence et/ou en ALT (allocation de logement temporaire), des centres d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA), des services d'accueil et d'orientation, des centres maternels, des hôtels sociaux ou des résidences sociales, des maisons-relais. Ainsi, parmi les 30 000 personnes accueillies dans les 712 établissements ayant répondu au questionnaire, on compte deux tiers d'adultes (19 994) pour un tiers de mineurs (10 364). Au-delà de ces résultats, une estimation à l'échelle de l'ensemble des établissements présents sur le territoire évalue à plus de 15 000 le nombre d'enfants accueillis. La majorité des centres déclarent d'ailleurs héberger des mineurs (431, soit 60 %). Les enfants vivent dans leur grande majorité avec leur mère seule (61 %), sauf en CADA. En effet, les CADA qui déclarent accueillir des enfants le font majoritairement avec leurs deux parents (77 %).
Face à la présence croissante de familles, les établissements ont développé un ensemble de services pour les accompagner, soit en leur sein, soit en recourant à l'extérieur. L'accueil des enfants d'âge pré-scolaire est ainsi organisé en lien avec le quartier : crèche, halte-garderie, voire assistantes maternelles, pour 64 % des centres. Mais ceux-ci ont de plus en plus été amenés à développer des solutions en interne : lieu d'accueil parents-enfants (22 %) ou accueil organisé (35 %). La scolarisation des enfants mineurs se fait avant tout à proximité des centres (89 %) et un lien avec l'école d'origine est assuré dans deux tiers des cas. Par ailleurs, 40 % des structures ont mis en place un soutien scolaire en interne. En matière médicale, la majorité des établissements a engagé des actions d'éducation à la santé (69 %) et organisé un suivi paramédical (infirmière, kinésithérapeute, psychologue...) ou des consultations médicales. Enfin, la volonté de maintenir des liens familiaux et sociaux hors du centre se révèle très présente dans les établissements. Encouragé avec le parent non hébergé dans les trois quarts des cas, ce lien l'est aussi avec la famille (79 %) et avec les amis (47 %). De même, le soutien à la fonction parentale est assuré sur place dans 78 % des cas, à l'extérieur (groupe de parents) dans 25 % des cas et en collaboration avec le réseau d'écoute, d'accompagnement et d'appui à la fonction parentale dans 22% des cas. « Cette première enquête montre des établissements ouverts sur leur environnement et qui ont dû s'adapter pour accueillir chaque année plusieurs dizaines de milliers de familles », indiquent les auteurs de l'enquête. « C'est une évolution relativement récente pour un réseau, qui, dans son histoire, s'est avant tout constitué et développé autour des individus isolés. C'est aussi le signe d'une profonde aggravation de la précarisation des familles et des enfants dans notre société », concluent-ils. Un phénomène désormais chiffré qui pourrait permettre d'apostropher les décideurs, en vue d'une politique d'accueil plus adaptée.
Florence Pagneux
La commission Femmes et familles de la FNARS Alsace a réalisé un questionnaire sur l'accès aux droits des familles. Destiné aux centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) de la région, il avait pour objectif de mettre en relief « la pédagogie du droit » qu'exercent les associations auprès des familles, mais aussi leurs difficultés à le faire (6). Six grandes catégories de droits ont été passées au crible. Côté droits du citoyen, les associations sont confrontées au manque d'intérêt pour ces questions des publics qu'elles accueillent, qui ont grand mal à s'extraire des problèmes du quotidien. En ce qui concerne le droit de la famille, des ateliers parentaux, groupes de parole thématiques et cafés des parents favorisent son exercice. Troisième catégorie, le droit à la santé, qui s'organise autour d'actions préventives, se heurte au désintérêt de l'usager vis-à-vis de son corps ainsi qu'à une crainte d'aller vers les structures de soins. En matière de droit au logement, l'aboutissement des démarches reste très limité à la sortie des CHRS. De même, en ce qui concerne le droit à l'emploi et à la formation, son accès est jugé peu facilité et peu attractif. Aucun partenariat n'est ainsi mis en place avec les ANPE ou les missions locales et les stages et formations proposés semblent inadaptés aux publics accueillis. Enfin, concernant le droit des étrangers, l'accompagnement social et juridique bute sur la barrière de la langue, l'absence d'interprétariat rendant son application difficile.
(1) A l'occasion des journées d'études sur les « familles fragilisées » organisées les 19 et 20 mai dernier par la FNARS et l'UNAF - Voir ASH n° 2410 du 3-06-05.
(2) Voir ASH n° 2347 du 20-02-04.
(3) 465 ménages, sur 9 000 sollicités, ont répondu au questionnaire.
(4) Elle a été menée du 14 mars au 16 mai 2005 sur la base d'un questionnaire adressé à 899 établissements adhérents de la FNARS. Le questionnaire a été élaboré et suivi par la FNORS sous l'égide d'un comité de pilotage associant la caisse nationale des allocations familiales, la direction générale de l'action sociale, la DREES, la FNARS, la FNORS et l'Observatoire national de l'enfance en danger.
(5) Les premiers résultats ont été restitués lors des journées « familles fragilisées ».
(6) Les résultats de cette enquête sont tirés de Recueils et documents n° 31 - Avril 2005 - Disponible auprès de la FNARS : 76, rue du Faubourg-Saint-Denis - 75010 Paris - Tél. 01 48 01 82 00.